– Je ne me fâche pas, bougonna Baumier, cela prouve qu'il faisait bien le métier pour lequel je le payais. Et alors ?

– Alors, nous avons continué notre chemin en devisant agréablement et quand je suis arrivée aux magasins de maître Berne où je devais me rendre, je crois que j'avais su lui faire comprendre... que je le reverrais volontiers plus tard... et dans des conditions plus intimes. Je me souviens qu'il a discuté avec son camarade et qu'il lui a dit quelque chose de ce genre : « Le vieux crabe nous a rempli les poches pour mener cette affaire... »

– Le vieux crabe ? sursauta Baumier.

– Je ne sais pas de qui il parlait, monsieur, maintenant je suppose que c'était peut-être... de vous.

– Continuez, fit-il furieux.

– Oui, ils semblaient dire qu'ils avaient de l'argent à leur disposition.

Elle s'avançait beaucoup, c'était là un détail qu'elle ignorait. Mais elle pouvait supposer que, lorsque le Président des Commissions royales lançait sur le pavé de La Rochelle ses suborneurs patentés, il devait les pourvoir suffisamment pour éblouir les belles. Sa déduction s'avéra juste car il ne cilla pas. Angélique s'enhardit :

– Il a continué : « Pour une fois que nous en avons une plaisante et qui ne nous met pas la main sur la figure, on ne va pas gâcher notre chance. Va m'attendre à la Taverne de Saint-Nicolas et offre-toi un pot aux frais du vieux... hum ! Et, ensuite, nous aviserons. »

– Qu'est-ce qu'il voulait dire par là ? demanda Baumier qui semblait fumer de rage contenue.

– Je ne sais pas, monsieur... Je vous avoue que j'avais autre chose en tête. C'était un garçon si aimable. Il faut reconnaître que vous l'avez bien choisi. Il était fort hardi. Ce n'était pas pour me déplaire, surtout, comme je vous l'ai expliqué, que ma vie est si peu distrayante chez ces Huguenots et qu'il y avait longtemps que je n'avais pas goûté certains... plaisirs. La ruelle était déserte.

Elle se prenait en horreur d'improviser une aussi vilaine histoire, mais pour l'instant Baumier semblait y mordre. Il était tellement ébranlé, et cela stimulait l'imagination d'Angélique.

– Ce qui a tout gâché, c'est que mon maître, M. Berne, nous a surpris. Il est très violent et il s'est mis dans une grande colère. Il est très fort aussi et mon nouvel ami n'était guère en état de lutter contre lui. Il a pris le parti de détaler, ce qui était le parti le plus sage, n'est-ce pas ?

– La peste soit de ces freluquets. Pourquoi s'étaient-ils séparés ? Si je les envoie par deux, c'est qu'il y a des raisons !...

– Quant à moi, mon maître m'a traînée dans son bureau pour me tancer. Il était, je vous l'ai dit, très en colère...

– Jalousie !

– Peut-être, fit Angélique avec un mouvement de coquetterie, mais toujours est-il qu'il était sur le point de me donner du bâton lorsque l'huissier Grommaire est intervenu et m'a épargné la correction.

Baumier s'agitait. Il était évident que la nouvelle présentation des événements le déconcertait.

– C'est tout !

– Non, ce n'est pas tout, murmura Angélique en baissant la tête derechef.

– Quoi encore ?

– Ce garçon à la redingote bleue, je... je l'ai revu.

– Où ? Quand ?

– Le soir même. Nous avions eu le temps de nous glisser la promesse d'un rendez-vous du côté des remparts. Et puis aussi le lendemain...

Elle avançait en tâtonnant. En essayant de parachever la véracité de son récit, n'allait-elle pas faire s'écrouler le fragile édifice de ces mensonges ?

– Et puis, je ne l'ai plus revu. J'ai supposé qu'il avait quitté la ville... Il y avait fait allusion... J'ai été quand même déçue.

Baumier secoua les épaules avec un amer désenchantement.

– Tous les mêmes ! On s'échine à leur apprendre un métier, on les persuade de leur rôle, on leur confie des missions d'une importance capitale, et les voilà qui filent à la cloche de bois, chercher fortune ailleurs. Quand même, de la part de Justin Médard, cela m'étonne. À qui se fier ?

Angélique ne lui laissa pas le temps de trop s'étonner sur la conduite inexplicable du malheureux Justin Médard qui, en fait, avait payé en servant de pâture aux crabes son dévouement à une juste cause et sa courageuse conscience professionnelle. Elle supplia :

– Et maintenant, monsieur, que je vous ai tout avoué, vous n'allez pas être trop dur avec moi. Je vous promets que dès demain je vais quitter ces Huguenots. Cela m'attire trop d'ennuis d'être chez eux. Tant pis ! Je ne sais pas encore où je pourrai aller, mais je les quitterai, je vous le promets.

– Mais pas du tout, vous ne les quitterez pas, protesta-t-il. Au contraire, vous devez rester chez eux et me tenir au courant de tout ce qui se trame. Voyons, leur fuite sur le Sainte-Marie, vous êtes au courant ? Vous étiez inscrite.

– Qu'y puis-je ? Je ne sais pas de quoi il s'agit, monsieur. Il me semble que si mon maître devait partir, il m'en aurait informée ou se serait livré à certains préparatifs.

– Vous n'avez rien remarqué ?

– Non.

Elle essayait d'avoir l'air naïf. Baumier manipulait entre ses doigts la liste révélatrice.

– Pourtant mes renseignements semblent exacts.

– Si ceux qui vous les fournissent gagnent aussi bien leur argent que votre Justin Médard... pouffa Angélique.

– Vous, taisez-vous, hurla Baumier. Parce que je vous ai écoutée avec indulgence, voilà déjà que vous redressez la tête. Insolente ! Effrontée ! Vous mériteriez que je vous fasse enfermer aux Filles Repenties, car vous n'êtes, en réalité, qu'une p... de la pire espèce... Mais, si vous êtes réellement cela, vous me serez plus utile dehors que dedans.

Il la considéra, à nouveau calmé, avec une rêveuse attention.

– Si vous êtes réellement cela, répéta-t-il à mi-voix.

Il se leva et fit le tour de la table. Angélique se demandait avec appréhension ce qu'il méditait. Il fallait espérer qu'il ne lui demanderait pas un baiser en échange de sa libération. Mais il se dirigeait de sa démarche trottinante vers la porte.

– Monsieur, monsieur, pria-t-elle, les mains jointes, dites-moi que vous allez me libérer et me rendre ma fille. Je n'ai rien fait de mal.

– Oui, je crois que je vais vous libérer, décida-t-il avec une olympienne condescendance. Pour cette fois... juste une petite vérification à effectuer... et vous serez libre.

Il sortit.

Si elle n'avait pas été si tendue, elle aurait perçu la nuance inquiétante de sa voix lorsqu'il avait dit « Juste une petite vérification à effectuer ». Mais elle était toute au soulagement de sa promesse. « Je vais vous libérer. » La situation lui avait paru un moment désespérée. Pourvu qu'on lui rende les enfants Berne en même temps qu'Honorine !

Ses épaules s'affaissèrent. Elle ferma les yeux et deux larmes de faiblesse coulèrent sur ses joues.

Puis la porte se rouvrit et quelqu'un entra dans la pièce.

C'était le policier François Desgrez.

Chapitre 14

Le voir là avec sa mâchoire carrée, son regard brun et direct, ses épaules massives, sanglé dans une redingote de drap marron, soutachée discrètement d'or aux boutonnières, et tout ce qui, en sa personne cravatée et chaussée de talons hauts, « sentait » la capitale – Paris et ses carrosses et ses nuits bleues – était un événement tellement surprenant, qu'Angélique ne réalisa pas tout de suite ce que la présence de ce revenant de son passé impliquait pour elle.

L'identité de la marquise du Plessis-Bellière, de la Révoltée du Poitou, découverte, son arrestation au nom du Roi, en tant que rebelle, la prison, les jugements. Honorine rejetée au néant, perdue pour elle comme Florimond, sa fuite pour les Iles devenue impossible…

Son cerveau, paralysé, fut incapable de penser au-delà du choc ressenti. Elle le reconnaissait. Elle était même vaguement contente de le revoir. Desgrez ! C'était si loin... si proche ! Il s'inclinait, comme s'il l'avait quittée hier. – Madame, je vous salue. Comment vous portez-vous ?

Sa voix la fit tressaillir, lui apportant l'écho lointain de leurs débats et des moments de haine et de peur qu'elle avait éprouvés à cause de lui, des moments d'amour chaleureux et brutaux qu'il lui avait infligés.

Elle le suivit des yeux tandis qu'il traversait la pièce et allait s'asseoir devant le bureau de Baumier. Il ne portait pas perruque. Cela accentuait son aspect familier du temps jadis, lui redonnait, malgré la dureté de ses traits, qui s'était accentuée, le visage d'étudiant fêtard et pauvre qu'elle avait connu au temps où il n'était pas encore entré dans la police. Par contraste, sa mise recherchée et ses mouvements sûrs, la façon dont il se carrait sur son siège en homme habitué à porter de lourdes responsabilités, lui étaient étrangers.

Ses traits se burinaient. Au coin des yeux, la marque de l'ironie ne s'effacerait plus, profondément creusée, et des deux côtés de la bouche un pli mi-amer, mi-tendre demeurait, même quand il ne souriait pas. Mais il lui dédia aussitôt l'éclat aimable de ses dents de carnassier.

– Alors, chère marquise des Anges, il était donc écrit que nous nous reverrions malgré la hâte que vous avez mise à me fuir, la dernière fois que nous nous étions rencontrés. Quand était-ce donc ?... Il y a fort longtemps... quatre... non, cinq années !... Déjà ! Comme le temps passe. Il est pour certains fertile en événements, pour vous par exemple. Cela fait partie de votre génie particulier, de ne pouvoir vous tenir tranquille. Pour moi ?... Oh ! que voulez-vous, la vie est certainement plus paisible quand vous n'y faites pas irruption. J'expédie des affaires courantes, le tout venant. Je viens d'arrêter récemment une de vos voisines... la marquise de Brinvilliers. Je ne sais pas si vous vous souvenez ; elle habitait à quelques rues de votre hôtel du Beautreillis. Elle a empoisonné toute sa famille, plus quelques dizaines de personnes. Il y a des années, des années que je suis sa piste, et c'est vous qui m'avez aidé à l'arrêter. Mais oui. Ces précieux renseignements que je vous avais extorqués gentiment à propos d'un cambriolage effectué par vos bons amis de la Cour des Miracles. Vous ne vous en souvenez plus ?... Non, évidemment, il s'est passé trop de choses depuis. Ah ! ma chère, on empoisonne beaucoup dans Paris, en ce moment. J'ai un travail fou. On empoisonne beaucoup à Versailles aussi. C'est plus délicat à suivre... Bon, je vois que tous ces petits potins ne vous intéressent guère. Parlons d'autre chose.