Elle hocha la tête en riant.

– ... Vous êtes pour lui la femme inoubliable. De cela il ne guérira pas ! Et il le sait. Un homme comme lui, c'est normal qu'il s'en défende, mais vous... vous pouvez faire tout ce que vous voulez... Même continuer à faire la sotte... Cela ne changera plus rien... Bienheureuse ! Bienheureuse êtes-vous !

Elle regardait Angélique avec douceur et sous le regard un peu voilé des beaux yeux bleus qui brillaient dans ce visage réjoui et couperosé, Angélique se demandait si elle n'avait pas devant elle celle qui aurait pu être sa seule rivale à Québec.

Chapitre 89


« Bienheureuse ! Bienheureuse êtes-vous ! » avait répété Mme Le Bachoys à Angélique avant de la quitter, après lui avoir administré un petit coup amical de son éventail en plumes de dindon sauvage. « Bienheureuse vous qui avez tout reçu ! »

Par un message de la Mère Supérieure des ursulines, Angélique sut que l'on désirait la voir au monastère. Elle s'y rendit, faisant trêve à son chagrin, envisageant que les mères désiraient parler d'Honorine, de ses progrès en lecture peut-être, de ses sottises sûrement.

Les petites filles dansaient sous les pommiers en fleur :

« Alouette ! Gentille alouette ! »

La Mère Supérieure lui dit tout d'abord qu'elle et ses sœurs avaient regretté de ne pouvoir la remercier aussitôt de vive voix d'avoir sauvé leurs vies.

– Notre clôture, Madame, nous est parfois un sacrifice lorsque nous souhaiterions courir à nos amis pour leur baiser les mains.

Mère Madeleine avait eu l'heureuse inspiration de la demander pour lui communiquer certaines recommandations du Seigneur. On pouvait donc la couvrir de bénédictions et l'assurer de prières quotidiennes pour elle et les siens.

Honorine, affirmait-elle, était leur enfant préférée. L'on n'avait avec elle aucune difficulté si l'on s'adressait à son cœur.

Derrière la grille, la Mère Madeleine l'attendait et lui adressa un sourire de connivence.

– Je ne voudrais pas, chère dame, que vous payiez trop cher les mauvais coups que votre vaillance porte au démon. Il se venge toujours, sachez-le. Les grandes faveurs que le Ciel nous accorde, ne peuvent l'être, sans que nous soyons contraints d'abandonner à notre insatiable ennemi un petit lambeau de nous-mêmes afin de calmer sa voracité. Ainsi l'on détourne son attention des enjeux plus graves et j'ai toujours remarqué que le prix de cette obole était minime.

Cette fois, Angélique ne demanda pas : « Que savez-vous ? » Elle comprenait que Mère Madeleine avait deviné qu'elle traversait une crise douloureuse.

Elle dit qu'à son sens la dîme qu'il lui était demandée de verser au démon pour avoir reçu la grâce de sauver Québec ne lui paraissait pas tellement minime. C'était difficile à expliquer à une religieuse.

Pour simplifier les choses, elle confessa à Mère Madeleine, assurée de sa discrétion, qu'elle avait appris récemment une infidélité de son mari.

– L'infidélité ? Est-ce donc, vraiment toujours, la preuve d'un manque d'amour ? demanda Mère Madeleine en haussant les sourcils d'un air naïf.

« ... Ne versez pas trop de pleurs. Vos amis, vos fils sont saufs, votre petite fille est sauve. Votre époux bien-aimé est sauf. Bénissez le ciel ! Au niveau des bonheurs terrestres, il n'y a que la mort qui est irréparable.

Décidément, tout le monde semblait se mettre d'accord pour ne pas la trouver à plaindre. Il y a des êtres qui ne sont pas faits pour inspirer la pitié. Aussi bien n'était-elle pas seule à pleurer dans Québec. On dénombrait les morts.

Parmi les premières victimes, les occupants de la barque qui avait emporté les éléments du tabernacle de sainte Anne. Sabordée à coups de hache, la barque avait coulé. Quelques pièces flottant au gré des flots furent retrouvées.

Des prédelles, c'est-à-dire des degrés de l'autel, longues épaves d'or aux entrelacs de blé et de vigne, aux rinceaux de feuilles d'acanthe, furent aperçues suivant le courant par des mariniers qui changèrent de cap afin de les rejoindre et de les haler jusqu'à Québec. Le dôme et sa croix dansèrent longtemps sur la crête des vagues puis allèrent s'échouer sur la côte nord de l'île d'Orléans, presque dans la crique d'où avaient surgi les canoës ennemis fonçant sur la grande barque avec des cris horribles. Ce qui parut un signe.

Sous le petit cap, au plus serré des oies, furent retrouvés les deux reliquaires poussés là sans doute par les ailes de leurs anges, car on les retrouva ensemble. Ainsi l'œuvre ne serait pas dépareillée. Enfin, juste au pied de la nouvelle chapelle, vinrent s'échouer la custode frappée du pélican eucharistique, la statue de sainte Anne et, un peu plus loin, dans les roseaux, le corps du sculpteur transpercé de flèches.

On l'enterra donc par là, un peu plus haut, près de l'endroit miraculeux, dans l'ombre des rochers dressés, chevelus de broussailles, de buissons de raisins d'ours et de petits pins baumiers aux racines légères. Suivant les saisons, l'appel des oies sauvages, le chant du fleuve berceraient son sommeil éternel. S'y mêlerait au cours des siècles l'ample rumeur ne cessant de grandir des foules pèlerines qui viendraient de plus en plus nombreuses et ferventes s'agenouiller en ce lieu et suspendre, en ex-voto, aux murs et aux voûtes du sanctuaire, des béquilles et des petits navires3.

Aux ursulines, on lui avait parlé de la mort, durant l'hiver, de la petite Jacqueline, la petite Indienne que son père chef montagnais avait amenée le jour de la première tempête. Il est difficile d'élever ces enfants des forêts. Lorsqu'elles sont trop petites pour s'enfuir, elles s'étiolent.

Une autre mort survenue, comme par mégarde, fut celle du Père Loubette. Il était mort. Et comme il était mort durant les journées iroquoises, on se demanda, avec horreur, s'il n'était pas mort parce qu'une fois de plus, dans le bouleversement et le hourvari général, on l'avait oublié. Mais aussi, pourquoi, gémissait-on, refusait-il de se faire porter chez les dames augustines de l'Hôtel-Dieu ? Quand on est grabataire ! Cependant son visage serein, ses paupières closes, le sourire narquois qu'il gardait au coin de ses lèvres rigides rassurèrent les consciences angoissées. Il était mort sans souffrir, affirmait-on. Cela se voyait... Comme on s'endort. Son calumet de pierre rouge était posé à ses côtés, ainsi que la lettre contenant son testament. Il laissait tout ce qu'il possédait à Mme de Peyrac soit son calumet et son vaisselier de bois de chêne travaillé au couteau et à la gouge du temps où les chênes de la forêt américaine n'appartenaient pas encore au Roi de France et que les braves colons pouvaient s'y tailler, sans encourir de sanctions, de beaux meubles pour y ranger leur primitive vaisselle de bois, de calebasse ou d'écorce de bouleau.

Il la priait de remettre sa tabatière de fer-blanc et de menues bricoles de cuir, sachets, ceintures, gris-gris indiens, à un certains. Beaupars qui avait hiverné avec lui en Gaspésie. Dans un codicille malicieux, ajouté avec demande de n'être lu que deux jours après la première lecture, il ajoutait qu'il laissait libre son héritière, Angélique, de faire don, si elle le voulait, au marquis de Ville d'Avray du calumet de pierre rouge.

Cela mit un baume sur la douleur du marquis et sur la déception qu'il avait éprouvée pendant deux jours. Il avait fait une scène à Angélique à propos de ce calumet, ce qui prouvait qu'il commençait à reprendre goût à la vie. Le don du calumet le rendit à lui-même. Il se battit en duel avec Monsieur Tardieu de La Vaudière qui lui avait fait infliger de lourdes amendes parce qu'il n'avait pas de murets coupe-feu à son toit, « comme si j'en avais besoin étant donné que je ne suis mitoyen de personne », et qu'il n'avait pas procédé en temps voulu au pavage de la rue, devant son seuil. Le marquis trouva que la coupe était pleine. Il fut blessé au bras.

– À peine étais-je remis de mon entorse !

Un autre duel prévu, attendu, redouté, eut lieu également.

Le dogue allemand de M. de Chambly-Montauban et le glouton de Cantor de Peyrac se trouvèrent un jour face à face. L'affaire fut rondement menée. La tête du dogue se retrouva perchée à la fourche d'une branche sur la Place d'Armes. À l'autre extrémité de la Haute-Ville, le corps décapité, hissé lui aussi, fait assez rare, dans les branches de l'orme du carrefour, intrigua ceux des chiens du petit campement qui avaient échappé à ses crocs.

Lorsque les Québécois avaient appris comment avait fini le chien de l'abbé Dorin qui était si brave et qui avait été tué d'une flèche iroquoise devant l'église où priait son maître, alors que celui de M. de Chambly-Montauban survivait et continuait de casser allègrement l'échine des chiens indiens de rencontre, ils ne s'étaient pas privés de grommeler :

« Ce sont toujours les meilleurs qui s'en vont ! »

Ils se réjouirent en secret.

M. de Chambly-Montauban en fit toute une histoire. Mme Le Bachoys le secoua. Un chien était un chien et son dogue allemand la plus odieuse créature qui fût. L'attachement qu'il lui portait, s'amusant de sa férocité, était malsain, car il n'avait même pas réussi à en faire une bonne bête et c'était coupable.

Le glouton, le diable des bois, avait rendu justice. Les Indiens de la ville eux-mêmes en convenaient. Elle lui signifia encore qu'il était temps pour lui de penser aux choses sérieuses, c'est-à-dire à se déclarer auprès de leur fille aînée et de la demander en mariage car ayant assez papillonné bêtement, il devait apprendre à faire convenablement l'amour, plutôt que de décevoir sur ce point ses nombreuses conquêtes comme le bruit lui en était revenu.

Il est bon de signaler que ces événements se déroulèrent au cours d'environ trois semaines.