– Aidez-moi, imbécile ! dit-il à son secrétaire qui le regardait les bras ballants. Débarrassez-moi de tout cela ! Non, pas celle-ci... C'est la lettre du Roi. Vous ne vous rendez donc pas compte que je vais donner lecture d'un document qui a plus d'importance et qui aura plus de retentissement dans l'Histoire qu'un traité de paix avec l'Angleterre... et savez-vous pourquoi ? Parce que jamais la grandeur, la magnanimité, l'esprit de mesure et de justice de notre Roi n'y apparaîtront de façon aussi éclatante.

Il pria Joffrey et Angélique d'aller se placer en face de lui à l'autre extrémité de la grande table qu'il présidait.

Son valet de chambre, qui ne l'avait pas vu reprendre haleine depuis son arrivée au château, voulut lui présenter un verre de vin, mais il l'écarta.

– Non ! Nous boirons après... Mais alors, nous boirons bien.

Il s'informa :

– Qu'attendait-on ?

On attendait l'Évêque, lequel on ne pouvait être certain de toucher, car il était allé dire sa messe à Château-Richier.

– Tant pis pour l'Évêque.

Quelques conseillers protestèrent.

– Tant pis pour l'Évêque, tonna Frontenac, je referai une lecture solennelle plus tard avec tout le Conseil présent et le protocole voulu, mais il est impossible d'attendre. Sa Majesté l'a exigé : Proclamation à haute et intelligible voix dès que les sceaux seront brisés. C'est donc ainsi, comme pour nous, la satisfaction du Roi que nous soyons au plus tôt avertis de la joie qu'il éprouve à retrouver en son royaume un homme de grand mérite, des honneurs dont il souhaite le combler ainsi que sa famille, j'ai nommé Monsieur le comte de Peyrac, notre grand voisin des frontières en Amérique, notre hôte à Québec durant cet hiver auquel nous devons ainsi qu'à Madame de Peyrac mille bienfaits, ne serait-ce que de nous avoir permis à tous en ce jour de servir Sa Majesté au mieux de sa volonté et de son bon plaisir.

Nous, Louis, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre, à tous présents et à venir, salut...

Par le timbre de Frontenac, la voix du Roi se faisait entendre. Venue de si loin, elle avait en cette salle du château Saint-Louis, sur le roc sauvage, la résonance à la fois solennelle et impressionnante que l'on prête à celle des dieux, faisant entendre, à travers la nue, leurs oracles.

De tous ceux qui étaient présents, Joffrey était le seul qui ne paraissait pas troublé jusqu'à en être un peu égaré d'une émotion intense, d'un regret presque religieux.

Angélique qui tenait sa main ne la sentait ni trembler ni frémir, et pourtant ce qu'ils entendaient était incroyable.

Le Roi lui rendait tout. Il lui reconnaissait ses droits, ses titres. Il ne faisait allusion au procès que comme à une action inique, suscitée par des envieux et menée par des incompétents et à laquelle il n'avait pu en ce temps-là, trop jeune, apporter l'examen nécessaire.

Il se réjouissait que la présence de M. de Peyrac au Nouveau Monde lui ait enfin fourni l'occasion de réparer les torts causés à un des plus grands seigneurs du Royaume, dont il n'avait jamais eu à se plaindre.

Suivaient les détails de toutes les faveurs et biens qu'il lui accordait.

Un long paragraphe était accordé à la position du comte de Peyrac en Amérique et, là encore, le Roi se félicitait de ses services et de sa présence. Au passage, M. de Frontenac et les membres du Grand Conseil, nommés expressément, recevaient leur part de compliments et de félicitations.

En achevant la lecture de cette épître mémorable, la voix de Frontenac tremblait. Il laissa retomber les parchemins et, quittant sa place, il alla à Joffrey de Peyrac.

– Frère de mon pays, vous avez gagné, dit-il en lui ouvrant les bras.

Dans sa lettre, le Roi n'avait pas parlé d'elle. Rien de plus que les quelques passages où il notifiait que le comte et la comtesse de Peyrac étaient attendus à Versailles, seraient reçus tous deux avec la plus grande satisfaction par leur souverain, etc.

De nombreuses pièces annexes étaient destinées à Joffrey qui s'enferma avec Frontenac pour les examiner, les entériner et en prendre possession.

Angélique l'attendit en se promenant sur la terrasse et elle réfléchissait à une attitude royale sans doute voulue, qui, à la fois, la rassurait, mais ne lui semblait pas normale. Elle avait aussi escompté que le policier Desgrez, personnage très influent car étant le bras droit de M. de La Reynie, s'était occupé de les « soutenir » auprès du Roi. Il avait obtenu de celui-ci plus de ce qu'ils étaient en droit d'espérer.

Quant au Roi, il savait qui elle était, mais affectait de ne la considérer désormais que comme la comtesse de Peyrac. Elle crut comprendre qu'il avait décidé d'effacer le lourd contentieux de la Révoltée du Poitou. C'était plus simple ainsi.

Elle aurait voulu serrer Joffrey dans ses bras et lui dire : « Enfin ! Enfin, mon cher prince ! Justice vous est rendue ! »

Mais c'était une trop écrasante et subite gloire, un trop éclatant bonheur. Elle réalisait peu à peu.

La nouvelle de leur reconnaissance par le Roi se répandait et on leur faisait énormément de frais. Tout le monde les félicitait. Ce n'était pas flagornerie. Mais ceux qui avaient eu le courage de se mettre de leur bord s'autorisaient à pavoiser, heureux de se sentir parmi les élus et méritant de l'être. Il fallait parler, raconter, questionner...

On acclama M. de Frontenac lorsqu'il sortit accompagné de M. de La Vandrie et de sa belle escorte. Les nouveaux arrivants trouvaient la ville agréable. Qu'avaient-ils redouté de ce pays de « sauvages » ? Ils étaient reçus somptueusement et ils ne pouvaient faire deux pas dans les rues sans se faire applaudir comme des princes du sang.

Un seul se plaignait. C'était celui sur lequel Bardagne avait jeté l'anathème. Il réussit à aborder M. de Frontenac afin de protester. Il n'avait pu trouver un coin pour s'abriter, sauf le toit d'un méchant hangar, que lui avait accordé, sans plus, le représentant d'une compagnie marchande ayant des obligations envers M. Colbert. Il devait ses malheurs à M. de Bardagne autour duquel la ville avait fait front.

Frontenac qui, dans l'allégresse générale, avait « d'autres chats à fouetter », ne l'écouta que d'une oreille distraite et le rabroua.

– Vous n'êtes jamais contents, vous autres de l'entourage de Monsieur Colbert ! Où va-t-il donc recruter ses jeunes commis ? Les fils de magistrats et de bourgeois sont-ils de nos jours plus gâtés que les fils de ducs ? Ceux-ci sont habitués de bonne heure à souffrir l'inconfort pour le service du Roi. Le Canada est un pays rude, Monsieur. Je recommanderai à notre ministre des Colonies de ne pas nous envoyer à l'avenir des femmelettes !

Ainsi ce n'était pas l'une des moindres métamorphoses suscitées par l'air du Canada que d'avoir fait de Nicolas de Bardagne, fonctionnaire doux et consciencieux, un homme acerbe, vindicatif et presque rebelle, mais qui, ayant traversé les tourments de l'hiver, s'était fait aimer de tous à Québec.

*****

Une nouvelle lecture solennelle de la lettre du Roi en présence de l'Évêque et des deux fils, Florimond et Cantor, fut donnée dans l'après-midi.

Angélique n'y assista pas. Elle se trouvait à ce moment au couvent des jésuites, dans la bibliothèque aux beaux instruments scientifiques, aux grands livres ouverts sur des lutrins.

Le Père de Maubeuge l'avait fait mander d'urgence, pour une rapide entrevue, souligna-t-il.

– Je ne veux pas, Madame, lui dit-il, avec sur son visage de mandarin chinois on ne sait quelle expression qui pouvait la faire qualifier de souriante, je ne veux pas vous arracher à l'allégresse de vos amis, mais sachant que les journées qui vont suivre vont passer à la vitesse de l'éclair, j'ai voulu, alors qu'il était temps encore, ménager les quelques minutes qui me permettront tout d'abord de vous assurer de ma grande joie en Jésus-Christ pour l'heureuse issue de vos tribulations à vous et à votre époux. Je n'ai pas besoin de m'étendre sur mes sentiments. La longue amitié qui me lie à Monsieur de Peyrac me permet plus qu'un autre de mesurer combien tout ce qui vous advient aujourd'hui a de providentiel, bien que mérité par la patience et le courage avec lesquels vous avez supporté l'un et l'autre des fortunes adverses.

« Cela dit, nous voici sur le seuil de la séparation...

Le reste de la journée se passa à échanger des récits de guerre iroquoise avec des projets de retour, d'évocation du palais du Gai Savoir dont on rebâtirait les roses murailles, avec l'importance des Wampums que le chef des Cinq-Nations avait remportés dans ses bourgs aux Longues Maisons. L'on ne cessa de sauter du Nouveau Monde à l'Ancien et plus d'une fois Outtaké se trouva dans une même bouche comme assis aux côtés de Louis XIV ce qu'il eût pour sa part estimé bien normal : le Roi est très bon ! Outtaké s'est montré clément ! Sa Majesté sait prêter l'oreille aux conseils de sagesse... Le Sauvage a bien voulu nous écouter...

*****

Chacun venait à eux.

Invités dans toutes les maisons, Joffrey et Angélique se rendirent chez quelques amis puis lancèrent une invitation pour la soirée au château de Montigny et, cette fois, la Polak y vint avec son Gonfarel.

Il était fort tard quand ils purent refermer leur porte sur l'intimité de la petite maison que Joffrey se déclarait impatient de retrouver, parce que là seulement, répéta-t-il, Angélique lui appartenait. Elle voulait parler, mais il l'interrompit.

– Nous avons assez parlé, dit-il en la prenant dans ses bras, Oh ! Seigneur ! Est-ce là l'existence mondaine qui nous est promise de l'autre côté de l'océan ?

– Ne craignez rien, je saurai m'en défendre.