Elle se ravisa.
– ... Soit ! Plus un mot là-dessus !
Elle se mit à rire.
– ... Nous risquerions de ranimer la querelle d'Aquitaine. Vos projets ?... Monsieur de Peyrac et vous-même allez-vous regagner la France ?
– Comment le savoir ? Cela dépendra de la décision que le Roi aura prise à notre égard et il est impossible de la prévoir. Monsieur de Frontenac a insisté sur l'intérêt que la Nouvelle-France aurait à garder de bonnes relations avec nous en Amérique. Le Roi peut y souscrire, comme il peut nous déclarer la guerre. Et il y a le contentieux de notre passé à l'un et à l'autre.
– On dit que le Roi vous a aimée. Il peut se féliciter de votre retour.
– Il pourrait aussi se féliciter de ma mort. Rien n'est plus incertain que ce qui nous attend. Les courriers qui arrivent peuvent aussi bien nous combler des grâces du Roi que contenir l'ordre de nous arrêter sur-le-champ. Nous verrons bien. Et vous, quelles sont vos intentions ?
– J'aimerais encourager Anne-François à revenir en France au service du Roi. Ces folles randonnées dans les forêts où il court tant de dangers, si elles me rendent fière de lui, me tourmentent. Il ne s'y affine pas. Rompu au métier des armes, il pourrait briguer un poste d'officier dans un des corps de la Maison du Roi qui servent à Versailles. Quant à moi, Monsieur de Castel-Morgeat me laisse libre de décider. Je resterais volontiers au Canada. Je me suis attachée à la société coloniale et il me plairait d'y poursuivre mes œuvres mais, cette fois, sans y apporter ce désir de plaire ou cette peur de déplaire qui me rendaient sensible à la moindre critique ou à la moindre imperfection de ceux que j'obligeais. Je les aimais, mais je les aimais mal, parce que je ne m'aimais pas assez. Je suis tentée également de retrouver nos terres. Nous avons de belles demeures au sein d'une contrée assez aride mais où le soleil brille toute l'année et nous possédons à Narbonne un bel hôtel où l'on peut réunir une société choisie.
– Vous pourriez y régner comme ces princesses d'Aquitaine protectrices des arts et des lettres et attirant l'amour des jeunes poètes, éveillant de grandes passions.
Sabine secoua la tête en riant.
– Non ! Je suis quelqu'un de sage... Trop peut-être, quoiqu'il n'y paraisse pas toujours. Mais je sais que si j'avais eu dans les veines un sang de même nature que celui de ma tante Carmencita, je me serais autrement battue que par le repli, pour cet amour que vous me « voliez ». Je ne souhaite rien de plus que ce que je possède aujourd'hui. J'ai trouvé en mon époux un amant qui me convient et ainsi mon besoin de vertu et d'approbation extérieure se trouve contenté. Je suis heureuse. Le monde de l'amour ne m'est plus fermé. Derrière moi, j'ai avec mon mari une longue vie commune bien que tumultueuse. J'ai devant moi avec lui à rattraper le temps perdu dans un domaine qui m'était inconnu et dont je m'étais volontairement écartée. Je me sens devenue une vraie femme, meilleure parce que plus vivante. Je suis heureuse.
En l'écoutant l'inquiétude d'Angélique augmentait. L'affirmation de la personnalité de Sabine de Castel-Morgeat dans la mesure où elle se révélait intéressante, droite et sensible, la menaçait.
Devinant ses sentiments sur son visage et désireuse de les prévenir et de les dissiper, car elle les jugeait, en se fiant à sa propre sérénité, déraisonnables, Sabine de Castel-Morgeat chercha à la rassurer autrement.
– Me croirez-vous, Angélique, si je vous affirme que j'ai pris conscience de la sottise de ce rêve d'amour ancien sur lequel j'ai follement fondé mon existence ? J'ai traversé trop d'épreuves ces derniers temps. Si cela peut vous rassurer, Angélique, me croirez-vous si je vous affirme que cet amour s'est tout à fait dissipé en mon cœur. Je garde beaucoup d'estime et d'amitié pour Monsieur de Peyrac, mais, soyez tranquille, je ne l'aime plus.
– Vous avez tort, dit Angélique, et je ne vous crois pas.
Sabine la fixa, interloquée, puis éclata de rire. Décidément, si elle commençait à se montrer gaie et facétieuse, Québec allait gagner une grande femme du monde de plus.
– Angélique, vous êtes admirable. Eh bien, oui ! Vous devinez juste. Il n'est guère possible de s'arracher un tel amour du cœur, surtout quand celui qui vous l'inspirait non seulement n'a pas démérité de l'image que l'on en conservait, mais hélas a renforcé encore par ses mérites le bien-fondé de l'attachement qu'on lui gardait. Je voulais seulement dire, et là, croyez-moi, que je me sens aujourd'hui capable d'échapper à la hantise, à la tyrannie de ce sentiment, que j'ai acquis la sérénité et la force de lui donner sa place secrète en moi, et qui n'exigera rien du dehors. Ce qui veut signifier que vous n'avez rien à redouter de moi, Angélique, et que vous pouvez déjà faire fi des appréhensions qui vous rongent et qui sont ridicules et injustes. Car je prends note de la réaction que vous venez d'avoir. Vous êtes la première outrée à la pensée qu'on pourrait ne plus l'aimer. Vous convenez vous-même qu'il est difficile d'empêcher les imaginations féminines de battre la campagne à sa vue, alors sachez être plus sereine, et montrez plus d'indulgence pour celles qui, moins heureuses que vous, n'ont pu être l'élue de ce grand séducteur... et savent qu'elles ne pourront jamais l'être. Cela dit... J'ajouterai que je vous comprends de trembler un peu, Angélique. C'est un si énigmatique personnage.
– Le Père de Maubeuge le trouve simple et sans mystère.
– Pour le Père de Maubeuge, soit ! Ils sont bien du même acabit. Mais pour nous autres femmes... Il n'empêche que de vous voir craindre ma pauvre séduction, vous qui êtes née avec ce don irrésistible que je vous enviais de dominer les cœurs, n'est pas sans me flatter. Mais je n'abuserai pas de cette revanche. Je ne veux pas vous voir malheureuse et je vais vous donner une grande preuve d'amitié. Si vous me promettez d'oublier, de ne jamais revenir même par un mot, une allusion, même une pensée, sur ce qui vous a tant blessée, je vous ferai de mon côté une promesse qui calmera, je gage, vos alarmes bien vaines. Quelle que soit la décision que prendra le Roi à votre sujet, je m'engage à choisir pour ma propre route celle qui m'écartera de la vôtre. Si, par un injuste sort, Sa Majesté demeure aveugle à vos qualités et refuse son pardon, vous contraignant à demeurer au Nouveau Monde, je ferai comprendre à Monsieur de Castel-Morgeat que je souhaite regagner la France. Si, en revanche, comme je l'espère, votre réhabilitation est entière et que vous vous embarquiez et voguiez, heureux, vers l'Ancien Monde, j'encouragerai mon mari à demeurer au Canada... Je saurai me plier à ce qui sera choisi et m'en accommoderai, ne souffrant que d'un seul et cruel sacrifice : celui de ne plus jamais vous revoir l'un et l'autre, mais sachant que si je renonce effectivement à votre amitié, c'est pour mieux la garder dans votre cœur, Angélique.
– Merci, dit Angélique, la gorge serrée. Vous êtes très généreuse.
– À condition que vous le soyez aussi. Souvenez-vous de ce que j'exige de vous. L'oubli pur et simple de cette affaire, même en sa présence et, bien entendu, l'abandon de telles réflexions moroses et non fondées dont vous encombrez votre esprit, en ce moment. Ne vous diminuez pas par des mesquineries indignes de vous, des jalousies ou des craintes sans objet. Restez vous-même, je vous en prie. Restez celle dont nous avons besoin. Restez vous, Angélique.
– Et qu'est-ce donc qu'être Angélique ?
– Nul ne sait... seulement que sans elle, le soleil s'éteindrait...
Angélique ne répondit pas. Elle alla vers la fenêtre et regarda le paysage dont elle s'était emplie la vue tant de fois, guettant les subtils changements qui ne cessaient de s'y jouer comme si, au gré des lignes mouvantes, des couleurs, des reflets et des lumières, des passages de l'ombre au jour, de la tempête au ciel pur, elle eût reçu les réponses auxquelles aspirait son âme.
« ... Devant toi... toujours... la vie... »
Elle tressaillit.
– Sabine ! dit-elle d'une voix changée. Venez ! Venez vite !... Il me semble...
Mme de Castel-Morgeat se précipita.
– Regardez ! Là-bas !
Surgissant du pastel bleu pâle de la brume qui au loin estompait les contours, une aile blanche d'oiseau palpitait, éclatante, puis une autre, une autre encore, qui apparurent avançant et se déployant, et grandissant au sein du fleuve, avec une douce, dansante et lente solennité.
– Les navires..., dit Mme de Castel-Morgeat d'une voix étouffée. Les navires de France ! Les navires de France...
*****
Une rumeur montait de la ville, car, depuis d'autres observatoires, les voiles avaient été aperçues.
Angélique saisit le bras de celle qui se trouvait à ses côtés.
– Et s'ils apportaient notre condamnation ?
– Alors nous vous défendrons, s'écria Sabine de Castel-Morgeat, nous vous défendrons tous...
S'il le fallait, elle était prête une fois de plus à tirer du canon.
Douzième partie
La lettre du Roi
Chapitre 90
Angélique courut chez elle et y trouva rassemblés les principaux officiers commandant les navires de M. de Peyrac : Erikson, Vanneau, Cantor... chacun accompagné de six hommes, tous étaient vêtus sans ostentation, mais armés de mousquets ce qui, dans la ville qui continuait à demeurer en alerte depuis la venue récente des Iroquois, ne pouvait passer pour une provocation.
– Ce sont les ordres de Monsieur de Peyrac en cas de l'arrivée des premiers courriers de France en son absence, rappela Barssempuy qui arriva peu après.
La garde de la maison et du château de Montigny devait être renforcée. La garnison des fortins construits sur la Saint-Charles, au Cap Rouge et en différents lieux à l'arrière de la ville avait été doublée et mise en état d'alerte, et M. de Barssempuy avertit Mme de Peyrac, tout en la priant de l'en excuser, qu'elle-même et ses enfants ne devaient plus se déplacer sans escorte.
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