« Vous étiez prisonnière et maltraitée et j'en avertis le Roi répondant aux questions qu'il me posait.

« Le Roi aussitôt donnait des ordres et, par moi, vous envoyait cette lettre que vous tenez aujourd'hui entre vos mains. Il était prêt à toutes les concessions pour vous revoir.

« Mais, lorsque je parvins au Plessis vous savez le spectacle que j'y ai trouvé : des ruines fumantes, l'héritier du domaine, Charles-Henri, mort, vous disparue.

« Dès que je le pus, je retournai à Versailles pour ramener au Roi sa lettre désormais inutile et que je ne pouvais vous remettre ignorant où vous vous trouviez.

« – Elle a pris les armes contre moi, dit Sa Majesté d'une voix altérée. Je ne peux plus rien pour retenir mon bras justicier contre elle... Cette femme doit être vaincue... Sa tête vient d'être mise à prix... »

« Le Roi déposa dans un tiroir de son cabinet secret le pli désormais inutile. Cependant, avant que je ne m'éloigne, il me fit promettre de demeurer son intermédiaire entre vous et lui si l'occasion s'en présentait.

« Ainsi les années ont passé dans le tumulte des armes, de grandes misères, de grands tourments... Maintenant la province est apaisée... j'ai fait reconstruire le château du Plessis et mes affaires sont prospères. Je vous donnerai tous les détails en temps utile, mais sachez dès maintenant que, par ordre du Roi, le domaine vous reviendra avec licence de le faire passer par héritage sur la tête d'un de vos enfants6.

« Donc les années avaient passé. Après l'écrasement de la révolte, le silence s'était fait sur votre personne. À plusieurs reprises, je cherchai à retrouver votre trace, mais toutes les pistes s'arrêtaient brusquement. Nul ne pouvait dire si vous étiez morte ou vivante. Je me doutais que Sa Majesté, de son côté, poursuivait ses recherches, mais n'ayant rien à lui communiquer, je me cantonnais dans une réserve prudente. Il est à noter cependant que les dragons du Roi, chargés de faire abjurer sous violence les personnes de religion protestante, avaient été retirés des campagnes, ce qui permit un relèvement plus rapide des régions ruinées par la guerre.

– Ma révolte n'a donc pas eu que des conséquences désastreuses pour ma pauvre province ?

– Non... Certainement. Elle vous a dû de pouvoir respirer et d'échapper à la persécution religieuse. Le Roi gardait l'œil sur le Poitou comme s'il avait espéré que sa mansuétude allait vous faire sortir du bois...

« Enfin, vers le mois de janvier de cette année, je reçus un appel de Sa Majesté me demandant de me rendre de toute urgence à Versailles.

– Et vous êtes remonté sur votre mule, comme naguère ?

– Une autre mule, mais tout aussi vaillante... Non ! Cette fois, Sa Majesté m'envoya un carrosse afin que je puisse me rendre auprès d'Elle au triple galop et, sitôt arrivé, dans mes vêtements de voyage, je fus introduit dans le cabinet particulier du Roi. Je décelai, dès l'entrée, comme une lumière inhabituelle sur ses traits.

« – Je sais où elle est, me dit-il, elle est au Canada...

« Je crus comprendre que la nouvelle lui en avait été donnée par ses services de police et je crois plus sûrement par ce François Desgrez que vous connaissiez quelque peu. Le Roi ne se préoccupait pas de savoir comment cet habile adjoint de Monsieur de La Reynie se trouvait en possession du renseignement. Il savait enfin que vous étiez en vie et qu'il pourrait vous revoir, ce qui était devenu au cours des années sa hantise. Il reprit dans le tiroir où il l'avait déposé le pli toujours scellé :

« – Rien n'est changé à ce que je lui mandais alors...

« Je devais partir pour vous joindre par le premier navire cinglant vers l'Amérique. Je devais vous remettre la lettre secrètement. Je fis donc mes préparatifs. Je préférais ne pas monter à bord du vaisseau qui emportait le courrier officiel, craignant que ces officiers ou fonctionnaires qui le convoyaient ne me reconnussent pour m'avoir rencontré dans les couloirs du palais, à Versailles.

« J'allai m'embarquer à Honfleur. Mon navire a eu quelque retard par la rencontre d'une banquise qui nous a contraints à dévier de notre route pour l'éviter.

– Mais... dit Angélique dont les sentiments se bousculaient, je vous avoue... quelque chose me choque dans tout cela... je suis touchée que le Roi me garde une si fidèle passion, mais il ne semble pas se souvenir que je suis mariée... mariée à Monsieur de Peyrac... Il semble assuré que je vais lui tomber aussitôt dans les bras... Pour qui se prend-il ?

– Il se prend pour le Roi, Madame, répondit Molines avec douceur.

– Que s'imagine-t-il donc que je suis ? C'est moi, de tous ses sujets, qui lui ai porté les coups les plus durs... et qui ne seront peut-être pas les derniers...

Elle pensait moins en disant cela à sa rébellion, qu'à la lettre qu'elle avait envoyée à Desgrez et par laquelle le Roi un jour apprendrait que sa maîtresse bien-aimée, la belle Athénaïs de Montespan, était une criminelle et une sorcière.

– Il devrait se méfier de moi... Il ne sait donc pas de quoi je suis capable ?

– Il le sait... Mais, pour cela aussi, vous êtes en son cœur une douleur et une délectation à laquelle il ne veut pas, il ne peut pas renoncer. Alors, dans le tourment de n'avoir pu vous briser, il lui renaît l'espoir de pouvoir vous apprivoiser... Il veut vous combler. Il vous rend vos titres, vos terres, il accorde tous les pardons à vous et à votre époux, dans le seul espoir que pour cela vous allez penser à lui avec un peu plus d'indulgence et au moins avec reconnaissance, qu'il aura même à distance le pouvoir de ramener un sourire sur vos lèvres, de remplacer un peu dans votre cœur la rancune que vous y gardiez, par un peu d'amitié envers lui. Si vous l'aviez vu, il y a bientôt six années alors que je venais pour la première fois à Versailles lui porter votre lettre de reddition et qu'il imaginait que bientôt vous seriez près de lui, vous comprendriez à quel point pour lui, souverain maître de tout, vous représentiez... que dirai-je ?... Oui, c'est cela !... Vous représentiez... le salut. Et tout en sablant cette missive que vous tenez là entre vos mains, il me répétait comme un très jeune homme amoureux sous le coup de l'anxiété :

« – Vous lui direz, Monsieur Molines, vous lui direz, n'est-ce pas ? combien Versailles est beau !

Angélique se sentit la gorge serrée par cette évocation.

Parce qu'il régnait depuis très longtemps, on oubliait que ce souverain, écrasé d'une gloire et de charges à l'image pesante de son lourd manteau de Cour de velours bleu brodé de lys et d'or, à collet et doublure d'hermine et traîne de plusieurs aunes et de sa perruque élevée rehaussant sa majesté, n'avait pas encore quarante ans. Il ne redeviendrait jeune que si elle revenait.

– Versailles est très beau, n'est-ce pas ? demanda-t-elle à Molines.

– Sa Majesté me recevait dans son cabinet. Et je ne suis pas très entendu sur les détails, mais... en effet, Versailles est très beau.

« Pour vous, ma belle amie, j'ai créé des merveilles. »

Le duc de Vivonne le lui avait laissé entendre. Pendant ces dernières années la pensée, l'image d'Angélique étaient devant les yeux du Roi quand il commandait ses statues de marbre à Coysevox, ses toiles et ses fresques à Le Brun, et qu'avec Le Nôtre il examinait le dessin de ses jardins, les mille et mille fleurs des parterres.

– Pourquoi, grands dieux m'aime-t-il toujours ?

– C'est là une question qui me paraît oiseuse, Madame... Et plus encore lorsqu'on se trouve en votre présence. Alors, l'on n'a aucune difficulté à reconnaître comme des plus naturelles la constance du Roi à votre souvenir.

– Molines, vous tournez mieux les compliments qu'un petit-maître de la Cour ! Vous n'aviez pas ces talents naguère !

– C'est vrai ! Mais l'âge venant, je me permets d'agrémenter de quelques fantaisies la tournure austère de mon esprit...

– Cher Molines !... dit-elle en le regardant avec douceur.

Molines détourna les yeux. Ce n'avait jamais été dans ses habitudes de se laisser attendrir par un regard. D'ailleurs, ce n'avait jamais été dans ses habitudes de se laisser attendrir par quoi que ce soit.

Mais avec l'âge, comme il venait de le dire, il lui arrivait d'accorder à son cœur quelques fantaisies.

– Ne dit-on pas que le Roi a une nouvelle maîtresse ? reprit Angélique. La marquise de Maintenon.

Molines eut un petit ricanement.

– C'est la douleur que lui ont causée votre rébellion et votre absence qui l'a incité à se tourner vers les charmes discrets de cette dame avec laquelle il n'est pas question de libertinage. Elle est sérieuse, quoique fort belle, et l'agréable gouvernante des enfants du Roi. Il se repose près d'elle. Enfin elle vous a connue jadis et il essaye d'avoir sur vous, par elle, quelques anecdotes. Mais malgré les agréments de cette liaison toute platonique et qui est pour lui un apaisement dans sa vie harassante, trop réglée, toujours en représentation comme un dieu exposé, un acteur sur les tréteaux de foire, je ne ferai pas grand cas de Madame de Maintenon dès que vous reparaîtrez à la Cour.

Ayant prononcé ce petit discours, Molines remit ses papiers dans le sac n'en gardant qu'un seul qu'il consulta sans avoir besoin de mettre des bésicles.

– C'est bien cela, dit-il. Après vous avoir vue, je dois demander audience à Monsieur le Gouverneur, et lui faire part dans le privé de quelques messages personnels pour lui de la satisfaction de Sa Majesté pour l'habileté avec laquelle il a mené ce « rapprochement » qui s'imposait pour la Nouvelle-France avec Monsieur de Peyrac et pour l'amabilité de l'accueil qu'il vous fit. En bref, Monsieur de Frontenac a misé sur la bonne carte.