– Ni courir d'un pied léger où bon vous semble, je comprends... Mais ne noircissez-vous pas le tableau ? Le Roi devenu sage ne pourra-t-il se contenter de vous apercevoir, accepter que vous ne soyez que l'une des parures de sa Cour, sans autre exigence ?
– Non ! Je ne le crois pas. Je connais le Roi, sa complexion et son orgueil ne font pas de lui un amoureux qui se contente de sourires, de flatteries et de dérobades. J'ajouterais que je porte au Roi trop d'estime pour jouer auprès de lui ce jeu déshonnête... et dangereux. Je n'y serais pas habile... Bien vite, le Roi saura qu'il n'est pas aimé comme il le souhaite et il ne pourra le souffrir... et tout recommencera...
– Et pourtant, dit Peyrac d'un air songeur, je pressens que la passion du Roi est devenue au cours des années d'une nature si avide et transcendante qu'il est prêt à toutes les concessions pour seulement vous revoir. Et peut-être ne vous revoir qu'une fois.
– Il se l'imagine mais... je sais qu'il se leurre... Et qu'une fois que le piège se sera refermé sur nous, il voudra toujours plus.
Soudain, elle s'écarta de son mari avec effroi.
– ... Dois-je comprendre que vous êtes prêt à me livrer au Roi d'un cœur serein ? Ah ! Vous ne m'aimez plus ! Je le savais. Eh bien, partez ! Partez ! Allez reprendre vos fiefs. Je ne vous suivrai pas...
Puis elle se jeta dans ses bras en l'étreignant de nouveau.
– ... Non ! Non ! Je ne pourrai pas... Où vous irez, j'irai... Où vous demeurerez, je demeurerai... Et il arrivera ce qui arrivera... Mais je ne peux pas vivre sans vous.
Joffrey de Peyrac referma ses bras autour d'elle.
– Ne tremblez pas ainsi, mon amour. J'ai voulu éprouver votre attachement pour moi... Les dieux ne m'auront donc pas été défavorables jusqu'au bout, puisque m'ayant suscité un rival en tout plus heureux que moi, ils l'auront marqué d'une disgrâce sans appel : ne pas vous plaire. L'étincelle mystérieuse jaillit ou ne jaillit pas. Tout l'or du monde ne peut l'acheter. Le Roi aujourd'hui est sincère. Il se croit pour l'heure capable de plus d'abnégation qu'il n'en montrera quand vous serez devant lui. Et vous avez raison de ne pas vous leurrer... Et de prévoir les dangers qui naîtront de ces dispositions ambiguës.
– Mais qu'allons-nous faire ?
– Tout dépend de votre volonté, ma chère. Et soyez assurée qu'elle ne sera contrainte en rien. Rester ? Partir ? Vous êtes libre d'en décider. Et votre décision sera celle qui me conviendra, car je considérerai votre jugement comme le signe de ce qu'il est juste, équitable, prudent et heureux d'accomplir. Ainsi s'exécutent les guerriers iroquois lorsque le Conseil des femmes a décidé de la guerre ou de la paix, et aussi de quitter un lieu pour un autre, d'abandonner un village pour en bâtir un nouveau, des séparations entre familles, entre tribus, du temps de repos ou du voyage... toutes décisions acceptées par l'homme, car la femme n'est-elle pas reliée aux astres et aux forces telluriques, et de ce fait « avertie » mieux que le brave qui est né pour frapper... Encore que je soupçonne ces dames de profiter parfois de la docilité de leurs guerriers pour contenter une envie de bougeotte, un besoin de visite à des amis lointains, ou cette irrésistible curiosité qui vous pousse à aller voir derrière la montagne là-bas si le maïs n'y vient pas plus doré... Mais ces caprices font le charme des femmes.
– Et... Et vous ? balbutia-t-elle. Vos intentions ? Vos projets ?
– Ils dépendent de votre bon plaisir.
– Et si je souhaitais revenir à Versailles ?
– Je vous accompagnerais...
– Malgré tous les dangers ?
– Malgré tous les dangers...
– Et l'ennui de cette vie si peu faite pour vous ?
– C'est vous qui êtes faite pour moi et vous ne m'ennuyez jamais. Écoutez encore... Nul ne peut m'accuser d'avoir gaspillé mes talents, de ne pas les avoir fait fructifier. J'ai mené toutes les luttes et me suis accordé toutes les satisfactions qu'un homme peut rêver. Si aujourd'hui celle de vous voir, de vivre à vos côtés, de vous avoir près de moi pour le bonheur de mes jours et de mes nuits, domine les autres, je ne m'en priverai pas.
Il prit son visage dans ses mains.
– Où vous irez, j'irai ! Où vous demeurerez, je demeurerai...
– Vous êtes fou ! Aucun homme ne peut tenir un tel langage.
– Pourquoi ? Au nom de quelle sottise ? N'ai-je pas satisfait maintes fois aux conventions qu'impose la servitude de maître ? La vie recommence sans cesse. Mais je sais aussi qu'elle n'est pas sans fin... Une nouvelle page s'ouvre pour nous... N'est-ce pas mon droit de ne vouloir la vivre qu'avec vous, sans perdre un instant de vous ?
Elle le fixait d'un air incrédule, presque hagard.
– C'est à vous de décider, répéta-t-il, prononcez-vous, Madame !
Angélique eut brusquement l'impression qu'au fond d'elle-même une porte s'ouvrait comme poussée par un grand vent frais plein de soleil. À cette clarté, elle vit ce qu'elle souhaitait.
Joffrey insistait.
– Parlez ! Quel est votre bon plaisir, Madame ?
Chapitre 98
– Restons en Amérique, dit-elle, nous y avons des amis, des gens qui ont besoin de nous, qui ont besoin de votre science, et de votre bon vouloir. Lorsque j'aurai par trop la nostalgie de la France, je viendrai à Québec et Mademoiselle d'Hourredanne me lira les derniers potins de Versailles. Et nous devons aussi aller à Salem, et à La Nouvelle York et à Orange. Car Outtaké m'attend aux Cinq-Nations. Je sais qu'il m'attend pour me montrer un jour la vallée des Cinq Lacs. Comment ai-je pu oublier un instant l'espérance de ce pauvre sauvage ?
– Nous irons.
– Et puis je voudrais aussi que nous ayons encore un enfant.
– Nous l'aurons !
Comprenant alors que ce qu'elle venait de dire scellait leur sort de ce côté de l'océan, Angélique ferma les yeux et s'abandonna dans ses bras, prête à défaillir sans qu'elle pût comprendre si la vague qui la soulevait et l'emportait venait d'une sensation cruelle ou délicieuse. À nouveau l'Europe s'éloignait comme un gros radeau pesant, dans des brumes lourdes et qu'elle éprouvait malsaines, hostiles.
Elle pensa avec un sentiment de victoire :
« Ainsi, il n'ira pas à Prague ! »
Et peu à peu lui apparut la signification de ce qui venait de se passer.
L'homme qu'elle serrait dans ses bras avait jeté dans la balance avec désinvolture tout ce qui faisait sa vie, tout ce qui pouvait le tenter, lui apparaître dans un sens ou l'autre désirable, prometteur pour lui.
Il ne se désintéressait pas de ses œuvres, il était prêt à les poursuivre où qu'il fût, mais il proclamait que la seule chose qui comptait pour décider de sa voie, c'était ce qu'elle déciderait, elle, Angélique, parce que pour lui c'était elle seule qui comptait.
Elle s'entendit rire, d'un rire en cascade, si gai, si spontané, qu'elle en fut comme surprise.
– Je suis folle de rire ainsi. Que m'arrive-t-il ?
– C'est le rire du bonheur, fit-il.
Il se pencha et l'examina avec une tendresse infinie.
– ... J'aime tant vous entendre rire... Longtemps ce ne fut que trop rare... Puis, c'est plus souvent ici que je vous ai vue joyeuse... Mais ce rire-là, c'est la première fois que je vous l'entends... C'est le rire de la joie d'aimer, de la joie d'être. Il fuse irrésistible et presque malgré soi. Il signifie que quelqu'un en vous, presque inconnu, vient de recevoir une réponse d'amour qu'il attendait sans l'espérer, une assurance dont il doutait, et qu'il en ressent... une délivrance.
– Oui, c'est vrai. Je dois me retenir pour ne pas rire à perdre haleine.
– C'est le rire des femmes quand elles s'envolent.
– Ah ! Vous êtes trop savant sur les femmes.
– C'est que je les possède toutes en une seule : VOUS !
Une délivrance... Oh ! Merveille ! Mais que pouvaient comprendre, seuls, lui et elle.
– Oh ! Joffrey, nous sommes fous. Nous rions et pourtant ne venons-nous pas de déchaîner sur nous la colère du ciel ?
– La colère de l'Olympe, voulez-vous dire, comme ces amants trop charnels et trop absorbés l'un par l'autre qui oublient, dans leur adoration mutuelle, celle qu'ils doivent aux dieux, délaissés là-haut dans leurs nuages, amants imprudents qui attirent sur eux les foudres vengeresses.
– Joffrey, j'ai peur. C'est vrai, je me sens éperdue de bonheur et comme grisée, mais je ne peux m'empêcher de mesurer les conséquences de notre geste. C'est facile de dire : Nous renonçons, nous ne reverrons pas le royaume de France, nous ne retournerons pas au pays de notre enfance et de notre jeunesse, nous ne rebâtirons pas nos demeures ruinées et nous serons heureux de notre bonheur à nous. Mais le Roi nous attend. Il nous a comblés de faveurs. Pouvons-nous, après avoir été l'objet d'une aussi éclatante réhabilitation, nous dérober ? Il ne met pas un instant en doute que nous n'accourrions à son appel, au moins pour le remercier et lui manifester notre reconnaissance. J'ai noté qu'aucune cérémonie de vassalité ne semble exigée de votre part... ni de la mienne, mais il attend que le comte de Peyrac vienne reprendre possession de ses biens et moi de mon douaire. Pour nous rétablir dans nos droits, quantité de pièces ont dû être exhumées, examinées, signées, contresignées, quantité de lois avancées, contournées, et elles le furent car le Roi l'exigeait. Comment va-t-il supporter notre désaffection ? Je retourne en vain ce dilemme dans ma tête, depuis ce matin. Plus encore peut-être que de ne pas nous voir nous présenter lui sera sensible l'affront que nous lui infligeons en faisant fi de ses bontés et de sa clémence. Et comment échapper, ne serait-ce que pour conserver viables ici, en Amérique, nos alliances, et le fruit de nos travaux, aux manifestations incalculables de sa rancœur ?
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