Tandis que les esquifs se maintenaient à distance par les rames, Angélique remarqua dans une chaloupe, à la remorque de la barque épiscopale, un homme dont le visage ne lui parut pas inconnu.
Il se tenait assis, avec une femme et des enfants, autour d'un gros ballot de forme indistincte que tous, y compris les gamins, semblaient entourer de précautions afin de lui éviter les chocs.
– N'êtes-vous pas le meunier de Château-Richier ? lui demanda-t-elle.
– Si fait, répondit l'homme hilare...
Malgré les tragédies récentes, il se montrait fort joyeux.
Le jour où Angélique avait fait sa première visite à l’Évêché, elle avait rencontré ce garçon qui venait de signer avec Mgr de Laval un bail sur les deux moulins de son fief en échange par année de six cents livres tournois, de six poulets et d'un gâteau.
– Ne dit-on pas que Château-Richier a souffert de l'Iroquois ?
– Oui-da ! Mon moulin est en cendres. Mais moi, je suis sauf et ma famille aussi.
Il devait la vie à son gâteau annuel. Voulant offrir à l'évêque un chef-d'œuvre d'importance, il était venu l'avant-veille à Québec avec les siens, afin de profiter du four plus vaste d'un collègue et de choisir des confiseries pour la décoration.
Sans se préoccuper des bruits de guerre, il avait brassé, pétri, enfourné, garni et décoré durant tout ce temps, et ce n'est pas pour regarder passer les Iroquois qu'il aurait pris le risque de laisser brûler le fruit d'un tel travail. Son moulin avait flambé, mais lui et les siens étaient saufs et son gâteau réussi.
Maintenant, on portait le chef-d'œuvre à Saint-Joachim. Il souleva la nappe qui le recouvrait afin de montrer à ces dames l'appétissante merveille, décorée de pralines et de pâte d'amande.
– Les enfants vont être consolés, dit Sabine.
Laissant s'éloigner le convoi, leur barque reprit sa route en direction de Québec.
La nuit n'était pas tout à fait tombée. Un dernier « voilier » de sauvagines pointait dans le ciel d'or. Les côtés du triangle flottaient comme des rubans noirs, formés par chacun des oiseaux s'efforçant de maintenir leur alignement aussi net que possible, le dessin de leur figure aussi purement tracé, des extrémités de l'ouverture jusqu'à la grande oie de tête. Et de très haut, tombaient des nues leurs salutations joyeuses.
« Couâ ! Couâ ! Couâ ! »
Angélique sentait que Sabine de Castel-Morgeat était désireuse de lui parler et elle détournait ostensiblement la tête. Elle avait vécu ces deux journées sans avoir le temps de penser. Cela ne l'empêchait pas d'éprouver par moments comme un coup de poignard aigu, un élancement sournois.
Elle ne savait pas ce qui allait arriver, quand elle retrouverait le temps de réfléchir...
Elle rencontra, fixés sur elle, les grands yeux noirs pathétiques de Sabine et leur beauté lui fut insupportable.
Pourquoi fallait-il qu'elle se trouvât assise à côté de cette femme dans cette barque ?
Par la faute d'un vent contraire et du reflux de la marée, on dut rester longtemps à louvoyer sous Québec, tandis que Topin se débattait avec sa voile carrée, et lui reprochait d'avoir pris des habitudes de paresse, au cours de l'hiver.
– Tu es restée trop longtemps en quenouille, pendarde ! Finis de lanterner...
Dans la nuit, Québec se dressait, ombre noire où s'allumaient, une à une, en espalier, les lampes des maisons.
À la fin de l'automne, du château arrière du Gouldsboro dansant sur les flots, Angélique l'avait aperçue pour la première fois, Québec, la petite capitale perdue du royaume de Nouvelle-France.
Sa douleur se réveilla comme si elle avait touché un point sensible, sans pouvoir diagnostiquer où se trouvait le mal et de quelle nature il était.
En ce qui la concernait le défi avait été relevé, la partie gagnée.
« Tu es une triomphante », disait Guillemette.
Mais ne payait-elle pas trop cher ses victoires ?
Le prix était à la hauteur du défi.
« Aurai-je le courage ? » se demanda-t-elle.
À nouveau ses regards croisèrent ceux de Sabine de Castel-Morgeat.
– Angélique, écoutez...
– Non ! fit celle-ci en détournant la tête, farouche. Ne m'exaspérez pas.
– Il faut pourtant que je vous dise... Que vous sachiez.
– Non ! fit encore Angélique mais avec moins de conviction. Laissez-moi, je suis fatiguée.
Elle se sentait les paupières lourdes. Elle mourait de sommeil.
Le balancement de la houle qui les faisait danser comme un bouchon devant la ville, en attendant que le vent, soudain tombé, voulût bien reprendre son souffle, avait raison de sa résistance. Elle était envahie d'une incoercible envie de dormir.
– Vous n'en pouvez plus ! Vous en avez trop fait !
Certes, se dit-elle avec ironie, deux jours de galopades effrénées, à traiter avec le plus sauvage des Iroquois, à panser les blessés, à naviguer, à enterrer les morts et tout cela sur la lancée d'une nuit d'amour fougueuse et d'un sinistre attentat où elle avait failli laisser sa vie, il y avait de quoi être fatiguée. Sa tête s'inclina malgré elle, frôlant les cheveux blonds de Marcellin endormi contre son sein.
Les yeux clos, elle se mit à faire des projets très précis sur la conduite qu'elle allait tenir dès qu'elle toucherait le port. Pour commencer, elle ne prêterait l'oreille à aucune requête. S'il se trouvait par là, sur la place, un carrosse, elle monterait dedans – fût-il celui de Madame le Procureur – et se ferait conduire chez elle en la Haute-Ville.
En passant, elle demanderait à Boisvite de son alcool de poires. Elle le verserait dans du lait très chaud avec du sirop d'orgeat. Ayant bu, elle s'insinuerait dans son lit, les rideaux de l'alcôve bien tirés.
Et puis, elle dormirait, dormirait, dormirait...
Elle entendit la voix de Sabine murmurer :
– Il faut que vous le sachiez, Angélique... Il faut que vous n'en doutiez jamais... Pour lui, il n'y a que vous, que VOUS.
Chapitre 86
– Qu'on me trouve Éloi Macollet et si possible, que personne ne lui apprenne la triste nouvelle avant moi.
La mort de Cyprien Macollet, son fils, avait été confirmée.
Macollet arriva en sifflotant une chanson de route.
Les événements dans la bonne tradition printanière le rendaient guilleret.
Il revenait de l'île d'Orléans et ne savait rien.
– Vous a-t-on informé, lui demanda Angélique, qu'un parti iroquois, des Oneïouts, ont traversé le fleuve et causé du malheur sur la côte de Lauzon ?
Il s'arrêta de siffler et s'assombrit.
– Nenni ! J' savais point.
– Votre fils est mort, Éloi.
Elle lui conta aussitôt comment le gros et paisible corroyeur avait tenu tête aux sauvages plus de deux heures. Il avait couru d'un coin à l'autre de sa demeure barricadée pour enfiler le canon du fusil dans tous les interstices des murs qui en étaient troués convenablement aux bons endroits comme il se doit pour une habitation de colon canadien.
Par la fin, les barbares avaient réussi à défoncer la porte, s'étaient emparés de l'enragé défenseur, l'avaient tué à coups de hache et de tomahawk, et scalpé.
– Votre fils vous avait déçu, Éloi, mais il est mort en héros, bien digne de vous.
Il l'avait écouté debout, en silence.
– Ce n'était pas un mauvais gars, fit-il, mais l'on n'était pas plus père et fils qu'un cerf des bois ne l'est d'un bœuf de labour. Je l'avais conçu pour ainsi dire par ordre du Roi, comme j'avais été contraint d'épouser la mère. Fallait obéir aux ordonnances. Si passé dix-huit ans, un gars n'avait pas convolé, il était mis à l'amende. On me retirait mon permis de voyageur, on me reprenait ma concession et jusqu'aux terres que j'avais acquises avec mes deniers. Bon ! Je me suis marié avec une Fille du Roy. Elle a pas eu à se plaindre. Je lui ai donné la ferme, je lui ai fait un enfant, mais sitôt l'affaire réglée, je suis parti aux Grands Lacs pour plusieurs années. La fille que j'avais épousée devait être vaillante, car elle a bien fait prospérer la métairie et bien élevé son fils. Je suis revenu de temps en temps. Mais c'est surtout après qu'elle fut morte que j'ai renoué avec le gars. Il était marié déjà.
Il se tut. Puis interrogea à voix basse.
– Et la Sidonie ?
– Elle ne l'a pas quitté durant la bataille, lui passant les armes chargées. Quand les ennemis sont entrés, elle s'était réfugiée dans le grenier dont elle avait relevé l'échelle. Par la trappe, elle tirait sur eux ses dernières munitions. Avant de grimper, elle avait rempli et emmené avec elle un pot de braises. Quand elle n'eut plus de cartouches, elle lança par l'ouverture, dans la salle, des bottes de paille sur lesquelles elle jeta les braises. Le feu prit. Renonçant au pillage, les Indiens s'enfuirent. Alors elle a remis l'échelle, elle est redescendue et elle a réussi à coups de seaux d'eau du puits à éteindre l'incendie.
Il l'avait écoutée, haletant.
– Alors ! Vivante ?
– Vivante.
– Merci à Dieu ! s'écria-t-il.
Il se laissa tomber sur un escabeau.
– ... J' vous l'avais dit, c'est du chiendent, la Sidonie !
Il tournait son bonnet rouge machinalement sur sa tête scalpée.
– C'pays de malheur ! C'pays de malheur ! répéta-t-il.
Puis les larmes lui jaillirent des yeux.
Quand il eut pleuré tout son saoul, il releva la tête et vit, à travers ses yeux brouillés de larmes, Angélique assise près de la table, et son chat sur la table, qui le regardaient tous deux du même regard songeur, doux et compréhensif.
– Macollet, c'est vous qu'elle aime, dit Angélique. Elle vous a toujours aimé et, je ne sais si c'est une idée erronée de ma part, mais les femmes ont souvent de si bizarres détours dans leur conduite quand le sentiment les guide, je me demande si elle n'a pas épousé votre fils pour se rapprocher de vous... attirée par vous... votre réputation. C'était créer une situation sans issue... Elle vous aimait et ne le savait pas... Elle ne vivait que quand vous étiez là et tout le temps vous filiez aux bois ou alors vous couriez après les voisines. Vous ne pensiez pas à elle. C'était votre bru. Maintenant, elle est libre. Et même si vous ne le saviez pas, il y a un instant, vous l'aimez aussi, je viens d'en voir l'aveu sur votre visage.
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