Elle reprit place près de lui et elle tenait les yeux baissés tandis qu'elle caressait les longs cheveux cuivrés qui s'échappaient du béguin vert brodé.

Molines, sans souffler mot, estimait l'âge de l'enfant.

Un coude appuyé aux genoux de sa mère, le menton dans sa main, Honorine considérait Molines avec sagacité.

– J'ai un arc et des flèches, lui dit-elle.

– Je vous en félicite, demoiselle.

– Mon père est un grand chef de guerre.

– Votre mère aussi l'a été. Je fus témoin de ses exploits.

– Je sais, dit Honorine avec un sourire entendu.

Et elle appuya sa joue contre le bras d'Angélique. Une transformation s'était faite en elle depuis le sauvetage du chien.

– Quelle réponse vous donner, Molines ? murmura Angélique en serrant la petite contre elle. Hier, j'étais folle de joie. Nous faisions des projets de retour. Et maintenant je ne sais plus. Il me semble que l'on nous attire aussitôt dans un piège. Pardonnez-moi de paraître hésiter. Vous avez entrepris un très long voyage et je m'adresse des reproches à la pensée que vous pourriez revenir avec le sentiment d'avoir échoué dans votre mission.

– Je reconnais dans ce scrupule votre gentillesse native. Mais ne vous tourmentez pas pour moi, Madame. Je vous dirai que cette mission au-delà des mers est venue à point pour faciliter mes projets de départ. Elle m'a permis d'accomplir cette première traversée aux frais de Sa Majesté et il n'y en aura pas d'autre. Dès que vos navires vogueront vers l'Europe, je considérerai ma mission terminée et je me mettrai en quête d'un lieu où m'installer au Nouveau Monde.

Angélique ouvrit de grands yeux.

– Vous voulez demeurer en Amérique, vous, Molines ? Mais ne venez-vous pas de me dire que le Poitou est fort paisible et que vos affaires sont des plus prospères ?

– Elles le sont, en effet... Et je pourrais même dire que, par ce jeu bizarre des circonstances qu'on ne peut toujours prévoir, elles ne l'ont jamais été autant. Mais je suis de confession protestante et le Roi va révoquer l’Édit de Nantes...

Chapitre 93


– Révoquer l’Édit de Nantes ! se récria Angélique. L’Édit qui donne la liberté de pratiquer leur religion aux protestants au même titre et avec les mêmes droits de citoyenneté que les catholiques ? C'est impossible ! Le roi Henri IV, le grand-père de notre souverain actuel, l'a établi pour que tous les Français qu'ils soient huguenots ou catholiques ne soient plus que les mêmes sujets d'un seul roi !

– L’Édit va être révoqué, répéta Molines. Les jésuites ont su convaincre le Roi qu'il n'y avait plus de protestants en France, parce qu'ils étaient tous convertis.

– Mais on ne révoque pas un édit comme cela ! C'est un crime. Et le Parlement, si soumis qu'il soit au Roi et même à la majorité catholique, ne peut s'incliner.

– Cela ne se fera peut-être pas aisément, ni demain, mais cela se fera. Alors les Français de confession réformée deviendront pires que des pestiférés ou des lépreux en leur propre pays. Ils seront ruinés, ne recevant plus l'autorisation de commercer. Leurs enfants seront bâtards car les pasteurs ne pourront plus être officiers d'État pour l'enregistrement des naissances ou des mariages.

– C'est impossible ! s'écria derechef Angélique. Le Roi ne peut pas faire cela !... Il ne peut pas faire cela à son grand-père.

Cette exclamation tellement féminine arracha à Molines un demi-sourire.

– Oui ! répétait en écho la petite voix d'Honorine, s'il fait cela à son grand-père, je le tuerai...

Le vieil homme secoua doucement la tête. Qu'importait la tendresse des femmes, pensait-il, et leur sens de l'honneur et de la loyauté souvent taxé de folie.

Le roi Louis XIV trahirait son grand-père Henri IV. Le meilleur roi que la France eût jamais élevé sur le trône.

Un roi humain avant tout, soucieux de paix et de réconciliation et qui avait fait promulguer cet édit de tolérance afin d'arrêter l'effusion de sang des guerres de Religion. Mais le fanatisme et la volonté de violence auraient raison de sa sagesse. Le poignard de Ravaillac que l'on disait guidé par la main des jésuites avait percé son cœur. Et l’Édit n'aurait été appliqué tant bien que mal que pendant moins de quatre-vingt-dix ans. La France recommencerait à se vider de son sang. L'on recommencerait à voir des êtres bannis se réfugier dans les forêts, se glisser sous les ronces des frontières ou s'embarquer sur des plages perdues afin d'aller offrir à des nations voisines ou à des terres lointaines leurs forces vives, leurs talents et l'avenir de leurs enfants à naître.

– Je suis vieux, dit Molines, mais la vie a encore pour moi des charmes et de l'intérêt. Je peux vivre les années qui me restent de façon active et profitable et je ne tiens pas à consacrer mes suprêmes forces à pourrir en prison ou à recevoir des coups de bâton et de botte tandis qu'on me braillera aux oreilles : « Abjure ! »... Ou encore à aller ramer aux galères où ma pauvre carcasse ne ferait pas long feu... Surtout je ne veux point de la vie qui s'annonce pour les Français réformés dans leur propre patrie et donc pour mes enfants et mes petits-enfants. Eux, c'est toute leur vie qu'ils auront à passer misérables, opprimés, pourchassés, soit dans l'inconfort d'une conscience avilie par l'abjuration, soit contraints à affronter les dangers d'un exil devenu presque impossible car les frontières seront fermées et surveillées et déjà aujourd'hui tout Français réformé qui est pris sur le chemin de Genève est arrêté et jeté en prison sans autre forme de procès.

Parce que autrefois l'intendant Molines s'occupait d'elle et de ses frères et sœurs comme de ses pupilles, Angélique oubliait toujours qu'il avait lui aussi des enfants, une famille. Elle se souvint d'un garçon et d'une fille, petits huguenots pâlichons, fort ennuyeux, avec lesquels on ne pouvait jouer à rien d'amusant.

– ... Mes enfants essayent de me convaincre que je suis un vieillard pessimiste, que l'injustice ne va pas triompher et qu'eux, en tout cas, sauront tirer leur épingle du jeu. Sottises ! La partie est trop fortement engagée, les esprits trop influencés pour qu'il y ait possibilité de retour en arrière. Aussi ai-je donné mes ordres car je suis encore vivant et chef de la famille. Les laissez-passer du Roi et les soutiens qu'il m'accorde momentanément m'ont permis d'effectuer certaines opérations de transfert, via la Hollande. De plus, les miens doivent s'évertuer de gagner, par groupes différents et sous prétexte de visites familiales, La Rochelle.

– La Rochelle ? Est-ce prudent ? C'est une cité où les huguenots sont très surveillés.

– Cela dépend des périodes. En ce moment, c'est la pagaille. Il y a eu durant quelques années une équipe de convertisseurs zélés qui a rendu la vie intenable à mes coreligionnaires. Puis soudain on les a abandonnés à leur sort et les jésuites de la ville ont reçu l'ordre de ne s'occuper que de leurs élèves des collèges ou de leurs pénitents. C'est une opportunité à ne pas négliger. D'autre part, des départs se font à partir des ports du Brouage ou des Sables-d'Olonne au nord de La Rochelle, les bourgs de cette côte saintongeaise et vendéenne demeurant de majorité protestante. Il se peut que venant de Hollande un navire jette l'ancre dans l'un ou l'autre de ces petits ports où l'embarquement de nos familles se fera plus aisément.

– En quel lieu d'Amérique comptez-vous les faire venir ? La Nouvelle-France vous est aussi fermée. Les lois contre les religionnaires y sont appliquées avec plus de sévérité qu'en France, si possible. Monseigneur de Laval est très rigoriste là-dessus et, en général, tous ces messieurs du Grand Conseil. Il est arrivé que les matelots protestants de certains équipages reçoivent l'interdiction de descendre à terre.

– Je n'ignore pas ces vexations. C'est pourquoi je me réjouis de mon sauf-conduit royal qui me permet de me promener librement pour la première et dernière fois dans les rues de cette charmante capitale de notre colonie d'Amérique.

– Il n'y a malheureusement aucune chance pour les protestants ici. Il arrive que l'on soupçonne parmi les nouveaux immigrants, surtout parmi les jeunes gens célibataires qui semblent s'être embarqués pour fuir quelque chose, l'un ou l'autre, d'appartenir à la religion prétendue réformée. S'ils en sont convaincus, c'est l'abjuration immédiate ou le pilori, la prison et dès le premier navire ils seront renvoyés à fond de cale. La plupart prennent les bois et gagnent La Nouvelle-Angleterre.

– C'est ce que je compte faire, mais sans prendre les bois. J'ai établi une correspondance avec des protestants français de New York. Cette ville qui a été hollandaise est ouverte à toutes les confessions. Dès que j'en aurai terminé avec ma mission près de vous, je vais reprendre la mer. Je me suis informé d'un itinéraire possible. Je me ferai déposer sur la côte est du Canada et de là en cabotant d'un navire à l'autre je finirai bien par contourner la Nouvelle-Écosse et gagner le Massachusetts et, par terre, La Nouvelle York.

– C'est un long et pénible voyage, Molines, dans des contrées quasi désertes. Nous les connaissons bien puisque nous y avons nos établissements. Attendez que nous soyons sur notre départ pour regagner Gouldsboro, notre port d'attache sur les rives du Maine. Nous vous prendrons avec nous. Vous pourrez rencontrer là-bas de vos coreligionnaires de La Rochelle qui y font grandir une active cité commerçante. Ensuite, l'un de nos navires pourra vous conduire jusqu'à Boston ou jusqu'à New York.

Elle s'aperçut qu'en parlant ainsi sans réflexion, elle venait de donner sa réponse à Molines quant à la décision pour elle de ne pas retourner en France.

Chapitre 94