Pour cette raison, Angélique avait été chargée d'aller chercher Martial et Séverine à l'Ile de Ré. Auparavant, maître Gabriel devait s'occuper, l'heure venue, de rapatrier ses deux aînés, mais désormais les protestants ne sortaient plus qu'avec d'extrêmes difficultés. On pointait leurs noms, on les interrogeait longuement, on surveillait aussi leur retour et leur nombre.
D'autre part, le temps pressait. Le départ clandestin était imminent. La flotte hollandaise était annoncée.
Combien de fois Angélique ne s'était-elle pas penchée à la fenêtre sur les remparts pour interpeller Anselme Camisot :
– Apparaissent-ils, les Hollandais ?
Le gardien de la Tour de la Lanterne hochait négativement la tête :
– Pas encore. Pourquoi cette impatience, dame Angélique ? Auriez-vous un galant parmi eux ?
Maintenant le bruit courait qu'ils relâchaient à Brest. Dans deux, trois jours ils seraient là. L'horizon fleurirait de voiles. En quelques heures la mer serait blanche et mouvante comme une grève chargée d'oiseaux. Sur le port déferleraient de lourds gaillards au teint de jambon et à l'accent rugueux.
Et ce serait pour une poignée d'hommes, de femmes et d'enfants traqués, l'embarquement hâtif par une sombre nuit ; les voix chuchotées, les pleurs des bébés qu'on calme en les berçant...
Ils seraient là, ombres furtives, fuyant la ville, leur ville, la cité de leurs pères. En cette nuit, l'orgueilleuse Rochelle protestante récolterait les fruits de sa défaite…
Ce serait, à fond de cale, l'attente anxieuse du départ, chacun guettant les ordres lointains, les pas au-dessus d'eux. Le navire craquerait. On le sentirait s'ébranler, les mouvements de la houle s'accentueraient. Plus tard, viendrait l'instant où, enfin, ils pourraient sortir sans danger de l'entrepont malodorant. La mer autour d'eux serait déserte et ils contempleraient en cet horizon dépouillé l'image de leur liberté.
Angélique aspira profondément l'air saturé d'odeur de sel et d'absinthe amère. Les fleurs petites, d'un jaune sombre, poussaient au creux des dunes. Honorine les cueillait avec application.
– Dépêche-toi, chérie, lui dit Angélique.
– Je suis fatiguée.
– Eh bien ! je vais te porter.
Elle s'agenouilla pour que l'enfant pût se hisser sur son dos.
Il lui était agréable de marcher dans le vent, en sentant contre elle le poids de ce fardeau léger. Les cheveux soyeux d'Honorine, malmenés en tous sens, caressaient sa joue. Elle entendait rire la fillette. Le silence de la lande, fait de mille bruits – ceux du vent, du ressac sur les galets au pied de la falaise – d'un cri d'oiseau s'envolant des joncs – leur plaisait. Angélique s'apercevait – et elle était persuadée qu'Honorine partageait son opinion – qu'elles n'étaient point faites, toutes deux, pour la ville. Hors des remparts, tout à coup, elles retrouvaient leur milieu d'élection : la lande, l'horizon lointain et l'attirance de ce qui s'y cache comme une promesse. Ce pays était plat, sans forêts, nu, sous le voile impalpable d'une brume verdâtre, qui ce jour-là prolongeait indéfiniment la plaine composée de dunes, de marécages et de champs maigres. Sur la droite, au loin, un hameau groupait ses « bourrines » misérables. C'était Saint-Maurice.
Du côté de la mer, la digue de Richelieu dressait encore sa pile centrale, caparaçonnée de coquillages, de chaque côté de laquelle des tronçons de poutrelles entrecroisées achevaient de s'effondrer en pourrissant parmi les courants.
Angélique n'y jeta qu'un regard distrait. La mer des Pertuis s'ouvrait devant elle. Mer intérieure entre les îles d'Oléron et de Ré. Mais déjà tout imprégnée de la nostalgie mouvante de l'Océan.
Honorine resserra l'étreinte de ses petits bras autour de son cou.
– Tu es heureuse ? demanda-t-elle à sa mère avec la douceur indulgente que l'on réserve aux enfants gâtés.
– Oui, je suis heureuse, répondit Angélique.
Et c'était vrai. Le temps de la délivrance était proche. Elle avait la certitude en regardant ce paysage encore si sauvage, indépendant des hommes et de leurs passions, que la mer ne la trahirait pas. Une nouvelle page de sa vie s'ouvrirait.
Quelles qu'en fussent les peines, elle la vivrait avec un cœur nouveau parce que délivrée d'une oppression qui avait pesé sur son existence entière. Pour tout regret sur cette terre ancienne, elle ne laisserait que celui d'une petite tombe à la lisière de la forêt de Nieul, près d'un château blanc en ruine. Pour tout trésor, elle n'emportait que sa fille, l'enfant précieuse, son amie.
Il n'y avait que quelques heures à franchir et elle entrerait dans cette zone de calme où les oiseaux brisés par la tempête se laissent porter, comme ivres, par des courants paisibles. Le bonheur était proche.
– Alors, si tu es heureuse, chante-moi une chanson ! conclut Honorine.
Angélique se mit à rire. Sa fille saurait toujours saisir les bonnes occasions au vol.
Elle se mit à fredonner la chanson préférée de Florimond, celle du Moulin-Vert. Il y était question d'un moulin couvert d'émeraudes, d'un diable qui voulait se l'octroyer, du propriétaire qui s'en défendait. L'histoire était longue.
Tout en chantant, Angélique s'éloignait du bord de la falaise. Il lui fallait maintenant couper à travers la lande pour rejoindre le chemin routier qui lui permettrait d'atteindre le petit port de La Pallice dont les premières masures commençaient à se distinguer.
– Regarde donc par là, dit Honorine, moi j'aperçois le diable du Moulin-Vert.
Sa mère se retourna machinalement pour suivre la direction indiquée par le petit doigt et elle resta le souffle coupé.
Presque à l'emplacement où elles auraient dû se trouver si elles avaient continué à suivre le sentier au bord de la mer, une silhouette venait de surgir. Angélique était maintenant trop éloignée pour distinguer les traits de l'apparition mais ce qu'elle voyait, c'est que c'était un homme de grande taille, vêtu de sombre, avec un immense manteau noir dans lequel s'engouffrait le vent.
C'était Méphisto !
Au même instant la mer souffla vers le rivage une nappe de cette brume qui rôdait et Angélique se trouva au cœur d'un songe immatériel où semblait seule vivre et palpiter l'aile noire du grand manteau.
Elle crut qu'elle avait cessé de vivre ou, tout au moins, que son esprit l'avait quittée d'un bond pour se transporter dans ce pays où se matérialisent les imaginations imprécises, où le rêve devient palpable alors que la vie sensible s'estompe.
Il doit en être ainsi quand on devient fou.
Pour avoir si souvent évoqué la boutade du sieur Rochat : « Je souhaite que le Rescator vienne jeter l'ancre devant La Rochelle », voici qu'elle le voyait ! Elle était vivante au sein de l'image créée de toutes pièces par ses fantasmagories.
Elle crut qu'elle venait de perdre la raison. Elle eut peur.
Puis le souffle humide du brouillard passa. Les couleurs de la mer reprirent leur éclat plein de vivacité. Tout redevint net, aigu, incisif, et La Rochelle elle-même fut visible dans le lointain, blanche et dentelée comme une couronne d'argent pur. L'homme étrange levait les bras. Il approchait de ses yeux une longue-vue et observait la ville. Il avait la densité humaine et sa présence d'un noir d'encre au bord lumineux de la falaise, si elle demeurait inquiétante, ne pouvait néanmoins plus paraître fantomatique ni même diabolique.
Solidement planté sur ses jambes bottées de cuir, il prolongeait son observation. Puis il abaissa sa lorgnette et parut faire un signe à d'autres personnes invisibles qui se trouvaient sur la grève.
Angélique reprit conscience. Il allait se retourner, apercevoir une femme arrêtée. Pourquoi eut-elle brusquement la conviction que cet homme, et ceux qui l'accompagnaient, ne tenaient pas à être reconnus, ni même aperçus ?
Elle regarda autour d'elle et, se hâtant, gagna un bouquet de tamaris derrière lequel elle se dissimula avec sa fille. Étendue dans le repli sablonneux, elle distinguait mal ce qui se passait plus loin. Deux hommes avaient rejoint le premier. Ils discouraient entre eux.
Ils disparurent. Elle eût pu croire qu'elle avait rêvé si son oreille collée au sol ne lui eût renvoyé des sons étouffés de voix humaines et de coups frappés à intervalles réguliers comme l'aurait fait le marteau d'un charpentier.
Une rafale de vent lui apporta l'odeur âcre et reconnaissable de la poix fondue. Du rebord de la falaise, qui à cet endroit s'incurvait profondément pour former une sorte de crique, un peu de fumée s'élevait.
– Ne bouge pas, dit Angélique à Honorine.
Mais Honorine ne pensait pas à bouger. Demeurer tapie, dans un pli de terrain, comme un lapeteau aux aguets, correspondait à sa nature farouche et devait lui rappeler les premiers temps de son enfance.
Angélique se glissa en rampant à travers les herbes jusqu'au rebord.
Elle aperçut alors, mouillé au centre de la crique, un trois-mâts qui ne portait aucun pavillon, ni oriflamme. Assez bas sur l'eau et relativement large, il pouvait aussi bien être hollandais qu'anglais, mais certainement pas français, et n'appartenant en aucun cas à la base rochelaise des morutiers. Ceux-ci ne dépassaient pas 180 tonneaux. Or ce bâtiment devait jauger au moins 250 tonneaux ou plus.
Que venait faire un bâtiment de commerce dans cette crique située à une lieue de La Rochelle et peu apte au mouillage, car il était connu que les falaises abruptes mais courtes abritaient mal, et que les fonds étaient boueux et sans profondeur. Dans ces criques ne se réfugiaient que des barques de pêcheurs
Et d'ailleurs pouvait-il s'agir d'un navire de commerce ? L'œil d'Angélique s'était habitué en Méditerranée à reconnaître certains camouflages. Elle était sûre maintenant que le navire devait avoir un double pont, avec une batterie de canons, et que les sabords encastrés, presque invisibles à une courte distance, devaient s'ouvrir, quand il le fallait, sur les gueules noires d'une quinzaine de pièces.
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