– Précautions inutiles, j'en suis convaincu, avait ajouté le comte, mais précautions qu'il est préférable d'observer.

Angélique les laissa prendre tous les dispositifs qu'ils voulaient. Les enfants qui étaient accourus de toutes les directions, Honorine, Chérubin et Marcellin sautaient de joie et d'impatience. Suzanne se désolait de ne pouvoir enfiler à ses quatre garçons les habits du dimanche, disparus dans l'incendie. À Québec, chacun essayait, à l'arrivée du premier navire, de se vêtir à son avantage et c'en était devenu presque une tradition.

Coquetterie bien inutile. En arrivant sur les quais noirs de monde, Angélique comprit qu'elle aurait pu être parée comme une châsse et se déplacer avec tout un arsenal sans attirer l'attention. Personne ne remarquait plus personne.

Le premier navire venait de jeter l'ancre dans la rade.

Et les flancs de l'arche commençaient de vomir leur contenu, magma d'humanité, d'animaux, de bagages et de marchandises, que la Mer des Ténèbres avait ballotté de longs jours dans la solitude des eaux recouvrant la terre disparue.

Faisant force rames, les chaloupes déversaient sur les rives de Québec l'habituel contingent de soldats abrutis ou gouailleurs dans leurs uniformes avachis, tenant leurs armes à bout de bras, d'immigrants hâves et éperdus, d'ecclésiastiques en noir solidement groupés, de voyageurs fourbus, de voyageurs hilares rentrant au pays et qui commençaient de crier à deux toises du rivage qu'ils en avaient assez de Paris et de ses rues puantes et des fonctionnaires grincheux et que rien ne valait la bonne terre du Canada, de familles attendues par les leurs : pères, mères venant rejoindre leurs enfants établis et qui pleuraient en découvrant leurs petits-enfants sur la grève leur faisant des signes de bienvenue, de saintes femmes modestes, miraculeusement nettes et propres, la coiffe blanche empesée comme il en sort toujours des plus insalubres coques de navires, de bébés nés en mer, de malades aux gencives sanguinolentes – scorbut – ou désincarnés par la malnutrition que l'on transportait dans des bâches ou par les bras et par les pieds et que l'on posait là, à même le sol, ouf ! D'hommes d'affaires attendus suivis d'un valet et d'un secrétaire, négociants, marchands, actionnaires et dirigeants de la Compagnie marchande des fourrures, quelques faces patibulaires qui, se mêlant aux hommes d'équipage, essayaient de se glisser parmi les immigrants et qui étaient aussitôt repérés par les sbires de Carreau d'Entremont ou les archers de Carbonnel, mis en place. Enfin, reconnus de loin, dorures scintillantes et panaches au vent, les grands seigneurs, les officiels, les envoyés du Roi et des ministres, convoyant le courrier diplomatique et administratif.

Des barques et des radeaux amenaient des chevaux hennissants, des chèvres bêlantes, des porcs hurlants comme si on n'en avait pas assez au Canada, et qu'ils « n'auraient pas mieux fait de les faire manger en mer à leurs passagers, ces bestiaux, plutôt que de nous débarquer des mourants ! »

Les caporaux recommençaient à brailler et à ranger leurs soldats.

– Fini le mal de mer, coquins ! Tenez-vous droits !

Les enfants des immigrants se réunissaient aussi et se montraient du doigt leurs premiers Indiens.

La population québécoise s'effaçait, disparaissait, se muait en un corps nouveau, s'infiltrant, se dispersant et se mêlant aux arrivants, jusqu'à ce qu'il n'y eut plus qu'une seule et même foule agitée, caquetante, se racontant, se plaignant, se perdant en effusions, réclamant à cor et à cri son courrier.

Et pour la première fois Mlle d'Hourredanne était au port et recevait des mains du capitaine la cassette contenant les lettres écrites par son amie La Belle Herbière, veuve du Roi de Pologne.

Des amis qui, la veille, dans Québec, se seraient arrêtés longuement pour discourir entre eux de la douceur du temps, s'ignoraient. Les gens se croisaient, se recroisaient et se croisaient encore sans se voir. À plusieurs reprises Angélique rencontra M. de Bardagne, Ville d'Avray, Vivonne sans qu'il n'y eut de part et d'autre rien de plus qu'un regard rapide et indifférent échangé. Elle fut hélée par un homme de mine agréable mais qu'elle ne reconnaissait pas car elle ne s'attendait pas à le voir débarquer d'un navire venant de France. Elle ne saurait que deux jours plus tard qu'il s'agissait du baron de Saint-Castine, leur voisin de la côte du Maine, monté à bord au courant d'une escale dans le Golfe Saint-Laurent, et qui venait s'informer de son coffre de scalps anglais.

Elle vit le duc de Vivonne s'entretenir longuement à voix basse avec un personnage élégant qui devait le renseigner sur les poursuites et les accusations qui avaient été élevées et entreprises contre lui et s'il pouvait les espérer définitivement étouffées et peut-être avec elles, par la même occasion, le dénonciateur. Vivonne semblait satisfait, se redressait et retrouvait son maintien arrogant et cette manie exaspérante des courtisans de toujours parler pour un seul, en remuant à peine les lèvres tout en jetant à droite et à gauche des regards méfiants comme s'il était d'une importance capitale que leurs propos ne soient pas surpris par le menu fretin.

Il entraîna l'individu que suivaient de nombreux domestiques portant les bagages. Le duc avait toujours son bras en écharpe car sa blessure se guérissait mal. Il boitait légèrement.

Ville d'Avray aussi boitillait et avait un bras en écharpe, suite de son duel. Cela ne l'empêchait pas de courir partout.

Angélique aperçut Bérengère-Aimée de La Vaudière qui sanglotait, échouée sur un ballot et appuyée contre une malle. La lettre qu'elle venait d'ouvrir lui annonçait dès les premières lignes que sa mère était morte.

– Mais lisez ! Lisez tout ! lui intimaient Euphrosine Delpech et Mme de Mercouville.

– Mais, elle est morte, gémissait Bérengère.

– Mais vous saurez de quoi ! Si sa fin a été heureuse, cela peut vous apporter consolation.

Mme de La Vaudière se reprit, lut tout et s'effondra évanouie. Son père était mort aussi.

Sur le couvercle de la malle, deux négrillons assis, les jambes pendantes, la face grise encore de malaise sous leurs turbans à aigrettes, portant une livrée de page en satin rose un peu fripée et des souliers à boucles d'argent, roulaient des yeux blancs, effrayés. Un homme à l'allure d'intendant de grande maison réclamait partout Monsieur de Ville d'Avray.

La duchesse de Pontarville, l'informa-t-il quand il l'eut trouvé, lui envoyait deux petits Maures ainsi qu'il l'en avait priée, pour le service de sa maison. En échange, elle lui demandait de soutenir au Canada les affaires de l'homme qui les avait accompagnés et de lui obtenir, pour elle, des actions de la compagnie qui avait le monopole des fourrures.

– Mais je repasse en France, MOI ! s'écria Ville d'Avray... Je viens de perdre un être cher par la faute des Iroquois, Monsieur... Comment voulez-vous que je demeure dans cet atroce pays ? Si vous avez du cœur, vous devez le comprendre ?

– Oui, Monsieur.

– Alors, que vais-je en faire de ces pages ?

– Et moi, Monsieur, que vais-je en faire ? Je m'embarque dans l'heure.

Car l'agitation de l'arrivée était multipliée encore par la présence de ceux qui voulaient partir par le premier vaisseau et qui s'étaient déjà installés sur le quai avec leurs bagages, afin, dès que le bâtiment serait vide, de pouvoir monter à bord pour retenir leurs places.

Entre autres, le mercier Jean Prunelle et sa femme encadraient solidement leur fille qu'ils confiaient à un ménage ami, ayant décidé de l'envoyer en France chez une tante religieuse dans un couvent où elle apprendrait à ne pas se conduire en Indienne en recevant de nuit, dans sa soupente, des jouvenceaux trop agiles.

L'intendant Carlon entouré de ses commis s'affairait, aveugle et sourd à tout. Il triait des sacs, mettait de côté des enveloppes bardées de cachets, des paquets, des rouleaux, des cassettes. Il s'éleva un différend entre lui et le secrétaire de M. de Frontenac qui refusait de lui remettre deux plis sous prétexte qu'ils étaient expressément réservés à M. de Frontenac et qu'il était souligné – de la part du Roi – que ces plis devaient être remis en main propre, que le Gouverneur devait seul en briser les cachets et en prendre connaissance en premier lieu, avant toutes autres informations.

– Pour ce qui est de les garder en attendant le retour de Monsieur de Frontenac, mes mains valent bien les vôtres, disait Carlon furieux. Je suis intendant de la Nouvelle-France et donc habilité pour recevoir les plis de la plus haute importance en son absence et en prendre connaissance à son défaut.

Un des nouveaux arrivants qui paraissait représenter l'autorité la plus élevée de la délégation convoyant les dépêches du royaume s'approcha.

– Je sais de quoi il s'agit. C'est une question délicate dont Sa Majesté m'a touché deux mots afin qu'il en soit fait de ses volontés comme elle le souhaitait. Elle tient essentiellement à ce que ce soit Monsieur de Frontenac qui brise les cachets de ces ordonnances, ce qui n'implique aucune méfiance vis-à-vis de Monsieur l'Intendant, ni d'intention de le tenir à l'écart. Mais l'affaire traitée l'a été personnellement entre Sa Majesté et Monsieur de Frontenac et le Roi désire qu'elle se conclue par ses soins et dès l'instant même où il entreprendra d'ouvrir les dépêches de Versailles. C'est assez fâcheux que Son Excellence soit en campagne ainsi que le gentilhomme qui est concerné dans ces lettres : Monsieur de Peyrac. Sa Majesté était d'une impatience à ce sujet ! Pour un peu il m'aurait fallu avoir des ailes comme un goéland afin d'être arrivé plus vite !

Angélique qui allait et venait et commençait à se sentir déçue de n'avoir aperçu aucun visage de connaissance parmi les débarqués, « mais qui avait-elle espéré au juste ? » et de n'avoir été recherchée pour aucune remise de courrier, – elle était persuadée que Desgrez se manifesterait, au moins pour lui accuser réception de sa lettre – entendit prononcer le nom de Peyrac et s'approcha du groupe. Jean Carlon la désigna.