Angélique ne pouvait plus détacher son regard du mouvement machinal de ce gros pouce, noirci de tabac.
– Précisément, fit Baumier avec une douceur étudiée, M. de Bardagne ne reviendra plus à La Rochelle. On estime, en haut lieu, qu'il a manqué d'énergie dans la tâche qui lui avait été confiée.
Sa lèvre s'allongea, dédaigneuse.
– ... Il fallait des chiffres et non pas des promesses. Or, sous sa juridiction trop indulgente, l'arrogance des Huguenots n'a fait que croître, et il faut reconnaître que les seules conversions qu'on a pu recenser durant cette période étaient dues à mon seul zèle, bien mal reconnu, avouons-le.
Il étala ses deux mains ouvertes devant lui, et soudain, familier, presque bonhomme.
– Donc, la situation est nette, ma petite. Pas de M. de Bardagne pour vous protéger et se laisser prendre à vos filets. C'est avec moi qu'il faut vous entendre désormais. Je gage... oui, oui, que nous y arriverons.
Les lèvres d'Angélique tremblaient malgré elle.
– Il ne reviendra pas... murmura-t-elle sincèrement atterrée.
– Non... Mais, bah ! Si cet amant présentait pour vous, je le reconnais, de sérieux avantages, maître Berne n'en reste pas moins une valeur sûre, un solide placement. Vous avez eu raison de jeter votre grappin sur ce veuf plein d'argent...
– Monsieur, je ne vous permets pas...
– Et moi, je ne vous permets pas de vous moquer plus longtemps de moi, sale petite hypocrite, brailla Baumier, jouant le jeu de la sainte colère. Comment ?... Vous n'êtes pas sa maîtresse... Et que faisiez-vous donc dans le bureau de maître Berne, ce fameux 3 avril, lorsque l'huissier Grommaire s’est présenté pour la réquisition ?... Il vous a vue !... Vous aviez votre corsage débraillé et tous vos cheveux emmêlés sur les épaules... Et il a fallu tambouriner je ne sais combien de temps avant que ce vicieux de parpaillot ne se décide à ouvrir... Et vous avez le front de me dire en face que vous n'étiez pas sa maîtresse ?... Une menteuse, une intrigante, voilà ce que vous êtes.
Il s'arrêta essoufflé, content de voir les joues de son interlocutrice envahies d'un feu vif.
Angélique se serait maudite de n'avoir pu maîtriser cette rougeur. Comment nier ?... L'huissier, au moins, grâce à l'obscurité du magasin, n'avait pas remarqué que ses vêtements étaient déchirés et tachés de sang. Il n'y avait que demi-mal s'il n'avait attribué le désordre de sa toilette qu'à des ébats frivoles. Mais, aux yeux les plus indulgents, la situation n'était guère défendable.
– Ah ! vous voilà moins fière, jeta son tourmenteur.
Il jubilait d'avoir réussi à lui faire baisser les yeux. L'audace de ces femmes dépasse ce qu'on peut imaginer. Pour un peu, elles vous feraient croire que c'est vous qui divaguez.
– Alors ?... Qu'avez-vous à dire ?
– Monsieur, on peut avoir des faiblesses...
Les paupières de Baumier se plissèrent et ses traits prirent une expression doucereuse et méchante.
– Oh ! Certes !... des faiblesses quand on est une femme comme vous, qui attire les regards des hommes et qui le sait, on peut en avoir... Je dirais, ma foi, c'est votre métier. Le contraire m'étonnerait. Et que vous jetiez votre dévolu sur ce Berne, après tout, c'est votre affaire. Mais vous m'avez menti effrontément sur ce point et si je ne vous avais pas confondue, vous auriez continué à défendre avec indignation votre vertu outragée... Quand on ment de cette façon sur un point, on peut mentir sur tous les autres ! Je vous connais maintenant, ma belle. J'ai pris votre mesure. Vous êtes très forte, mais je serai plus fort que vous.
Angélique commençait à se sentir engluée dans une très mauvaise histoire. Ce petit homme, macéré dans l'encens et la paperasse, était particulièrement retors, à moins que ce ne fût elle qui ait perdu ses réflexes de jadis. Il l'effrayait plus que Desgrez. Avec Desgrez, même ce jour où il lui avait retourné les doigts pour lui faire avouer sa complicité dans une affaire de cambriolage5 il y avait toujours eu quelque chose entre eux – l'attirance charnelle – qui rendait exaltante leur lutte la plus féroce.
Mais à la seule pensée de devoir user de ses charmes pour neutraliser la méchanceté de ce rongeur malodorant, Angélique défaillait de dégoût. C'était au-delà des forces humaines et, d'ailleurs, toute entreprise de ce genre risquait, avec Baumier, d'être vouée à l'échec. Il était, à un échelon plus bas, de la même espèce que des Solignac. Ses voluptés, il les trouvait dans la satisfaction d'accomplir un devoir intransigeant, dans le spectacle d'un être abattu qui demande grâce, dans des regards suppliants, dans le sentiment de puissance qui consiste à détruire d'un trait de plume l'échafaudage de toute une vie.
Il avait croisé ses mains sur son maigre estomac avec le geste de béatitude qu'ont, de préférence, les obèses. Chez lui, cela accentuait son allure étriquée et le faisait ressembler à une vieille fille.
– Allons, ma jolie, soyons bons amis. Pourquoi donc êtes-vous allée vous acoquiner avec ces hérétiques ? En d'autres temps, le Berne et ses écus auraient pu avoir des avantages, je ne dis pas. Mais vous êtes assez fine pour avoir compris qu'au jour d'aujourd'hui la fortune d'un réformé n'est que du vent. À moins qu'il ne se convertisse. Là, ce serait une autre affaire. Si vous aviez été maligne, il y aurait longtemps que vous nous auriez apporté la conversion de Gabriel Berne et de sa famille. Vous auriez gagné sur tous les tableaux, tandis que vous voici dans de beaux draps : complice d'un assassin, complice des entreprises huguenotes, vous perdez votre avantage d'être catholique. On peut vous accuser de vouloir adhérer à leur coupable confession. Là, c'est très grave.
Il consulta à nouveau un petit papier.
– Le curé de la paroisse la plus proche de votre lieu de service, Saint-Marceau, dit qu'il ne vous a jamais vue assister aux offices, ni ne vous a entendue en confession. Qu'est-ce que cela signifie ? Que vous vous détachez de la foi catholique ?
– Non, certes pas, dit Angélique avec un sursaut qui eut la précieuse qualité d'être sincère.
Baumier le sentit et fut déconcerté. Les choses ne marchaient pas tout à fait comme il voulait. Il s'offrit une prise de tabac, renifla, éternua bruyamment sans songer à s'excuser et se moucha longuement, avec un soin répugnant.
Angélique ne put s'empêcher d'évoquer l'instant où Honorine avait surgi, cramoisie sous son bonnet vert, les yeux étincelants de haine, et levant son bâton sur Baumier en criant : « Celui-là, ze veux le tuer. »
Son cœur s'emplit d'amour pour la petite créature indomptable qui, déjà, se dressait comme elle contre ce qui était bas, haïssable.
Il fallait sortir de là, reprendre Honorine, gagner les quelques heures qui les séparaient de leur fuite.
– Et cela, dit Baumier. Qu'est-ce que vous en pensez ?
Il lui tendait des feuillets. C'était une liste de noms. Il y avait ceux de Gabriel Berne et de sa famille, ceux des Mercelot, des Carrère, des Manigault, d'autres encore. Angélique la relut, par deux fois, intriguée, puis inquiète. Elle jeta sur son vis-à-vis un regard interrogateur.
– Tous ces gens-là vont être arrêtés demain, fit-il, avec un sourire épanoui.
Et, brusquement, il lui assena :
– Parce qu'ils veulent s'enfuir.
Alors Angélique reconnut la liste. C'était la copie de celle qui avait été établie par Manigault des passagers clandestins du Sainte-Marie, tous étaient là jusqu'au petit Raphaël, dernier-né des Carrère, celui qui avait été déclaré « bâtard d'ordonnance » parce que les pasteurs n'étaient plus reconnus comme auparavant officiers d'état civil pour l'enregistrement des naissances.
Son nom à elle y était inscrit également venant à la suite de la famille : dame Angélique, servante.
– Le Sainte-Marie ne partira pas, reprit Baumier. D'ores et déjà il est soumis à la plus étroite surveillance.
Les solutions et les attitudes les plus diverses se succédaient dans l'esprit d'Angélique à un rythme effrayant, et elle les abandonnait l'une après l'autre. Ses facultés surexcitées lui montraient aussitôt de quelle manière Baumier les retournerait contre elle. Il savait beaucoup de choses. Il savait tout. Mais elle ne le laisserait pas faire. N'importe quoi valait mieux que le silence qui, en se prolongeant, prendrait figure d'aveu.
– S'enfuir, dit-elle, pourquoi ?
– Tous ces Huguenots cherchent à sauver leur fortune en se retirant chez les ennemis de la France plutôt que d'obéir au Roi.
– Je n'ai jamais ouï de tels bruits... Et pourquoi serais-je sur cette liste ? Je n'ai pas de conversion à fuir, ni de fortune à sauver.
– Vous pourriez craindre de demeurer à La Rochelle... Après tout, vous êtes la complice d'un assassin.
– Ah ! Monsieur, cria Angélique en feignant une grande terreur, je vous en supplie, ne répétez pas une pareille accusation. Je vous fais serment qu'elle est fausse. Je pourrais vous en donner la preuve.
– Vous savez quelque chose ?
– Oui, oui.
Angélique plongea son visage dans son mouchoir.
– Monsieur, je vais vous dire toute la vérité.
– À la bonne heure, s'écria Baumier dont le visage s'illumina de triomphe. Parlez, mon enfant, je vous écoute.
– Ce... ces hommes que vous dites avoir envoyés à ma suite, ce 3 avril, c'est vrai, je me souviens très bien d'eux.
– Je m'en doutais.
– Surtout de ce garçon en redingote bleue. Comment vous expliquer, monsieur, j'ai honte. Mais, en vérité, contrairement à ce que vous croyez avoir compris, mon maître est un homme austère et, dans sa maison, la vie n'offre guère de distractions. Je suis une pauvre fille avec une enfant à charge. J'ai accepté de servir chez ce Huguenot parce qu'il m'offrait un bon salaire. Mais il est très sévère. Il faut travailler, travailler et lire la Bible, c'est tout. Ce jour-là, quand ce jeune homme aimable m'a abordée, rue de la Perche, j'ai pris plaisir à écouter ses propos. Ne vous fâchez pas, monsieur.
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