– Et tout d'abord je rétablirai au Gai Savoir un sain équilibre des travaux et des jeux qui doivent combler les aspirations de l'être humain lorsque enfin il se trouve pour un temps, si bref soit-il, à l'abri des dangers et de la nécessité. Je remettrai le temps à l'horloge du plaisir et pour ce faire j'inverserai les heures. Je désignerai la nuit pour festoyer entre amis, danser, chanter, s'enchanter de musique et de fins discours, et le jour pour aimer... dans le silence des chauds après-midi où tout repose alors que le soleil est aussi brûlant et brasillant que les cœurs et les corps...

« Ainsi continuerai-je, avec la plus belle des femmes, la défense de l'amour...

La ville continua à être agitée toute la nuit. Dans la soirée un quatrième navire, venu de Honfleur, avait encore jeté l'ancre.

Chapitre 92


– Il y a un homme âgé qui a débarqué par ce navire de Honfleur, hier soir, lui dit Suzanne tout en commençant à plonger les éléments de la soupe dans le chaudron. Je suis sûre qu'il vient pour vous, Madame.

Elle continua :

– ... Personne ne sait qui il est. Aucune famille ne le réclame ni ne le connaît. Et il n'a pas dit s'il devait continuer sur les Trois-Rivières ou sur Montréal. Il est vêtu simplement, sévèrement. Il s'est présenté au Navire de France.

– Comment sais-tu qu'il vient pour moi ?

– Je le sens.

Angélique pensa à Desgrez. Parfois, durant l'hiver, elle avait envisagé la venue, avec les navires de printemps, de l'entreprenant Desgrez qui, ayant reçu sa lettre et sachant où la trouver, ne craindrait pas de s'embarquer pour la joindre. On s'explique mieux de vive voix que par lettre surtout quand il s'agit de secrets dangereux, de crimes et de complots contre le Roi. Suzanne avait dit : « Un vieil homme », mais pour une jeunesse comme la petite Canadienne, un homme de quarante ans pour peu qu'il montre des tempes grises pouvait être désigné sous l'épithète d'homme âgé.

Elle essaya de le lui faire décrire.

– Il est grand ? Robuste ? Carré d'épaules ?

– Non, vous dis-je, c'est un vieil homme. Plutôt petit... mais parce que voûté par l'âge. Il a dû être grand et mince. Il a l'air...

Elle hésita...

– Je ne sais pas moi... de quelqu'un comme un homme de loi.

« Baumier », se dit Angélique avec un battement de cœur. « Quoi de plus proche d'un homme de loi qu'un policier chafouin. »

– Il s'est présenté au Navire de France où il n'y avait pas un trou. Mais Madame Gonfarel lui en a trouvé un parce qu'il lui a plu.

Ce n'était pas le policier Baumier. La Polak l'aurait flairé et il ne lui aurait pas plu. Et puis que viendrait faire Baumier ici ?

– Qu'est-ce qui te fait dire qu'il vient pour moi ?

– Une idée... et je crois que Madame Gonfarel a eu la même. C'est des choses qu'on sent...

Angélique sourit. Elle ne faisait pas fi des intuitions de ces dames. Mais cela lui semblait peu probable que quelqu'un venu de France, autre que le courrier du Roi, y vînt pour s'intéresser à eux et surtout à elle comme avait l'air de le dire Suzanne.

Néanmoins, elle se tint devant le miroir.

« Je dois me faire belle. »

Elle arrangea ses cheveux, examina son visage. Les discours de Bérengère sur la vieillesse n'avaient pas été sans éveiller ce petit pincement au cœur, inévitable à toute femme qui voit passer le cours du temps.

« Vous ressemblerez à une fée ! » avait-elle dit.

Soit ! Mais le plus tard possible. Elle se sourit, parce que tout ce que pouvait lui renvoyer le reflet du miroir, c'était l'assurance qu'elle était au zénith de sa beauté encore intacte, seulement plus affinée avec une expression plus sereine. Il n'y avait que ses cheveux pâles, mais elle les avait depuis de longues années et quiconque l'aurait connue, même à la Cour, ne s'en montrerait pas surpris.

Suzanne, du palier du premier étage où elle s'était rendue pour balayer les chambres, l'appela à mi-voix.

– Madame ! Madame ! Le voici ! Il monte la rue...

Angélique la rejoignit à la fenêtre ouverte.

– Le voyez-vous là-bas, ce vieil homme en noir qui porte un sac de tapisserie à la main et un rouleau sous le bras ?

Angélique se pencha à son tour. Elle ne souffla mot, mais Suzanne, contre elle, la sentit tressaillir. Au bout d'un instant elle se détourna, dévala l'escalier et courut tirer la porte de la rue.

Le vieillard aux cheveux blancs sous son chapeau rond, dans son manteau sombre dont le collet ne laissait apercevoir de clair qu'un simple rabat de lingerie sans garniture, marchait les yeux à terre car il était en effet légèrement voûté, ce qui ne l'empêchait pas de gravir la rue d'un pas alerte, malgré son sac de voyage encombrant et le grand rouleau enveloppé de toile gommée qu'il portait sous l'autre bras.

Un peu avant d'arriver à la hauteur de la maison de Mlle d'Hourredanne, il redressa la tête afin de chercher du regard la demeure qu'on lui avait indiquée. Et il vit Angélique au milieu de la rue qui l'attendait. Derrière elle, le grand orme traversé de soleil lui faisait une auréole de verdure.

Le vieil homme fit halte. Il ne s'écria pas en lui-même comme l'avait fait le vieillard Siméon : « Rappelez-moi, Seigneur, à vous, puisque j'ai vu briller ce jour, je n'ai plus qu'à mourir. » Mais comme le prêtre du temple, il comprenait qu'il avait attendu et attendu ce jour, gardant la certitude secrète qu'il ne pourrait mourir sans avoir su ce qu'elle était devenue et sans l'avoir revue.

Elle n'avait pas changé. Elle avait toujours cette même expression de droiture et de gentillesse qui lui attirait les cœurs et il éprouva un sentiment de fierté et de victoire à la découvrir plus belle encore.

Et malgré lui, car c'était un homme austère et rigide, un sourire étira ses lèvres parcheminées.

Angélique descendit vers lui, les mains tendues.

– Je vous salue, Monsieur Molines. Soyez le bienvenu en Nouvelle-France.

« Molines, dit-elle, aurais-je jamais imaginé que je vous reverrais au Canada... C'est fou ! Comment avez-vous osé vous lancer dans une aussi pénible traversée à votre âge ?

– Depuis que j'ai commencé à m'intéresser aux affaires de votre père et que vous alliez sur vos huit ans, dit l'intendant Molines, vous avez toujours pensé que j'étais très vieux. Or, lorsque quelque dix années plus tard je me préoccupai de vous marier à Monsieur de Peyrac, j'approchais des cinquante ans et aujourd'hui, je n'en ai pas encore soixante-quinze...

– Ainsi va le temps, dit Angélique en riant. Une petite fille qui lève le nez pour regarder un grand monsieur sévère le croit très vieux. Et puis peu à peu au cours de la vie c'est elle qui le rejoint.

Elle l'avait fait asseoir dans le petit salon auprès du poêle de faïence désormais éteint.

Elle se tenait devant lui, absurdement heureuse et ne pouvant en croire ses yeux, reprise par cette sensation mêlée de respect et de culpabilité qu'elle avait toujours éprouvée devant le docte intendant. Respect pour ses compétences, culpabilité parce que chaque fois qu'elle avait eu affaire à lui, cela avait été pour qu'il l'oblige à quelque chose de difficile et qu'elle ne voulait pas accomplir. Et il arrivait par ses raisonnements à la convaincre et à lui faire dire oui de sa propre volonté et elle en demeurait irritée, désespérée, et en admiration devant son habileté.

C'était son enfance, son adolescence, son mariage à Toulouse, son second mariage avec Philippe du Plessis-Bellière dont il était l'intendant, qui se levaient à ses yeux avec la présence de l'intendant Molines qui, après avoir posé soigneusement le rouleau qu'il portait contre le mur, ouvrait son sac de tapisserie posé à ses pieds et en tirait une enveloppe blanche scellée de cire.

Il se redressa, lui lança un bref regard incisif qui la fit frissonner tant il ressuscitait pour elle une époque qui n'était plus qu'un songe et il lui tendit le pli.

– J'ai à vous remettre cette lettre de la part du Roi.

– Du Roi ! répéta Angélique.

– Asseyez-vous, dit Molines en lui désignant un siège en face de lui.

Elle obéit machinalement tenant en main le pli à l'épais cachet où elle reconnaissait le contre-sceau de Louis XIV avec les anges de la Gloire et de la Fortune soutenant l'écusson à trois fleurs de lys sommé d'une couronne et d'une croix.

– Ouvrez...

Elle tira sur le ruban et rompit la cire.

Elle était impressionnée à l'idée que le Roi avait touché cette lettre. C'était sa main qui, après l'avoir écrite, l'avait cachetée. Il avait voulu être seul dans son cabinet aux tentures bleu et or qu'elle connaissait si bien et il avait lui-même tourné le bâton de cire sur la flamme.

Elle déploya le feuillet. Elle vit la signature : Louis. Il n'y avait que quelques mots d'écrits, elle lut.

Pour vous, ma belle amie, j'ai créé des merveilles.

Louis.

Elle resta là, tenant aux deux coins, haut et bas, la feuille blanche qui frémissait entre ses doigts afin qu'elle demeurât ouverte devant elle.

« Pour vous, ma belle amie, j'ai créé des merveilles. »

Soudain elle sursauta.

– Molines !... La date ? C'est une erreur. Elle est de près de six ans en arrière.

– Cette lettre, en effet, fut écrite par le Roi à votre intention il y a six années. C'était elle que je vous rapportais après m'être rendu à Versailles après avoir remis à Sa Majesté votre lettre de soumission. Dans cette lettre... vous souvenez-vous ?... vous lui demandiez grâce, lui promettant de revenir à la Cour à condition qu'il délivrât votre province et vos terres de la soldatesque qui venait vous humilier jusque sous votre toit dans votre château du Poitou : Le Plessis.