– Voici justement Madame de Peyrac. Madame, je vous prie, laissez-moi vous présenter Monsieur de La Vandrie, conseiller d'État au Conseil des Affaires et Dépêches, messager exceptionnel du Roi auprès du Grand Conseil de la Nouvelle-France.
Monsieur de La Vandrie ôta son chapeau à grandes plumes perché sur sa perruque et fit un profond salut de cour, jambes cambrées, accompagnant sa révérence d'un triple et savant circuit aller et retour de son panache. Cependant après avoir exécuté deux nouveaux plongeons, il ne dit mot et se redressa d'un air guindé. Manquait-il d'une certaine aisance avec les dames malgré son haut rang ? Ou n'aimait-il pas voir celles-ci s'immiscer dans les affaires sérieuses ? Il marqua que c'était à M. de Peyrac qu'il en avait et que sa femme ne pouvait évidemment l'intéresser, en se tournant vers l'intendant et le secrétaire en disant :
– J'ai pour ce gentilhomme également un chargement à lui faire parvenir.
Il sortit d'un sac deux enveloppes épaisses qui étaient plutôt des paquets que des missives.
– Monsieur de Frontenac doit les lui remettre lui-même. Je vous remets tout ce courrier, Monsieur l'Intendant, à charge pour vous d'y veiller comme sur la prunelle de vos yeux et de respecter, c'est évident, les desiderata de Sa Majesté en ce qui concerne leur remise, leur lecture, etc. Mais il est certain qu'étant donné l'importance que le Roi y attache, la place de ces documents est normalement entre vos mains.
Le secrétaire s'en alla, furieux. Il était habitué à l'omnipotence que lui conférait sa place auprès du plus haut personnage de Québec et de Nouvelle-France, le Gouverneur. Et voilà ! Il suffisait que cette clique de Versailles arrive pour qu'on se fasse traiter comme des larbins.
Nonobstant les tempêtes essuyées, les alertes aux pirates et aux banquises, la menace des calmes plats qui avaient été le pain quotidien de ses soixante jours de traversée, M. de La Vandrie donnait l'impression d'arriver tout droit de Versailles. Plus ! Il sortait du palais même, du cabinet du Roi.
Pour tout dire, il portait sur lui le reflet de la personne royale et de la confiance qu'il en recevait au point qu'il semblait nimbé comme d'une poudre d'or impalpable qu'il se serait bien gardé d'épousseter. C'était un bel homme, droit et majestueux. La morgue mêlée d'une pointe infime d'excentricité qui caractérise l'homme de cour lui seyait. Subrepticement, on notait dans sa présentation et jusque dans l'affectation de son langage, ces détails inusités qui donneraient le ton de la mode nouvelle.
– Les perruques ne se portent-elles pas plus courtes ?
– Le chapeau de castor est plus petit... Mais les plumes d'autruche plus volumineuses.
Les pans de la cravate, jusqu'ici en « papillon », prenaient les proportions en « ailes de moulin ». Les talons rouges étaient plus hauts. Les basques de l'habit plus juponnantes.
L'on guignait dans sa direction. Et personne n'était tout à fait tranquille après cet hiver pas comme les autres, car ce serait à lui sans doute que « l'espion du Roi », l'invisible, l'insoupçonnable espion dont on savait qu'il existait, mais qu'on ne pouvait jamais être sûr d'avoir démasqué, allait faire son rapport. Et sachant que désormais toute parole prononcée pouvait prolonger son écho jusque dans l'antichambre du Roi, retenue et méfiance se propageaient comme une risée de vent, sur une mer tranquille, ombrant les visages. On sentait que par la porte ouverte l'« au-delà » monarchique, despotique, mais dispensateur de privilèges, s'engouffrait... Chuchotements et commentaires allaient bon train. C'était la première fois, remarquait-on, qu'en la personne de M. de La Vandrie, le Canada recevait l'un des trente conseillers d'État ou secrétaires d'État. On apprenait qu'il était également familier du Ministre de la Guerre, Louvois, qui se remettait sur lui du gouvernement de sa charge de Surintendant des Postes.
De même, il n'était jamais arrivé de voir déléguer, pour l'escorte du courrier royal et administratif, un officier appartenant à cette glorieuse création de Louis XIV qui y apportait toute son attention, appelée « La Maison du Roi », effroi de l'Europe sur les champs de bataille. Et l'on sut qu'il s'agissait d'un officier choisi parmi l'une des trois compagnies françaises des gardes du corps, servant les plus proches de la personne du Roi, accompagné de deux « anspessades4 » à hallebardes courtes et d'une douzaine de leurs subalternes.
C'était autre chose que la canaille militaire, composée de recrues ramassées ivres mortes dans les cabarets, qu'on leur envoyait communément à titre de soldats.
Ces hommes étaient des hommes qui, chaque jour, voyaient passer Sa Majesté, entendaient sa voix, observaient ses gestes et son habillement, car de se tenir muets et raides comme des piquets, les gardes du corps, cela ne les empêchait pas d'avoir des yeux.
Les Québécois s'arrêtaient et faisaient cercle pour admirer les uniformes.
Fallait-il croire que le Roi commençait à s'intéresser à sa colonie lointaine pour lui envoyer tout ce beau monde ?
Angélique n'était pas plus enchantée que le secrétaire de Frontenac de ce M. de La Vandrie. Que fallait-il croire ? Son comportement proche de la goujaterie, envers une femme, était-il inconscient ou intentionnel ? Que savait-il ou soupçonnait-il qui le rendait muet et gourmé en face d'elle ? Peut-être rien ? Peut-être plus ? Il était évident que tous ces bonshommes, chargés de missives ultra-secrètes, qui décidaient, tranchaient le sort, élevaient ou abaissaient ceux auxquels elles étaient destinées, en connaissaient peu ou prou le contenu.
Ainsi Bardagne ne fut pas long à apprendre que sa lettre maladroite expédiée en novembre par le Maribelle avait porté ses fruits amers. Un jeune fonctionnaire attaché au cabinet de Monsieur Colbert, qui avait demandé qu'on le lui envoyât et qu'il retrouva à un coin de rue alors qu'il allait monter dans un carrosse pour gagner le palais de l'intendant, n'attendit pas qu'ils fussent en présence dans un endroit plus digne et plus confortable pour lui faire comprendre sa disgrâce. M. de Bardagne s'étant nommé, l'autre l'avertit aussitôt qu'il était démis de ses fonctions, lui montra les papiers qui attestaient de ce verdict, lui signifia qu'il n'avait plus à se mêler de rien. Il lui parlait de ce ton mi-dédaigneux, mi de pitié qu'inspirent les pestiférés du pouvoir, ceux qui, abandonnés de la chance, se révèlent coupables d'avoir misé sur la mauvaise carte. Il lui signifia qu'une partie de son voyage de retour serait retenue sur sa cassette personnelle.
– Je m'en moque, répondit Bardagne.
L'autre eut un sourire pincé.
– Oh ! Monsieur, est-ce bien politique de votre part de vous montrer méprisant des bontés de Sa Majesté alors que vous auriez pu revenir à fond de cale ou même aux fers ? Je comprends à votre réflexion ces rigueurs envers vous dont je ne m'expliquais pas toutes les raisons. Sachez que j'ai reçu ordre de recueillir des renseignements sur votre conduite comme envoyé du Roi en Nouvelle-France. Ce que j'en dirai peut alourdir ou alléger par la suite votre dossier. Et à peine ai-je abordé à Québec que déjà l'on m'informe que vous fréquentiez quotidiennement, presque jour et nuit, une maison mal famée.
– Une maison mal famée ? répéta Bardagne ahuri.
– Le Navire de France, fit le fonctionnaire après avoir jeté un coup d'œil sur un papier.
– Mais, Monsieur, s'écria Bardagne, je me rendais là parce que j'y rencontrais mes amis.
– Parfait ! Je ne vous le fais pas dire, ricana l'autre.
Nicolas de Bardagne ouvrit la bouche pour se défendre. Mais sur le point d'expliquer comment l'amitié en laquelle la noble dame de Peyrac tenait la tenancière du lieu, ainsi que divers incidents arrivés en cours d'année, dont l'accident du marquis de Ville d'Avray, avaient entraîné l'exode d'une partie de la société la plus aristocratique de la Haute-Ville, en cette auberge dite « mal famée » de la Basse-Ville, et qu'on y avait vu fréquenter tout au long de l'hiver de grands noms et des meilleurs jusqu'au Lieutenant de Police : M. Garreau d'Entremont, il se retint. Il haussa furieusement les épaules. Comment faire comprendre à ce jocrisse, à ce blanc-bec pâle encore de son mal de mer et qui entrait dans la carrière en s'imaginant qu'il allait mieux servir le Roi que tous les autres avant lui, comment lui faire apprécier de quelle façon circulait le sang de Québec de la Basse-Ville à la Haute-Ville et de la Haute-Ville à la Basse-Ville, durant l'interminable saison des glaces. Comment lui rendre accessible ce qui pouvait se vivre dans ce réceptacle d'effervescence qu'était le Navire de France, les querelles des Acadiens, les yeux verts d'Angélique de l'autre côté de la table à travers la fumée des pipes, Janine Gonfarel tournant ses soupes, le marquis de Ville d'Avray et le bel Alexandre...
C'était indescriptible et inexplicable. Et ce prétentieux n'était pas digne qu'il lui en suggérât seulement l'idée.
Il puait les officines des grands commis, les Le Tellier, Colbert et compagnie, le bras robin du Roi. Il suait les relents de leurs intrigues soucieuses, de leurs calculs pointilleux et acrobatiques, leur suffisance de bourgeois laborieux à l'odeur d'encre, au bruit de plumes grinçantes. Qu'il se fût déjà informé de ces mœurs prouvait son caractère fouinard. Il avait dû prendre ses renseignements auprès de l'« espion du Roi » qui, par les résultats révélés, était sans doute un de ces dévots rancis du Saint-Sacrement, avides de ronger par la base la réputation de leurs semblables.
Au cours de sa carrière, Nicolas de Bardagne avait appris qu'il ne fallait pas se préoccuper outre mesure de ces ragots de sacristie, des espions.
Il prit la mesure de son adversaire et le jugea piètre. Il n'en était, c'était visible, qu'à sa première suppléance : il se gonflait, accoutumé à asseoir son importance sur celle d'appuis aujourd'hui fort lointains. Il pourrait, si on le malmenait, protester :
"Angélique à Québec 3" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique à Québec 3". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique à Québec 3" друзьям в соцсетях.