– Allons ! Allons, ma petite amie, fit-elle de sa bonne voix grondeuse. Est-ce raisonnable, ces yeux rouges ? Vous ! Vous ! Une séductrice ! Une femme qu'on ne peut s'empêcher d'aimer dès qu'elle paraît ? Si vous n'étiez si aimable, les autres femmes vous haïraient car non seulement vous détournez d'elles les regards de leurs admirateurs, mais vous avez enchaîné le cœur d'un homme que toutes vous envient. Vous aurait-il blessé de quelque façon ? J'ai peine à le croire...
– Que vous a-t-on dit ? s'informa Angélique humblement.
– Rien ! Sauf que je ne vois qu'une dureté ou une légèreté venant de Monsieur de Peyrac pour vous faire verser ainsi des pleurs...
Confiante en la bonté de son interlocutrice, Angélique laissa entendre qu'elle avait des raisons de le croire infidèle. Elle s'embarrassait dans ses griefs. Elle ne voulait pas retenir son mari prisonnier, dit-elle, mais les circonstances dans lesquelles la chose était arrivée l'avaient blessée... Elle y voyait de la désinvolture, un manque de cœur. On avait profité de son absence à l'île d'Orléans...
– Ma chérie ! On voit bien que vous n'avez pas l'expérience d'être trahie, s'exclama Mme Le Bachoys. Vous sauriez que quelles que soient les formes ou les circonstances, c'est toujours ulcérant. Si cela se passe sous votre toit en votre absence, c'est une insulte. Au loin, dans la discrétion, c'est d'une hypocrisie révoltante. Quoi qu'on fasse c'est toujours d'une lâcheté sans pareille de la part de l'homme, d'une traîtrise inimaginable de la part de la femme. Il n'y a pas d'adultère élégant.
– En somme, vous l'excusez ? dit Angélique, tout en pensant que son aventure au fin fond des plaines d'Abraham avait tout de même mieux sauvegardé les apparences.
– Et vous, ma chère enfant, vous excuseriez-vous ? Dans le même cas ?
Sous le franc regard, Angélique ne chercha pas à feindre l'indignation vertueuse.
– Oui, reconnut-elle, car je sais que rien ne peut entamer mon amour pour lui... Il ne s'agirait que d'une incartade.
– Qui vous dit qu'il n'en est pas de même pour Monsieur de Peyrac ? Incartade, avez-vous dit ? Un petit écart ! Une petite déchirure dans le contrat ? Mais de quelle sorte de contrat ?
Angélique devait s'avouer que Mme Le Bachoys parlait d'or. Elle aussi était parvenue à la même conclusion. Mais là où tout versait dans la catastrophe, c'est qu'elle avait acquis la conviction qu'il ne l'aimait plus... Ou qu'il l'aimait moins.
Elle se remit à pleurer.
M. Gaubert de La Melloise, de son prie-Dieu du deuxième rang devant le maître-autel, tourna la tête, dérangé dans ses prières par ce bourdonnement de chuchotements et de sanglots qui venaient du fond de l'église.
– Voyons ! Voyons ! la gronda Mme Le Bachoys. Essayez de vous confier clairement. Dites-moi ce qui vous tourmente. Y aurait-il quelque chose que vous auriez observé ou que vous vous seriez imaginé, qui vous entraînerait à attacher plus de gravité qu'il ne faut à cette histoire... ancienne, il me semble ?
Angélique finit par avouer sa seule et unique crainte d'un malheur près duquel le reste avait perdu de l'importance et qu'elle aurait même oublié, si cette inquiétude n'en avait pas été renforcée. Elle craignait d'avoir commencé de perdre son amour. Et elle parla du signe sur lequel elle étayait son pronostic. Cette subtile réticence au sein d'une brûlante étreinte, comme si tout à coup il avait voulu être ailleurs, s'en aller. Oh ! Ce n'avait pas été aussi accentué, définitif... Ne révélait-elle pas un affaiblissement du sentiment amoureux qu'elle lui inspirait ?
– Au contraire !
Mme Le Bachoys paraissait tout à fait rassurée et même enchantée par son histoire. Selon elle, Angélique interprétait à tort une réaction très masculine qui n'était qu'un aveu du pouvoir qu'il lui reconnaissait, de l'intensité du bonheur qu'il éprouvait près d'elle.
– Vous ne vous êtes peut-être pas tout dit... Ma petite amie... Les hommes ont peur de l'extase. Ils s'en méfient. Sauf les très jeunes gens... ou les êtres mystiques. Ils ont peur de ce lâchage, de ce laisser-aller, de cette disparition de toute... assurance. Ils veulent conduire l'attelage. S'affirmer... Leur sang-froid se trouve menacé. Ils ont peur de l'égarement ou d'une faiblesse qui serait mal interprétée. De paraître accablé ou frappé par la foudre...
– Vous croyez donc que sous la violence et l'émerveillement du plaisir qui s'emparait de lui et qui m'habitait aussi, il eût voulu s'en défendre ?
– Ce n'est pas impossible. Les grands maîtres es arts en volupté, doués pour l'amour et pour le dispenser, peuvent redouter de se fondre en une femme, de confesser l'abandon en des bras si faibles et si dangereux. Ils nous prêtent plus de calculs que nous n'en sommes capables... S'ils savaient... Nous autres femmes nous gardons le secret de nos... ravissements. C'est un secret entre Dieu et nous. Nous les cachons à nos confesseurs de peur d'être jugées et vouées à l'enfer. Certains hommes s'imaginent que rien ne nous est accordé que d'une manière diffuse. Mais c'est pourquoi il nous est plus facile de perdre les sens, de perdre la tête, de nous laisser embarquer pour Cythère sans idée de retour. Oh ! Oui, ma chère, nous sommes favorisées.
– Je comprends ce que vous voulez dire. J'ai maintes fois été heureuse, folle et ravie par l'amour mais, ce jour-là, il m'a semblé que j'étais sur le point de mourir sans regret. Car je mourais de joie.
– Personnellement, je m'évanouis, dit Mme Le Bachoys.
À l'idée de cette grosse femme tombant en pâmoison sous les yeux effarés d'un amant, Angélique se mit à rire. Mais Mme La Bachoys ne se vexa pas et partagea sa gaieté.
– Oui ! Vous imaginez combien la situation peut être embarrassante pour un honnête homme qui a fait de son mieux pour mener... disons, l'affaire à bien et avec le plus grand sang-froid dont il se glorifie. Le voici donc tout quinaud se croyant coupable... d'autant plus que ces messieurs sont jaloux de l'ampleur de nos transports...
Elles rirent de plus belle.
Cette fois M. Gaubert de La Melloise estima la dissipation outrageante et se leva dans l'intention d'y mettre fin. Le temps qu'il eût effectué sa génuflexion et descendu la nef, Angélique et Madame Le Bachoys, pour échapper aux remontrances, s'étaient sauvées sur le parvis.
Elles se donnèrent le bras et descendirent les marches.
– Faisons quelques pas sur la place. Promenons-nous à l'ombre des cerisiers en écoutant murmurer le ruisseau. Que disais-je ? Oui, je m'évanouis, et abandonne ainsi le nautonier sur la rive, ce qui le rend furieux. Et vous, quels sont vos aveux ?
– Que voulez-vous dire ?
– Que lui avez-vous manifesté ? Que lui avez-vous avoué ? Que lui dites-vous des sentiments qu'il vous inspire ?
Alors Angélique se souvint des paroles d'amour qu'il prononçait souvent. Combien il avait mis tout en œuvre, à Gouldsboro, à Wapassou, ici même pour la ramener à lui, la réveiller, la consoler. Et lui, se rendant accessible à elle, lui disait :
« Je suis tombé amoureux de cette nouvelle femme que vous êtes devenue. J'ai pu vivre sans vous. Maintenant, je ne le pourrais plus... »
Quelle réponse avait-elle donnée à ces discours ?
Parfois, il lui était arrivé dans l'excès de tendresse d'avoir envie de franchir on ne sait quelle mauvaise honte, timidité ou peur, et de le combler de paroles, peut-être naïves, mais qui auraient essayé de traduire tout ce qu'il était pour elle. Elle aurait voulu se jeter à ses genoux, ou le serrer dans ses bras, l'embrasser dans un élan possessif et fougueux que lui inspiraient sa vue et sa présence.
– Mais... il n'aimerait peut-être pas cela, fit-elle.
– Que vous disais-je ? Il y a beaucoup de barrières dans nos êtres qui s'opposent à notre bonheur. Vous avez encore bien des chemins à suivre, de découvertes à faire... Il n'y a que les amants qui se connaissent bien, qui savent qu'ils ne se connaissent guère et qu'il leur reste des trésors. On croit toujours qu'on est amoureux et l'on s'aperçoit, quand on regarde en arrière, qu'on l'était peu et que c'est alors, maintenant, qu'on est amoureux... et puis plus loin encore... nous attendent des révélations infinies. On dit et l'on répète : je suis amoureux. Mais même pour une seule personne le mot change. Il reste semblable, mais opposé sur des vérités différentes et que nous sommes seuls à connaître et à définir. Quelles vérités ? J'ai ma petite idée là-dessus,.. Elles sont différentes, ai-je dit !... Pas très variées et pourtant multiples par des développements et les résonances que nous leur donnons, chacun de nous, en nos cœurs...
« L'orgueil des hommes leur tient lieu de corset, dit-elle encore. Comme pour les femmes, ils ne le quittent qu'à regret et non sans gêne dans l'amour. Ils le délacent avec plus d'appréhension qu'un guerrier ôtant sa cuirasse sous le feu de l'ennemi. Notre Peyrac n'a jamais été ainsi, même lorsqu'il n'était qu'un jeune Gascon audacieux... et impatient de goûter à tous les fruits de l'existence, les plus variés et les plus beaux. Je connais sa vie, je me la suis fait raconter plusieurs fois en détail. Mais il préférait prendre l'amour pour un divertissement et un art et vous lui avez appris ce qu'il savait fort bien, lui poète, lui troubadour, que l'amour mord au cœur. Vous l'avez introduit dans un domaine dont il se doutait qu'il existait mais où il croyait pouvoir se dispenser de pénétrer. Cette force qui a disposé de lui peut l'avoir, de temps à autre, rendu... difficile. Mais il y a des paliers, des étapes, qu'un homme comme lui ne peut pas regretter d'avoir franchis.
Mme Le Bachoys fit quelques pas d'un air songeur.
– J'avoue qu'il m'impressionne... Il m'aurait bouleversée si... j'ai préféré vous le laisser. Il y a des feux qu'il ne faut pas essayer de détourner vers soi... Je me connais... À moi, une fois ne m'aurait pas suffi. Et il n'est pas certain qu'il aurait voulu m'en accorder plus... J'aurais dépéri... Vous voyez cela !
"Angélique à Québec 3" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique à Québec 3". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique à Québec 3" друзьям в соцсетях.