Vivonne qui souffrait beaucoup demanda où était le chirurgien.

Il pansait les blessés de la bataille.

Les autres serviteurs revinrent enfin, sauf le valet qui avait trouvé le moyen de recevoir une flèche en allant aider à la défense d'une redoute.

Vivonne tempêtait : il n'avait pas amené cet imbécile de France pour qu'il se fasse blesser dans une guerre d'Iroquois et juste le jour où son maître et bienfaiteur était lui-même douloureusement immobilisé et avait le plus besoin de ses services. On le soignait lui, le valet, tandis que le duc était oublié dans un coin comme une charogne.

Sa fièvre montait, ses blessures suppuraient, son bras et sa jambe étaient enflés. Il hurla qu'il les enverrait tous aux galères et qu'il prendrait plaisir, en tant qu'amiral des galères du Roi, de les regarder ramer. Où étaient le baron Bessart et le comte de Saint-Edme ? Quand est-ce que quelqu'un allait se décider à lui donner à boire ? Est-ce qu'ils n'avaient pas bientôt fini de le regarder avec des yeux ronds ? Il regrettait que les Iroquois ne les aient pas tous écorchés...

Les serviteurs revinrent sur Terre, oublièrent les Iroquois, et s'empressèrent auprès de leur maître avec dévouement. Rafraîchi, pansé tant bien que mal par le maître d'hôtel, ayant absorbé un bouillon que le cuisinier et le marmiton s'empressèrent de lui réchauffer après avoir rallumé les feux, Vivonne se sentit mieux et très fatigué. Le secrétaire le quitta en lui assurant qu'il pouvait dormir en paix. Le danger était passé. Mais dans la nuit, il fut en proie à d'horribles cauchemars. Un râle rauque de bête envahit ses rêves, le terrifiant jusqu'à la moelle. En vain se bouchait-il les oreilles et, se croyant éveillé, le même hurlement ne cessait de le hanter, lui tordant les entrailles de peur. Et quand il se rendormait il voyait au sein de ce charivari infernal ramper vers lui des monstres et, soudain, il pensa aux sorcières et au poison et il comprit, ruisselant de sueur, qu'il était mort et se trouvait en enfer pour tous les crimes qu'il avait commis. Au matin, ouvrant un œil atone sur une aube grise et glacée, il fut long à se persuader qu'il était encore en vie et que les formes inquiétantes et bossues qui l'entouraient ne dissimulaient que les fauteuils, tables ou consoles de son salon-bibliothèque où l'on avait dressé son lit et non pas quelque recoin de l'antichambre de Lucifer. Prolongement du cauchemar cependant, sa demeure était à nouveau irrémédiablement silencieuse, froide et déserte, ses appels vains, sa solitude complète, son abandon intolérable, mais les songes absurdes continuaient de lui coller à la peau, bien qu'il s'évertuât de reprendre pied dans la réalité. Le marmiton surgissait à son chevet. Les yeux exorbités, il lui chuchotait que toute la nuit l'armée iroquoise avait défilé sous Québec en poussant des hurlements affreux, qu'ils avaient failli tous périr et que Mme de Peyrac avait encore sauvé la ville.

Le duc de Vivonne referma les yeux. Ce délire annonçait sa fin. En homme des champs de bataille qui a vu mourir bien des braves, il fit un effort pour flairer ses blessures, persuadé que l'odeur nauséabonde qui s'en dégageait appuierait son diagnostic de la terrible gangrène, génératrice de fièvre élevée et des fantasmes qu'elle suscite. Il fut étonné de ne rien déceler de semblable et de se sentir plus ingambe. Sans difficulté, il s'assit au bord de son lit et comprit qu'il allait mieux et que ses plaies étaient en bonne voie de guérison. Le gâte-sauce, affirmant sa présence réelle en lui apportant un bol de bouillon, le confirma dans l'impression que la vie continuait et que le plus dur était passé.

Tout en buvant rêveusement son bouillon et en lui trouvant des saveurs dont il avait oublié l'agrément depuis sa prime jeunesse, il commença à réfléchir en stratège à cette succession d'événements confus, et finit par fixer son attention sur le seul fait concret qui lui parût suspect et inquiétant : où étaient passés le comte de Saint-Edme et le baron Bessart, ainsi que le laquais Anselme dont la disparition coïncidait avec la leur ?

Il retournait cette question dans sa tête et était sur le point, faute de mieux, d'envoyer le gâte-sauce, toujours seul et unique membre de sa domesticité, chez Mme de Campvert, qui avait peut-être une idée sur ce qui était advenu aux trois personnages en question, lorsque M. de Bardagne se présenta chez lui et l'avertit d'emblée qu'ils étaient morts et qu'il les avait tués de sa propre main, action dont il se félicitait hautement.

– Vous vous tairez, Monsieur, lui dit l'envoyé du Roi en le toisant froidement, sur la disparition de vos compagnons. Je souhaite pour votre bien que vous n'ayez pris part d'aucune façon dans l'élaboration du dessein criminel qui m'a contraint à les occire. J'aimerais être assuré que vous ne le leur avez rien suggéré, ni surtout commandé, car sachez que non seulement ma vindicte trop exaspérée pourrait vous mettre un jour en danger de mort, mais que si vous gardiez par-devers vous l'intention de poursuivre les mêmes projets homicides que vos larbins, je suis décidé à mettre tout en œuvre pour vous en écarter et vous décourager.

– Qu'ont-ils fait ?

– Ils ont attaqué Madame de Peyrac, alors que seule, sans escorte et sans arme, elle traversait à la nuitée les plaines d'Abraham. Ils l'attendaient délibérément, ayant résolu pour un motif que j'ignore de la supprimer. Je suis arrivé à temps et j'ai réglé leur sort. Ne cherchez point à les venger. Et sachez aussi que rien ne m'arrêtera s'il s'agit pour moi de dénoncer les ennemis de Madame de Peyrac ou de les mettre hors d'état de nuire. Je n'ignore pas, Monsieur de La Ferté, que derrière votre patronyme se cache celui d'une illustre famille et il m'appert que plus élevé est le rang, plus grande est la dépravation. Je ne suis certes qu'un modeste gentillâtre, mais mes fonctions me donnent accès auprès du Roi, et quel que soit votre degré de parenté avec lui et dussé-je passer le reste de mon existence sur la paille humide des cachots de la Bastille ou même y laisser ma vie, rien ne m'empêchera de révéler vos agissements à Sa Majesté, si dès lors on essaye de causer le moindre tort à Madame de Peyrac.

Vivonne l'écoutait bouche bée. À la fin de ce discours, il se dressa lentement, et passa la main sur son visage mal rasé.

– Par les flammes de Belzébuth ! Elle a décimé ma maison : Argenteuil d'abord, et maintenant Saint-Edme, Bessart, le domestique...

Puis il éclata de rire comme se le doit un grand seigneur qui, en renversant le cornet de dés, vient de s'apercevoir qu'il a perdu terres et châteaux et qu'il ne lui reste plus que sa chemise.

– Ohé ! Faquin, cria-t-il tourné vers l'office, apporte-nous du bon vin et deux timbales, j'en ai assez de ton bouillon. Avouez, Monsieur, reprit-il s'adressant à Bardagne, que tous les tourments causés par une femme comme celle-là sont peu de chose à côté des réjouissances et divertissements qu'elle nous procure. L'existence est si ennuyeuse. Au moins, nous aura-t-il été épargné de la trop bâiller, grâce à la rencontre que nous fîmes l'un et d'autre d'une femme unique.

De son bras valide, il versa le vin.

– Buvons à cet ange exterminateur, et calmez vos alarmes... De quoi me servirait un crime aussi vain dont mes nuits, par la suite, seraient hantées... Et mes jours combien déserts ! Je m'efface... Je ne demande rien d'autre que de la rencontrer parfois et qu'elle me fasse rire...

Il but.

– ... Qu'ai-je été rêver ? Elle ne sera plus jamais pour moi ! J'aurais dû le comprendre plus tôt. Il faut se contenter du souvenir.

Lorsque la boisson eut fait son effet :

– Cette attaque des Iroquois vient à point et me permettra de satisfaire à vos exigences. Si l'on me demande où sont passés les gens de ma maison, je dirai qu'étant allés se promener aux champs l'autre matin, ils ont été enlevés par les éclaireurs ennemis et emmenés captifs en Iroquoisie...

À la pensée de Saint-Edme et du baron Bessart, prisonniers des Iroquois et attachés au poteau de tortures, le duc de Vivonne se mit à rire tellement qu'il en pleurait.

– Croyez-moi, comte, mais je finirai par regretter ce pays de sauvages et cette fille du bout du monde !

Chapitre 85


On n'avait encore aucune nouvelle des gens de l'île d'Orléans et des enfants de Saint-Joachim.

Angélique voulait se rendre là-bas. Sur le port elle trouva une grande barque prête à tendre la voile. Le vieux Topin lui aussi entreprenait d'aller s'enquérir des victimes de la descente iroquoise. Le marinier et ses fils étaient armés. Avec les soldats cela ferait un bon contingent. À part eux, il n'y avait personne sur la place de l'anse du Cul-de-Sac.

La ville, épuisée, dormait enfin, derrière ses volets clos.

Deux portefaix sortirent d'un abri de planches pour aller se laver le visage au fleuve.

Apprenant le but de l'expédition, ils retournèrent à leur cabane et revinrent portant sur l'épaule des bêches et des pioches en disant :

– On ne sait jamais ! Y aura peut-être des tombes à creuser.

Ils montèrent à bord.

Angélique avait pris avec elle son sac de médecine, du linge en prévision de blessés à panser, des pommades pour les plaies, les brûlures...

Un objet insolite, comme un grand coffre échoué sur la grève, attirait l'attention. C'était le soubassement destiné au tabernacle de Sainte-Anne-de-Beaupré, le maître-autel en forme de tombeau, oublié là depuis la veille et dont les rocailles et les volutes brillaient de tous leurs ors à la douce lumière du matin.

La veille, Éloi Macollet, le coureur de bois miraculé, qui s'était chargé de le porter en barque à Sainte-Anne, l'avait abandonné là, lorsque, après avoir déchiffré les signaux de fumée, il avait compris que l'île d'Orléans appelait au secours.