Elle ébaucha une petite révérence.

– Oh ! Tu as raison, s'exclama Angélique. Monsieur Molines, je vous reçois bien mal. J'ai été tellement bouleversée à votre vue. J'oublie les fatigues que vous venez d'endurer et que nous sommes au Canada et non pas au Plessis ou à Monteloup, à deux pas de votre demeure.

– Vous servirai-je du vin ? proposa Suzanne, ou de l'eau-de-vie de cidre de Banistère ou de la bière de la brasserie de Monsieur Carlon ?

– Rien de tout cela ! refusa le voyageur. Je préfère vivre en bonne santé. Si vous en avez, une « piquette » de pommes bien allongée d'eau fera l'affaire.

Suzanne descendit à la cave chercher une cruche de cervoise, qu'on appelait aussi « bouillon ».

Ils continuaient de regarder le tableau des trois enfants, peint par Gontran de Sancé de Monteloup, frère d'Angélique.

– Votre frère était un grand artiste, reprit Molines de sa voix qui était demeurée très nette, seulement un peu plus sèche et feutrée. C'est un hasard étrange et malchanceux qui l'a fait naître dans une noble famille et désigné pour le métier des armes et le service du Roi et non pour broyer des couleurs comme un artisan.

« S'il avait été mon fils, il aurait pu faire une carrière ascendante. Il serait devenu un des assistants bien en place de M. Le Brun, lui-même fils d'artisan.

« Mais votre père, le baron, était pauvre et votre frère révolté. Issu de ce haut lignage qui remonte aux premiers rois capétiens d'Île-de-France, il était contraint de descendre et il est descendu au plus bas. Il a rejoint le peuple des asservis et a fini par être pendu.

Molines hocha la tête à plusieurs reprises.

– ... Ah ! Vous n'étiez point des individus faciles vous autres, tous tant que vous étiez. Les enfants de Sancé de Monteloup, issus du baron Armand et de la douce Adeline. Un couple simple. Mais voici qu'ils ont mis au monde une portée de jeunes loups avides. Il y avait de tout dans votre bande : des sauvages destriers, des ours intolérants, d'indomptables cavales... Il arrive ainsi qu'à travers les siècles et les générations la quintessence d'une race, de ses forces et de ses singularités, se retrouve, se rassemble en une seule famille. Vous étiez tous différents et pourtant tous semblables par quelques points. C'est pourquoi je vous ai regardés grandir avec intérêt, amusement et admiration.

– Vous situez Gontran parmi les ours intolérants ?

– Oui... mais visité des dieux et pouvant transmettre en images les rêves toujours imprécis des mortels. C'est pourquoi je crois que devant son chevalet, ou sur ses échafaudages, tandis qu'il peignait les plafonds de Versailles parmi ses compagnons ouvriers, il a su être un homme heureux.

– Et Josselin ? Notre frère aîné. Lui aussi était un ours intolérant ! À dix-sept ans, il s'est enfui pour les Amériques...

– Oui, et sa disparition n'est pas sans soulever des complications dans la succession, pour votre frère Denis qui a repris les domaines. Car il était l'héritier par droit d'aînesse et sa mort n'a jamais été annoncée. C'est pourquoi il est aussi dans mes projets au Nouveau Monde de retrouver sa trace. J'ai su qu'il n'avait pu demeurer parmi les adeptes du pasteur Rochefort, car, étant catholique, il n'avait pas sa place parmi eux. Nous aussi, huguenots, nous ne sommes pas tendres pour nos adversaires... Il se peut qu'on le retrouve, ou sa descendance, en Nouvelle-France.

– J'ai quelques idées là-dessus, dit Angélique. Mais je vous en parlerai plus tard. Il y a trop d'affaires à régler pour le moment. Je suis tout étourdie.

Suzanne revenait pour leur verser à boire et ils burent ensemble en silence tandis que le soleil entrait par la porte ouverte.

Chapitre 95


– Est-ce tout ? demanda Angélique en regardant avec soupçon le sac inépuisable duquel l'intendant Molines, comme un joueur de tours du Pont-Neuf, venait d'extraire pour elle le meilleur et le pire, la puissance et la condamnation, l'enfance, la rébellion, les reliquats de sa vie, les catastrophes de l'Histoire en marche, le portrait d'un enfant mort, le souvenir d'un frère pendu et peut-être d'un frère vivant comme elle au Nouveau Monde.

Malgré l'abondance et la variété de ses livraisons, il ne semblait pas en avoir terminé et, cette fois, il exhibait une autre lettre plus modeste d'aspect qui succéda dans ses mains à celle du Roi.

– C'est le billet dont m'a chargé pour vous Monsieur Desgrez, qui malgré son titre sans prétention n'en est pas moins l'adjoint de Monsieur de La Reynie, afin de vous le faire parvenir.

Angélique retint un élan de plaisir au vu de cette lettre et s'écarta un peu pour en prendre connaissance. Elle ne s'était pas trompée en envisageant que Desgrez se manifesterait.

Mais les lignes du policier la déçurent. D'un ton protocolaire et guindé, il avisait Madame de Peyrac qu'il avait bien reçu les ordres qu'elle lui avait mandés, qu'il s'était empressé d'en référer au Roi et qu'il espérait qu'elle était satisfaite de l'empressement avec lequel il avait servi sa cause. Elle pouvait en voir l'heureux résultat dans les courriers, dont il savait qu'ils arriveraient en même temps que ces lignes, pour leur apporter les plus heureuses nouvelles. Il terminait en l'assurant de son respectueux dévouement qui lui resterait fidèle, plein et entier, et réitérait qu'il prenait sur lui de témoigner de la joie de Sa Majesté à la pensée de la revoir bientôt, joie dont, en serviteur zélé d'un maître plein de bontés, il se réjouissait d'être l'instigateur..., etc.

Elle fronça un peu les sourcils. Elle était déçue... Elle eût même trouvé à ses tournures de phrases un relent de flatterie écœurante, si l'exagération et la redondance des formules ne lui eût fait soupçonner que le vrai Desgrez montrait par là le « bout de l'oreille »... Après un moment de réflexion, elle reconnut qu'elle ne pouvait guère attendre une autre lettre d'un fonctionnaire de haut rang ayant servi d'intermédiaire entre le Roi et celle qu'il fallait considérer de « l'extérieur » comme une de ses favorites, s'étant montrée sinon volage, pour le moins vagabonde et rentrant enfin au bercail royal. Elle-même quand elle lui avait écrit ne l'avait-elle pas fait en termes voilés, procédant par allusions, dans l'impossibilité de s'exprimer franchement ?

Alors elle comprit que la vie passait, que la roue tournait, que les amitiés se développent ou meurent au gré du sort. Le Roi changeait et devenait plus irréductible. Desgrez changeait et devenait plus inabordable. C'était comme si les cœurs fougueux de jadis, peu à peu, à l'image de certains éléments vivants de la mer, se recouvraient par étapes de couches opaques et pierreuses, qui les rendaient plus lourds, moins transparents. Elle pouvait imaginer que rencontrant Desgrez à Versailles, il lui aurait présenté la même face rigide que celle qui se devinait derrière les mots. S'il restait un peu de l'ancien Desgrez en lui, peut-être se serait-il risqué à lui adresser subrepticement un clin d'œil, à supposer qu'un instant ils fussent seuls, hors du faisceau des mille regards du Roi, des courtisans, des valets, des pages, des gardes...

*****

Molines présenta son verre à Suzanne qui s'approchait avec la cruche à la main.

– Encore de cette boisson, ma fille. Elle me convient à merveille.

– Mangeriez-vous un morceau, Monsieur ? s'enquit-elle. Je vous vois traiter d'importantes affaires sans discontinuer. Vous devez être fatigué.

– Que nenni ! Le travail m'a toujours soutenu autant qu'un repas, et de plus mon hôtesse de l'auberge sur le port m'a honoré ce matin d'un potage aux fèves et de divers jambons auxquels je n'ai pas eu tout l'héroïsme suffisant pour résister. Surtout après le biscuit de mer arrosé de cidre pourri que l'on déguste sur les navires, de telles agapes pantagruéliques vous persuadent que si, il faut bien le croire, on a touché ici la terre d'Amérique, on y retrouve la doulce France en ce qu'elle a de meilleur : le contenu de ses marmites.

– Resterez-vous avec nous, Monsieur ? s'enquit la jeune Canadienne. L'air du Canada est si bon, et les eaux si miraculeuses, on y vit jusqu'à cent ans !

Le vieillard à cheveux blancs, qu'elle sentait actif et entreprenant, lui plaisait.

– Non, fit Molines, en secouant la tête, et croyez, ma petite, que je le regrette, mais je ne peux pas m'installer en Nouvelle-France...

– Pourquoi donc ?

Il sourit, un peu amer.

– Parce que je suis marqué de la tache originelle !

*****

Tandis qu'Angélique repliait lentement la lettre de Desgrez, Molines retira encore de son inépuisable sac une planchette percée, au coin droit, d'un trou dans lequel il enfonça un flacon d'encre. Il dévissa le bouchon et posa cette écritoire portative sur ses genoux. D'autre part, dans un plumier de bois il avait pris une plume d'oie soigneusement taillée. Il la plongea dans l'encre et la tint en l'air, prêt à écrire.

– Oublions la tache originelle, fit-il. Pour lors, je suis au Canada, loin de tout contrôle et bardé de sauf-conduits signés du Roi lui-même qui me rendent intouchable et qui contraignent les plus élevés de ces fonctionnaires papistes à s'incliner devant ma sombre dégaine de parpaillot. Et vous, vous êtes la toute-puissante bien-aimée d'un souverain qui a appris à se faire obéir. Profitons-en, Madame.

Il eut un sourire patelin, qu'il affichait lorsqu'il méditait un mauvais tour à exécuter sous le couvert des lois, lesquelles se verraient contraintes de l'entériner.

– ... Les libéralités de Sa Majesté demeurent en vigueur jusqu'à nouvel ordre. Et cet ordre n'est pas près de nous rejoindre. Nommez-moi vos ennemis, Madame. Dans quelques heures ils peuvent être suspendus de leurs fonctions, arrêtés, jetés en prison...