– Oui... Ma... me... Madame, répondit Adhémar qui reboutonnait son uniforme en claquant des dents.
En sortant elle s'avisa qu'elle n'avait pas pensé aux deux hommes qui tenaient sentinelle dans le petit fortin construit à l'emplacement de la maison des Banistère. Sortis sur la plate-forme, ils s'interrogeaient sur les raisons qui avaient fait jaillir de la maison, comme un diable d'une boîte, la servante de Mme de Peyrac et l'avaient lancée à la remontée du champ plus vite qu'une poule d'eau pourchassée par le renard.
Angélique les avertit, que l'un restât à son poste, que l'autre allât donner l'alarme, après avoir toutefois prévenu en premier lieu les gens de la maison de M. de Bardagne. Que ceux-ci prissent le guet armés derrière la haie de la Closerie, prêts à toute éventualité.
Elle courait maintenant sur les traces de Suzanne. Elle traversa le terre-plein devant le manoir de Montigny et trouva les hommes qui l'occupaient en état d'alerte.
– Votre servante vient de passer en nous avertissant qu'un parti d'Iroquois montait vers Québec, dit le quartier-maître qui les commandait.
En toutes circonstances, il chiquait son tabac avec calme. À tout hasard, il avait envoyé deux hommes alerter les autres postes qui dépendaient de lui. Le restant des hommes s'occupait à hisser sur une planche montée de quatre roues une petite bombarde venant d'un des navires désarmés de Peyrac.
– Nous allons nous porter au-devant d'eux.
Ils tinrent un rapide conciliabule. Angélique préconisait de suivre le rebord du plateau pour les attendre sur les hauteurs. S'ils n'étaient pas encore parvenus jusque-là, les défenseurs pourraient se retrancher dans la métairie de Suzanne, une fois les enfants et la famille ramenés sur Québec, en lieu sûr. Elle avait vu de sa fenêtre flamber Château-Richier, mais l'ennemi n'avait peut-être pas encore atteint Beauport.
– Il faut les empêcher de gravir la côte qui mène vers la ville.
– Où allez-vous, Madame ? cria le quartier-maître en la voyant s'élancer pour les précéder.
– Je vais au-devant d'Outtaké ! Il faut que je le trouve. Il faut que je lui parle !
– Comment une femme n'a-t-elle pas peur de ce terrible sauvage ? demanda l'un des jeunes mousses, qui était assez effrayé à l'avance de la première rencontre qui s'apprêtait pour lui avec les Iroquois, ces Indiens tant redoutés.
– Elle l'a soigné, blessé et mourant à Katarunk, l'an dernier. Une femme n'a jamais peur d'un homme dont elle a pansé les blessures et dont elle a tenu la vie entre ses mains. Allons, maintenant, dit-il.
Et ils s'engagèrent sur la route assez bien tracée qui menait vers la campagne. Un peu plus loin, ils aperçurent un attroupement au milieu duquel se trouvaient Angélique et Suzanne arrêtées.
– Les Berrichons ! leur cria-t-on comme ils approchaient. C'est un p'tit gars de chez eux qu'est arrivé !
L'enfant, hagard, tremblait de tous ses membres, racontait en phrases grelottantes comment une bande de démons panachés avait surgi en silence, encerclé la maison, fracassé les montants des fenêtres à coups de hache car un « engagé » avait mis à temps la barre à la porte. Lui, l'enfant, se trouvait dans la petite cabane à l'écart : le lieu d'aisances. De sa cachette, il avait vu scalper son père, sa mère, son oncle, les « engagés », il avait vu ses jeunes frères et sœurs jetés vivants dans les flammes de leur propre maison. Suzanne eut un cri d'agonie.
– Mes enfants !
Arriverait-elle à temps pour leur épargner ce sort ? Elle reprit sa course, courant comme seule peut courir une fille canadienne qui a dans son hérédité une mère et peut-être une grand-mère qui, elles aussi, ont dû gagner de vitesse sur l'Iroquois soudain surgi le tomahawk levé, alors qu'elles travaillaient aux champs.
Les hommes des demeures avoisinantes commençaient d'accourir portant fusils ou haches. On entendit enfin du côté de Québec sonner le tocsin et des roulements de tambour. Et des coups de mousquet dans le lointain claquaient en direction des récollets.
Angélique, sans égaler Suzanne, courait à en perdre le souffle. Talonnée par la crainte d'arriver trop tard pour sauver la famille Legagne. Si les Iroquois avaient atteint la concession des Berrichons, c'est qu'ils avaient déjà coupé le promontoire, marchant sur Sainte-Foy et Lorette où ils massacreraient les familles huronnes. À Cap Rouge, Barssempuy les recevrait dans son fort bien défendu. Mais la ville serait encerclée.
En approchant de la lisière du plateau, Angélique entendit crier une femme, c'était Suzanne. Des amis la retenaient, la suppliant de demeurer à l'abri sous le couvert des arbres. De là se découvrait un grand champ en pente au revers duquel on pouvait apercevoir les toits de l'habitation des Legagne. Une acre fumée montait déjà en tourbillons.
– Mes enfants ! Mes enfants ! criait Suzanne en se tordant les bras de désespoir.
Elle voulait s'élancer, traverser le champ en direction de sa ferme qui flambait. Mais les hommes la retenaient.
– Tu n'auras pas plutôt sauté hors des fourrés qu'ils te planteront une flèche en plein cœur. Ils sont là. Ils sont partout.
On ne voyait rien encore. Des mouvements furtifs parmi les broussailles ne trahissaient qu'un jeu d'ombres ou de vent et pourtant le bois en face de l'autre côté de la pente se peuplait de présences. Ce n'était pas le moindre des prodiges de la forêt canadienne que ce rassemblement de bouleaux, d'ormes, de hêtres et de sapins aux troncs parfois minces, pût dissimuler derrière chacun d'eux un sauvage aux aguets.
Ils étaient là.
Les hommes avaient mis en position le petit canon et préparaient la mèche.
– On peut leur lâcher deux ou trois bordées dans le bois en face, cela fera de la viande hachée au passage et leur donnera peut-être envie de se retirer. Nous courrons alors jusqu'à la ferme.
– Et s'ils s'élancent au contraire sur nous ? Nous allons être submergés... Combien sont-ils ? Nous l'ignorons ?
– Non ! Attendez ! Ne tirez pas ! dit Angélique.
Elle s'était donné le temps de reprendre son souffle.
Les habitants et soldats qui se trouvaient assemblés à l'abri des arbres ignoraient ce qu'elle avait l'intention de faire. Ils n'en crurent pas leurs yeux en la voyant s'élancer à découvert, les bras levés, présentant l'écharpe de Wampum.
– Outtaké ! Outtaké ! Donne-moi leurs vies !
Elle se trouva seule dans l'espace dénudé. Exposée, vulnérable, le soleil faisant miroiter ses cheveux et les reflets de sa robe verte.
– Une vraie cible ! s'écria quelqu'un. Elle est perdue !
– Non, pas avec ce Wampum entre les mains. Nul n'oserait.
Angélique courait. Malgré la terre durcie et encore glissante, elle se déplaçait avec rapidité pour parvenir de l'autre côté du champ.
– Outtaké ! Outtaké ! Donne-moi leurs vies !
Tout en courant et criant ainsi, ce qu'elle enregistrait, elle s'en souviendrait plus tard, c'était que l'herbe devant elle perçait la boue de petits brins verts d'une fraîcheur arrogante. Elle courait, en criant et en découvrant, sans la voir, la première herbe de printemps. Elle parvint de l'autre côté. Elle se retrouva au bord du talus abrupt, ne pouvant le franchir. Des volutes de fumée roulèrent vers elle. Derrière le rideau épais où se glissaient en soubresauts des flammes sourdes encore indécises, on voyait s'agiter les silhouettes emplumées des sauvages se livrant au pillage.
« Les Iroquois ! Ils sont déjà là ! » se dit-elle.
Mais elle avait eu le temps d'entr'apercevoir les enfants de Suzanne vivants qui se tenaient au milieu de la cour entourés de guerriers et la vieille grand-mère dans son fauteuil qui agitait sa canne.
Elle revint, toujours courant, vers le milieu du champ.
– Outtaké ! Outtaké ! Donne-moi leurs vies !
Elle se tournait dans toutes les directions pour lancer son appel car elle était certaine qu'il était là, proche.
Le mousse posa vivement la main sur la manche du quartier-maître. Il tremblait.
– Regarde ! Là-haut, frère ! En lisière du bois...
*****
Angélique revenait vers eux, elle voulait avertir Suzanne que ses enfants étaient encore vivants. De l'abri des halliers, ils lui adressèrent des signes véhéments, lui désignant le sommet du champ : là-bas ! là-haut !
Elle se retourna et elle le vit.
Outtaké, le chef des Cinq-Nations. C'était lui. Sa silhouette, plus courte que celle de Piksarett mais qui donnait pourtant une impression de puissance, se détachait parmi les arbres comme s'il eût été de la même essence. Son immobilité lui conférait une apparence d'idole tutélaire.
C'est ainsi qu'elle l'avait aperçu la première fois à la lisière de la forêt, le soir de Katarunk.
En s'avançant, elle reconnut le haut cimier de sa mèche de scalp mêlée de pointes de porc-épic et de queues de moufettes noires et blanches, dressé sur son crâne d'un jaune-brun rasé de près. Il avait, comme à Katarunk, son collier de dents d'ours, ses pendants d'oreilles peints en vermillon. Sous le bariolage des peintures de guerre, on devinait sa face lisse, impassible, que ne déformait jamais aucun rictus de haine, aucune crispation dans l'effort. Il laissait aux tracés noirs, bleus et rouges dont il se matachiait, le soin d'exprimer à l'ennemi les effrayants sentiments de colère et de détestation dont son âme était remplie. Impassible visage. Impérieuse volonté.
En s'avançant, elle reconnaissait surtout le regard, seule vie noire et brillante qui imposait et transperçait, mais lentement, par sa fixité.
« Quelle cruauté dans ce regard ! »
Était-ce de la cruauté ? Sa marche vers lui, le collier de Wampum sur ses mains tendues, la ramenait vers ses premiers jours au Nouveau Monde où ils étaient seuls, elle et Joffrey, face à face avec la forêt, face à face avec les Indiens. Sa vue rendait proche le drame dont il avait été le principal héros par la suite.
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