Depuis quelque temps, désespérément, elle se cherchait un père. Elle avait d'abord jeté son dévolu sur le pasteur Beaucaire, mais celui-ci l'avait fort déçue. « Ma petite enfant, je t'aime comme une fille spirituelle, mais sans mentir, je ne puis te dire que je suis ton père. »
Le porteur d'eau, qu'elle affectionnait, avait également décliné une telle responsabilité.
Elle tâtait visiblement maintenant le terrain du côté de M. de Bardagne, mais le moment semblait mal choisi.
Angélique préféra l'emmener dans l'arrière-cuisine et la mettre au lit.
Mais Honorine poursuivait son idée :
– Ce n'est pas mon père ?
– Non, ma chérie.
– Où est-il alors, mon père ?
– Loin, très loin.
– Sur la mer ?
– Oui, sur la mer.
– Ze prendrai un bateau alors, dit Honorine.
Ses paupières retombèrent sur la vision d'un fabuleux voyage et elle s'endormit, brisée par les émotions.
Angélique s'occupa du repas du soir. Il lui fallait s'affairer aux tâches quotidiennes pour dominer son angoisse. Elle n'avait pas revu M. de Bardagne depuis sa demande en mariage et lui avait seulement envoyé une lettre destinée à le faire patienter.
Chacun se mit a table et on allait entamer la soupière de moules fumantes, lorsque la cloche du portail retentit.
Ils se regardèrent, le visage tendu, à la lueur des chandelles. La cloche s'impatienta à nouveau. Maître Gabriel se leva.
– J'y vais, dit-il. Si nous ne répondons pas, cela paraîtra suspect.
– Non, j'y vais moi, s'interposa Angélique.
– Envoyons le valet.
Mais le valet avait peur sans savoir pourquoi.
– Laissez-moi agir, insista Angélique en posant la main sur le bras du marchand. Que votre servante se présente, c'est l'attitude la plus normale.
Je m'informerai d'abord par le judas et viendrai vous avertir.
Par le judas, une voix interrogea :
– Est-ce vous, dame Angélique, je veux vous parler ?
– Qui êtes-vous ?
– Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis Nicolas de Bardagne, le lieutenant du Roi.
– Vous ?
Angélique défaillait :
– ... Que venez-vous faire ?... M'arrêter...
– Vous arrêter ?... répéta la voix, suffoquée.
Il fallut un moment au pauvre homme pour se remettre.
– ... Alors, vous ne me croyez bon qu'à cela ? Arrêter les gens à tort et à travers ?... Grand merci, pour l'opinion que vous avez de moi. Je sais que les opiniâtres que vous fréquentez me représentent volontiers comme un loup-garou, mais tout de même...
– Monsieur, je vous ai blessé, pardonnez-moi. Êtes-vous seul ?
– Si je suis seul ! Certes, ma chère enfant. Et masqué. Et enveloppé d'un manteau couleur de muraille. Un homme de mon rang qui a la stupidité de se livrer à de galantes escapades préfère être seul et ne pas attirer l'attention. Si j'étais découvert, je serais ridiculisé à jamais. Mais il fallait absolument que je vous parle. C'est très grave.
– Que se passe-t-il ?
– Allez-vous me laisser discourir, sans me donner au moins l'abri d'un coin de cour, ou venir me rejoindre dans cette ruelle fort peu passante et judicieusement obscure... Sacrebleu, dame Angélique, de quel bois êtes-vous faite ? Le lieutenant du Roi, gouverneur de La Rochelle, se déplace en secret pour vous distraire de vos fourneaux et vous apporter ses hommages, et vous le recevez comme un chien dans un jeu de quilles.
– Je suis désolée, mais que vous soyez lieutenant du Roi ou pas, votre visite secrète risque de me faire perdre ma réputation.
– Vous êtes décidément intraitable, vous me ferez devenir fou. En réalité vous ne tenez pas du tout à me voir !
– Dans les conditions présentes, je suis en effet mal à l'aise. Vous n'ignorez pas combien ma situation est déjà délicate parmi ces gens que je dois servir. Si l'on soupçonnait...
– Je suis venu précisément pour vous arracher à ce nid d'hérétiques où vous encourez les plus graves périls.
– Que voulez-vous dire ?
– Ouvrez-moi cette porte et vous le saurez.
Angélique hésitait.
– Laissez-moi avertir maître Berne.
– Il ne manquerait plus que cela !
– Je ne vous nommerai pas, mais il faut que je trouve une explication pour justifier mon absence, si courte soit-elle.
– C'est fort juste. Mais faites vite... Rien que d'avoir entendu le timbre de votre voix et respiré le parfum de votre haleine, je me sens transporté.
Angélique revint vers la maison à l'instant où maître Berne inquiet descendait.
– Qui donc sonnait ?
Elle lui expliqua rapidement la présence et la demande de M. de Bardagne Les prunelles du marchand rochelais devinrent aussi dangereuses que lorsqu'il s'apprêtait à étrangler les sbires de Baumier.
– Ce paltoquet de papiste ! Je vais m'expliquer avec lui. Je lui apprendrai à venir débaucher mes servantes sous mon propre toit.
– Non, n'intervenez pas. Il paraît qu'il a de graves nouvelles à me communiquer.
– Et de quel ordre croyez-vous donc qu'elles soient, ces nouvelles ? Les réflexions de votre fille innocente sont assez révélatrices. Nul n'ignore qu'il a jeté son dévolu sur vous et voudrait vous installer en ville comme sa maîtresse. C'est même la fable de La Rochelle !
Angélique retenait, de toute son énergie, maître Gabriel qui eût pu l'écarter comme un fétu de paille.
– Tenez-vous donc tranquille, adjura-t-elle sévèrement. M. de Bardagne a pour lui le pouvoir. Ce n'est point le moment de dédaigner son appui alors que nous venons d'aggraver notre situation déjà précaire et que vous risquez la corde.
Plus encore que les paroles, la pression de la main fine sur son poignet domptait la colère de Gabriel Berne.
– Qui sait ce que vous lui avez déjà accordé ? gronda-t-il cependant. Jusqu'ici je vous faisais confiance...
Il s'interrompit parce qu'il revivait l'instant où cette confiance avait été ébranlée. Confusément, il avait songé aux mois de quiétude ménagère qui venaient de s'écouler sous l'égide d'une servante experte dont jamais un geste ni une expression n'avaient pu lui paraître suspects de coquetterie. Dieu sait qu'il se serait montré sévère !
Mais sa méfiance, vive au début, s'était endormie.
Et puis il y avait eu l'Ève meurtrie qui s'était jetée dans ses bras en pleurant, la femme inerte et comme fascinée qu'il avait attirée lentement contre lui. Si, alors, elle l'avait repoussé, il aurait pu se ressaisir à temps. Il en était sûr. Mais la faiblesse d'Angélique avait déchaîné en lui ce démon de la chair qu'il domptait, non sans mal, depuis les tourments de sa jeunesse. Il avait perdu la tête. Il avait plongé son visage dans une soyeuse chevelure et posé sa main sur un sein à demi nu, dont il lui semblait qu'il gardait encore, au creux de la paume, la chaleur voluptueuse.
Son regard changea.
Angélique eut un sourire triste.
– Avant, vous me faisiez confiance, dites-vous ?... Et maintenant... vous m'imaginez capable de toutes les turpitudes, parce que, dans un moment de désarroi je me suis laissé troubler. Par vous !... N'est-ce pas injuste ?...
Jamais auparavant il n'avait remarqué combien sa voix pouvait être charnelle et douce. C'était parce qu'elle lui parlait tout bas, très proche, dans l'ombre, et qu'il voyait briller ses prunelles et ses lèvres.
Ah ! qu'il était douloureux et exaltant de découvrir, derrière un visage quotidien, le mystère de sa sensualité. Parlait-elle ainsi dans ses nuits d'amour ? Il se prit à haïr tous les hommes qu'elle avait aimés.
– Dois-je vous soupçonner des plus noirs péchés, maître Gabriel, parce que, vous aussi, vous avez manqué de sang-froid ?...
Il baissa la tête comme un coupable. Heureux de l’être.
– ... Oublions cela, voulez-vous, dit-elle gentiment.
Il faut d'ailleurs l'oublier. Nous n'étions nous-mêmes, ni l'un ni l'autre... Nous venions d'éprouver un choc terrible. Maintenant, il faut redevenir comme avant.
Mais elle savait bien que ce serait impossible. Il y aurait toujours entre eux la double complicité d'un crime et d'un moment d'abandon.
Elle insista néanmoins :
– Il faut garder toutes nos forces pour lutter et nous sauver. Laissez-moi parler avec M. de Bardagne. Je peux vous assurer que je ne lui ai jamais rien accordé.
Il crut l'entendre ajouter avec un peu de moquerie : « Moins qu'à vous. »
– C'est bon, dit-il. Allez. Mais soyez brève.
Angélique revint donc vers la petite porte derrière laquelle M. de Bardagne, représentant du Roi, piaffait, d'impatience. Elle l'ouvrit et fut happée aux poignets par deux mains possessives.
– Vous voilà enfin ! Vous vous moquez de moi. Que lui racontiez-vous ?
– Mon maître est soupçonneux et...
– Il est votre amant, n'est-ce pas ? Cela ne fait aucun doute... Vous lui accordez chaque nuit ce que vous me refusez.
– Monsieur, vous m'offensez.
– À qui ferez-vous croire le contraire ? Il est veuf. Vous vivez depuis plusieurs mois sous son toit. Il vous voit sans cesse aller, venir, parler, rire, chanter... que sais-je ! Il est impossible qu'il ne soit pas fou de vous. C'est intolérable, contraire à toute morale. C'est un scandale.
– Croyez-vous que venir me courtiser par une nuit sans lune n'en est pas un ?
– Ce n'est pas la même chose. Moi, je vous aime.
Et il l'attira très près de lui, dans une encoignure.
La nuit empêchait Angélique de distinguer ses traits. Elle percevait l'odeur de lilas de la poudre dont il usait pour ses cheveux. Toute sa personne dégageait une impression de raffinement et de confort. Lui était parmi les justes. Il n'avait rien à craindre. Il était de l'autre côté de la barrière derrière laquelle souffrent les réprouvés.
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