Elle resta alors quelques instants indécise, comme absente, et portant tout l'effort de sa volonté à ne pas trahir son désarroi, à ne pas exprimer tout haut la nostalgie qui tout à coup la déchirait.

« Tu ne reverras jamais le royaume ! Tu ne reverras ni les beautés de Versailles, ni les campagnes de ton enfance, ni le château du Plessis-Bellière se mirant dans l'étang... Mais non, c'est impossible, Joffrey doit retourner prendre possession de son fief... Et le Roi nous attend, il ne souffrira pas que nous répondions par le dédain à des grâces si abondantes... Oh ! Molines, que dois-je faire ? »

Elle se retenait de répéter tout haut cette interrogation angoissée, à laquelle il avait déjà répondu. Et elle aussi, avait donné sa réponse. Ne venait-elle pas de dire :

« Nous vous conduirons à la Nouvelle York, lorsque nous retournerons dans nos établissements de Gouldsboro », sanctionnant sa décision intérieure. Mais cela voulait dire : « Adieu ! Adieu à jamais notre pays de France... Oh ! Molines, que dois-je faire ? »

L'intendant Molines ne semblait pas se préoccuper de la tempête qui se déchaînait dans le cœur d'Angélique. Une fois de plus, il avait ouvert son grand sac de tapisserie à ses pieds et, incliné, il en explorait avec méthode le contenu.

– Que cherches-tu dans ton grand sac ? demanda Honorine qui suivait ses mouvements avec le plus grand intérêt.

La fillette avait toujours éprouvé une sympathie spontanée pour les vieillards et il n'y avait rien d'étonnant à ce que Molines, avec son autorité puritaine, sa sagesse non dénuée de hardiesse, ses façons un peu compassées, déférentes, lui plût.

– Je cherche un objet que j'ai apporté pour votre mère, demoiselle, répondit-il, et je gage qu'il ne sera pas non plus sans vous plaire.

Il se redressa en tenant quelque chose enveloppé soigneusement dans de la toile gommée bien cousue et lorsqu'il eut fait sauter les fils de la lame d'un petit couteau, on trouva encore des peaux souples à dérouler. Enfin, il tendit l'objet dégagé, un petit coffret oblong au couvercle arrondi, à Angélique.

– Oh ! s'exclama-t-elle. Ma boîte à trésors !

Elle la tenait sur ses genoux et reconnaissait le cuir repoussé, la petite clé dorée, et Molines expliquait qu'à son retour, quand il n'avait plus retrouvé que les ruines fumantes du château du Plessis, il y avait cependant une aile à peu près intacte, celle où heureusement se trouvait la chambre de la châtelaine et, dès lors, il avait jugé bon en attendant la réfection complète du château d'en retirer quelques bibelots ou meubles, qu'il avait mis à l'abri dans sa propre demeure, dont ces deux objets, dit-il en désignant aussi le rouleau accoté au mur, qui n'avait pour elle il le savait que valeur de souvenir, mais que pour cette raison même il avait voulu lui apporter dès qu'il lui avait été possible de la joindre en Amérique.

– Ma boîte à trésors !

Sous l'œil brillant de convoitise d'Honorine, elle en souleva le couvercle. Les objets étaient là, jalons de sa vie. Entre la plume du Poète Crotté et le poignard de Rodogone l’Égyptien, elle voyait la turquoise de Bachtiari-Bey et, à côté, ce caillou noirâtre c'était un morceau de la « moumie » du vieux Savary. C'était peut-être à cause de ce résidu de concrétions minérales de la liqueur sacrée des Persans, la « moumie », qu'il s'échappait de la cassette une petite odeur fanée, une petite odeur de mort. Ces objets l'attendrirent, mais quand elle les souleva et les regarda les uns après les autres, elle les trouva comme allégés de leur contenu douloureux. Ce qu'ils évoquaient ne lui inspirait plus ni regrets, ni remords, ni souffrance. Si dramatiques, ou magnifiques qu'elles fussent, les images que leur vue faisait lever en sa mémoire ne la touchaient plus que comme le rappel d'une vie qui avait cessé de la faire souffrir pour se muer en ce qu'elle était simplement, c'est-à-dire : sa vie passée. Sa vie passée avec ses bonheurs et ses malheurs, mais passée.

Et si le passé venait de perdre un peu de son charme si mystérieux, ses forces à elle débarrassées comme d'un fardeau pesant lui apparurent plus neuves pour le présent.

« Tu vois, semblaient lui dire ces objets, dans leur docile matérialité, tout s'arrange, on survit, et rien n'a été jamais aussi terrible, aussi insurmontable que tu ne l'as cru sur le moment. »

– Merci, Molines, fit-elle avec un sourire.

Elle se réjouissait de pouvoir montrer la célèbre « boîte à trésors » à Honorine, et de cette cassette mythique enfin retrouvée, elle lui ferait don, et Honorine s'envolerait au septième ciel, plus comblée que la plus comblée des impératrices, et elle se croirait parvenue au sommet de tout ce qu'elle pouvait attendre de meilleur de la vie et ne se déplacerait plus qu'avec ses deux coffrets sous chaque bras, celui de sa mère et le sien.

– Et cela ? demanda Angélique intriguée en voyant Molines prendre le rouleau et en couper les fils pour écarter l'enveloppe.

C'était la toile d'un tableau que le vieil intendant déroula puis, se levant, alla appuyer au rebord d'une console afin qu'on pût le regarder de loin.

Se détachant avec ses vifs coloris dans la pénombre du petit salon, Angélique reconnut le tableau qu'elle avait commandé à son frère Gontran, le peintre, lorsqu'elle habitait Paris, et qui représentait le portrait de ses trois fils. Il y avait là Florimond vêtu de rouge âgé de dix à onze ans, Cantor que Gontran avait peint de mémoire car, à cette époque, le petit garçon, ayant suivi comme page le duc de Vivonne sur les galères du Roi, avait disparu en Méditerranée et, entre eux, Charles-Henri, le fils qu'elle avait eu de Philippe du Plessis-Bellière. Debout sur un « carreau » de tapisserie, le bébé de deux ans, dans sa robe blanche, ses boucles blondes s'échappant de son béguin brodé, étendait ses petits bras afin d'effleurer de ses doigts potelés et comme pour s'assurer de leur présence, l'un et l'autre de ses demi-frères qui de chaque côté lui souriaient avec gentillesse. Charles-Henri, l'enfant qui devait mourir à quatre ans, égorgé par les soldats du Roi.

Elle se disait qu'elle l'avait moins aimé que ses autres fils, c'est-à-dire qu'elle n'avait pas eu le temps de s'en occuper. En ce temps-là, elle était requise, accaparée par le Roi et les fêtes de la Cour et l'enfant vivait en province, au château du Plessis-Bellière avec sa nourrice Barbe. Ensuite, quand elle s'y était trouvée en exil, les persécutés du Poitou venaient frapper à sa porte, et la présence de l'enfant lui était une crainte supplémentaire. Il lui rappelait ce mariage qu'elle avait fait pour se hisser jusqu'à la Cour, alors que son premier mari, son seul amour, était vivant de par le monde, sans qu'elle le sût.

Il lui rappelait par sa fragilité, sa propre fragilité à elle qui s'était attiré la colère du Roi et qui était responsable des malheurs qui allaient s'accumuler sur cette tête innocente.

« Prends garde au cygne, mon petit ! »

C'était un jour où de la fenêtre du château elle l'avait aperçu devant l'étang. Il regardait un cygne qui s'avançait vers lui et le bel oiseau avait une attitude menaçante. Elle avait franchi l'escalier en courant. Elle avait couru, couru, craignant que l'animal ne se jette sur l'enfant et ne l'entraîne sous les eaux.

« Prends garde au cygne, mon petit ! »

Elle avait pris la menotte ronde du petit garçon et l'avait écarté de l'étang. Ils étaient remontés ensemble au château. Elle lui parlait en lui faisant des recommandations de prudence et il lui répondait d'une voix flûtée en trottinant à ses côtés.

« Oui, ma mère ! Oui, ma mère ! »

Ce jour-là, elle avait senti qu'il était vraiment son fils. Il lui était entré dans le cœur le pauvre petit et elle avait compris que si, de le regarder souvent l'oppressait d'une émotion pénible, c'est qu'elle tremblait pour lui, l'enfant de Philippe, et qu'elle était accablée, au fond d'elle-même, par la tristesse de son destin.

Alors, elle avait écrit au Roi, elle avait fait sa soumission, elle était prête à tout, lui disait-elle, à condition qu'il la sauvât de la tragique situation dans laquelle elle se trouvait, livrée avec ses fils aux exactions de l'armée dans sa province persécutée. Et elle avait remis la lettre à Molines et Molines était parti sur sa mule vers Paris, malgré les routes peu sûres, afin de porter le message à Versailles...

Mais la nuit suivante, c'était le drame. Les dragons du gros et terrible Montadour pénétraient dans le château du Plessis-Bellière, tuaient, violaient, incendiaient... Le petit Charles-Henri était mort, la gorge tranchée, dans les bras de sa nourrice.

Non, tout n'avait pas tourné si bien. La vie n'accorde rien sans prélever son tribut. Il y a quand même eu un enfant mort, se dit-elle. C'est la blessure inguérissable qui vous appartient en propre et qu'on ne peut confier à personne. Et se confier n'apaiserait rien.

« L'enfant m'appartenait en propre... Que serais-tu devenu, petit garçon, si l'on ne t'avait égorgé ? »

C'était aussi l'enfant en robe blanche que regardait Molines.

– J'ai voulu vous apporter ce tableau, dit-il, car c'est la seule effigie que nous possédons du dernier des Plessis-Bellière, descendant de la branche issue de Eudes III, compagnon de Saint Louis. Je ne pouvais la laisser derrière moi.

Leurs regards se rencontrèrent. Ils se turent.

– Vous voyez bien, Molines, dit-elle enfin. Vous voyez bien que je ne peux pas aller au Roi. C'est impossible ! Comme pour vous d'abjurer...

Quelqu'un toussota près d'eux.

– J'ai songé que peut-être l'honorable vieillard aimerait qu'on lui serve un breuvage, émit la voix de Suzanne, il fait tellement soif dans notre pays...

Comme sortant d'un songe, ils considérèrent la jeune femme de Nouvelle-France, accorte et souriante devant eux.