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Venant du sud et doublant le Cap Rouge, une flottille de canots et les voiles de grosses barques firent croire au retour de l'armée. Ce n'était que les Trifluviens et les Montréalais qui arrivaient avec leurs bonnets blancs et leurs bonnets bleus. Ils remontaient du fond de la nasse du Saint-Laurent où on les avait oubliés derrière leur blizzard.

Tout ce qui grouillait en amont et qui avait été étouffé, effacé par l'âpreté de l'hiver, surgissait à grand bruit comme un peuple de gentils animaux sortant de leurs tanières et flairant le soleil.

Les nouvelles se déversaient sur les quais comme on l'aurait fait d'une pêche gonflant des filets pleins à craquer. De Québec, l'on aurait cru que tout le monde dormait là-bas au creux des blizzards. Mais pensez-vous ! Il s'en était passé des choses : naissances, morts, mariages, querelles, crimes, disparitions, ruines, réussites... La voix des peuples enterrés s'élevait avec la même animation que le bruit des eaux libérées.

Ça courait et cascadait. Ce n'étaient pas des nouvelles, ni des récits, ni des annonces, c'était un chant, un chant de voyageur au fil du fleuve.

Par ce premier convoi, le baron d'Arreboust était revenu. Il était déçu et désespéré. Cet hiver à Montréal se soldait par un échec. Il avait multiplié les démarches pour rencontrer sa femme qui vivait en recluse, c'est-à-dire entièrement emmurée dans une cellule qui ne communiquait que par un guichet avec le monde extérieur. Les religieuses de l'hôpital de Jeanne Mance s'occupaient de sa subsistance.

Mme d'Arreboust avait distribué une grande part de sa fortune aux œuvres et aux couvents.

Son époux n'avait pu pénétrer qu'une fois jusqu'à sa cellule, ne faisant que l'entrevoir à peine, tandis qu'elle lui reprochait de ne pas demeurer fidèle au sacrifice qu'ils avaient décidé ensemble et qu'il commettait une mauvaise action en venant lui rappeler par sa présence les plaisirs du monde auxquels elle avait renoncé afin de mieux servir Dieu.

Le timbre de la voix qui lui était parvenu par cette ouverture lui avait paru affaibli et chevrotant et il s'était retiré, mortellement inquiet.

– Il ne vous reste plus qu'à vous occuper de cette petite malheureuse, dit Mlle d'Hourredanne à Angélique après qu'elle eut reçu le baron accablé.

« Trente ans, ravissante et recluse ! Comprenez-vous cela ? Le Père d'Orgeval l'a enfermée. Il était son mauvais génie. Il était le mauvais génie de bien des gens. Mais vous avez brisé le charme. Et, grâce à vous, l'on se met à regarder du côté de l'amour avec plus d'indulgence. L'on rêve à l'aventure... une petite aventure une seule fois. Il faudra que vous vous rendiez un jour à Montréal pour voir Camille et pour la sortir de son trou.

– Et vous ?

Mlle d'Hourredanne rosit légèrement et regarda Angélique d'un air coupable.

– Que voulez-vous dire ?

– Et vous, Cléo ? Quand allez-vous sortir de votre lit ?

– Moi ? Mais je n'ai point d'amour qui m'attende à ma porte comme Camille d'Arreboust.

– Et l'intendant Carlon ! Ne savez-vous donc pas qu'il se consume pour vous depuis des années ? On me l'a dit. En tout cas, il est visible aux yeux de tous qu'il ne saurait se passer de votre compagnie et que vous êtes son rêve secret.

– Il ne me parle que de potasse et de chantier naval. Et si je veux hausser le débat, nous nous disputons parce que je suis janséniste et qu'il est gallican.

– Il n'ose pas franchir la barrière des mots ordinaires. Et il s'abrite derrière eux afin d'avoir prétexte de rester près de vous, même au prix d'une dispute.

– J'aime ces hommes timides, fit Mlle d'Hourredanne en rosissant plus encore.

Elle poussa un soupir.

– Il est trop tard, Angélique. Moi, je n'ai plus trente ans.

– Mais vous êtes ravissante.

Angélique lui tendit les deux mains.

– Levez-vous ! Il fait très beau. Le soleil brille et l'intendant est au palais. Il ne s'agit que d'une promenade. Levez-vous ! Et faites-lui la surprise de lui rendre visite...

Enfin des militaires et quelques Hurons apportèrent des nouvelles de l'armée. La jonction avec le reste des Iroquois s'était faite. On travaillait à enterrer la hache de guerre. Le trésor des Iroquois contiendrait neuf colliers de Wampum, deux de rasade, c'est-à-dire de perles et non de coquillages, treize branches de Wampum. En outre une branche qui voulait dire « que le lieu des os des Abénakis soit respecté » et une autre « que l'enveloppe de leurs os soit aussi respectée ». Ils n'avaient encore voulu s'engager à rien pour les Hurons.

Angélique reçut une missive personnelle de son mari. Cette fois elle l'ouvrit.

On me rapporte, Madame, que la faveur publique vous destine aux autels. Patronne d'une ville que vous avez sauvée comme sainte Geneviève le fit de Paris, voilà qui nous fait mesurer, ce me semble, la distance parcourue depuis que, sur ce même rivage, vous avez débarqué, lançant à la Nouvelle-France votre défi. Aujourd'hui vous avez triomphé de tous les mauvais bruits et votre victoire est entière...

Il lui prodiguait toutes sortes de paroles de tendresse et parlait d'Outtaké. Il ne prévoyait pas que le retour fût possible avant deux semaines.

– Qu'il reste là-bas ! Je ne veux plus le voir !

Elle ne put s'empêcher de rectifier.

– ... Oh si ! Qu'il revienne. Mais le plus tard sera le mieux. J'aurai le temps de me composer un visage.

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M. d'Arreboust lui avait apporté de Montréal une lettre de Mlle Bourgeoys. La religieuse assurait Angélique de son bon souvenir, parlait de l'hiver, se félicitait qu'il eût été d'un « beau froid ». Les élèves et les sœurs se portaient bien. Elle avait demandé des renseignements sur son ancienne élève, cette fillette du nom de Marie-Ange qui ressemblait à Angélique de façon surprenante. D'ici peu elle serait à même de connaître l'origine de cette famille... Angélique, d'abord surprise, demeura songeuse. Mlle Bourgeoys semblait envisager qu'une telle ressemblance ne pouvait être due qu'à des liens de parenté.

Peu de personnes dans son entourage s'étaient exilées en Amérique, sauf son frère aîné Josselin qui avait disparu quand elle avait huit ou dix ans, en criant bien haut qu'il voulait de l'aventure et, aussi, croyait-elle se souvenir, un oncle, mais tous deux étaient partis en se laissant entraîner par un pasteur protestant fanatique, ce qui avait brisé le cœur de son grand-père, lequel, à l'avenir, avait exigé qu'on ne prononçât jamais devant lui le nom des transfuges. Elle revit en pensée ses frères, ses sœurs, le château de Monteloup, sa nombreuse et impécunieuse famille dispersée à tous vents : l'un jésuite, l'autre pendu, elle aux antipodes...

Mlle Bourgeoys terminait en l'assurant de l'affection qu'elle lui portait et qui les unissait toutes deux en Jésus-Christ.

Bien que prévenue contre vous, écrivait-elle, vous savez que la confiance que vous m'avez inspirée a été spontanée.

Il ne m'a pas été facile, je l'admets, de reconnaître, au vu de nos existences si dissemblables en apparence et aux buts si contraires, que nos vies se chauffaient à la même flamme qui magnifie tout, qu'elle brûle pour un être ou pour la Sainte Majesté de Dieu : l'Amour.

Car il y a plusieurs sortes d'amour parmi le monde : l'amour des étrangers, l'amour des passants, l'amour des pauvres, l'amour des associés, l'amour des amis, l'amour des parents... et enfin l'amour des amants... On est touché de compassion pour les étrangers, quand on apprend que leur pays est opprimé et saccagé. On aime les passants, parce qu'ils apportent quelque gain, les pauvres, à qui on donne le superflu, les associés, car leur perte est dommageable... les amis, parce que leur conversation plaît et est agréable... les parents, parce que l'on en reçoit du bien ou que l'on craint d'être châtié par eux... Mais il n'y a que l'amour des amants qui pénètre le cœur de Dieu et à qui rien n'est refusé. Cet amour se trouve rarement, il est vrai. Mais c'est le véritable amour. Car il ne connaît pas ses intérêts ni même ses besoins. La maladie et la santé lui sont indifférentes, la prospérité ou l'adversité, la consolation ou la sécheresse, tout lui est égal. Et il donne sa vie avec plaisir pour la chose aimée...

Ainsi donc, tout le monde parlait d'amour y compris Mlle Bourgeoys.

Et c'était le moment où Angélique s'en croyait à jamais dépossédée.

La lettre de la pieuse femme porta à son comble son désespoir. Hélas ! C'en était fini de l'amour des amants... Pour la première fois de sa vie, Angélique doutait du pouvoir de ses charmes.

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M. de Chambly-Montauban annonça son mariage avec la fille aînée des Le Bachoys. On le félicitait. Il répondait :

– Oui, la mère est très bien.

Angélique rencontra Mme Le Bachoys.

– Ma fille oubliera Pont-Briand. Elle n'aurait pas été heureuse avec lui.

Elle soupira.

– ... Ah ! Ce Pont-Briand ! Vous avez eu tort de le dédaigner.

Angélique dit qu'elle ne voyait pas pourquoi. Il lui avait déplu souverainement.

– Vous êtes trop éclectique dans votre choix des hommes, ma chère. Il est vrai que celui que vous avez fait votre maître vous rend difficile. Pourtant, ce n'est pas la crainte qui vous arrête.

– À Wapassou, les conditions n'étaient pas les mêmes, ni en moi ni en dehors. Nous étions isolés, au fond des forêts. Ici, à Québec, nous sommes plus forts.

– Québec, c'est Québec. Le vent souffle où il veut, dit Mme Le Bachoys et, à Québec, il emporte souvent nos bonnets par-dessus les moulins.

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Le vent soufflait, les moulins tournaient, le bonnet de Mme Le Bachoys s'envolait...