Rassemblant ses forces, Angélique lança à nouveau un cri déchirant.
– M. de Bardagne ! Votre épée ! VOTRE ÉPÉE !
– Trop tard, Madame, dit Bessart, les lieux sont déserts. Personne ne peut vous entendre : vous allez mourir !
– Mais... Que vous ai-je fait, misérables ? Comment osez-vous perpétrer ce crime contre moi ? Vous en rendrez raison.
– À qui ?
– Au Roi ! lança-t-elle, sachant que cette évocation pouvait les faire trembler.
– Le diable nous garde de vous laisser approcher le Roi, gronda-t-il. C'est bien pour cela que nous sommes ici. Pour vous en empêcher à jamais.
Et il fit un pas en avant.
Elle recula d'autant, ne les quittant pas des yeux et les maintenant encore à distance par cet éclair impérieux de son regard vert qu'elle savait assez terrible et inquiétant pour subjuguer un instant, les rendre méfiants, peu sûrs de leur victoire, mais ils se rassuraient vite, voyant qu'elle était sans conteste et, enfin, visiblement à leur merci.
L'horrible vieillard arrivait haletant, claudiquant, et l'on percevait, le précédant telle une claquette diabolique, son ricanement sénile.
– Hé ! Hé !... Hé ! Hé !... Trop tard, la belle ! Trop tard ! Hé ! Hé !...
– Vous allez mourir, répéta le baron, les yeux luisants d'une froide résolution.
Et il fit encore un pas ainsi que le laquais.
Ils s'appliquaient à la cerner ne sachant ce qu'elle leur réservait. Ils se méfiaient d'elle. L'attention qu'ils lui portaient, se réjouissant, se repaissant à l'avance des derniers instants qui allaient la leur livrer, les empêcha de voir fondre sur eux, comme l'aigle, comme la foudre, le comte de Bardagne, l'épée haute.
Tombé du ciel, il fut soudain entre eux. D'un coup, il trouait la poitrine du laquais qui chut d'une masse en arrière sans avoir à peine le temps de pousser un han ! d'agonie.
Se retournant, il croisa le fer avec Bessart. En quelques passes il faisait sauter l'arme du baron qui n'était pas très fort à ce jeu, lui enfonçait son épée jusqu'à la garde dans le ventre, la retirait en projetant une giclée de sang, puis lui traversait la gorge de la pointe acérée.
Il remonta de quelques pas pour atteindre Saint-Edme qui s'était arrêté et battait des bras, impuissant, comme une chauve-souris aveuglée. Il n'eut qu'à l'effleurer pour le jeter à bas. De coups portés avec la même fougue justicière, il le clouait au sol, le transperçait de part en part, le ventre, le cœur, la gorge, le frappant en tous points mortels, comme dans la crainte de ne pouvoir vraiment venir à bout de la bête venimeuse.
Enfin, haletant, il se recula et attendit, surveillant les trois corps affalés pour y surprendre un dernier sursaut de vie.
Des trois, c'était le comte de Saint-Edme, le plus massacré, qui remuait encore. Il redressa tout à coup sa tête hideuse dont la perruque de guingois avait glissé, découvrant un crâne déplumé de vautour. Son regard de verre se ternit. Il vomit un flot de sang puis retomba en arrière, raide et sans vie.
Le valet de M. de Bardagne et l'homme de peine arrivaient en courant sur les traces de leur maître, l'un armé d'un pistolet, l'autre d'un bâton.
– Nous voici, Monsieur, criait le domestique. Avez-vous besoin d'aide ?
Quand ils furent proches, Bardagne leur montra d'un doigt impératif les trois cadavres, puis leur désignant au loin le rebord de la falaise à la limite sud des plaines d'Abraham :
– Garrottez-les, attachez-leur une pierre au cou et jetez-les au fleuve.
Dans le clair de lune, le gentilhomme apparaissait blême de partout. Blanc de visage, blanc de regard, blanc d'une rage démesurée, qui irradiait de lui.
– Au fleuve ! Au fleuve, la charogne !
– Bien, Monsieur.
– Dix écus pour votre peine à chacun... et ne vous faites pas surprendre ! Dix autres écus pour votre silence...
– Bien, Monsieur, à votre service et au service du Roi, répondit le valet qui avait toujours été très fier d'appartenir à la maison d'un envoyé du Roi en mission spéciale et auquel il ne déplaisait pas de jouer un rôle dans des exécutions sommaires et secrètes.
Quant à l'homme de peine, un matelot resté à Québec parce qu'il cuvait son vin dans un trou lorsque son navire, le dernier, avait mis à la voile, c'était un gars qui en avait vu d'autres et pour vingt écus il aurait été capable d'oublier qu'il avait tué sa propre mère.
Aussitôt les deux bonshommes s'affairèrent avec célérité, empoignant les corps inertes soit par l'encolure, soit par les pieds, et commencèrent de les traîner derrière eux jusqu'à l'habitation.
La terre renaissante boirait le sang.
Nicolas de Bardagne, après les avoir regardés s'éloigner, se tourna vers Angélique et resta figé, la croyant prise de folie devant son expression extatique.
– Vous riez !
– Ce n'est rien, dit-elle. Non, je ne ris pas, mais quel plaisir, n'est-ce pas ? Quel plaisir !
– Oui, comprit-il.
Il regarda la pointe de son épée qui brillait ensanglantée sous la lune.
– Oui... c'est vrai ! Moi aussi j'ai eu un plaisir... presque luxurieux, à les détruire...
Les sourcils froncés, il se rapprocha d'elle.
– Ces hommes qui vous ont attaquée, je les ai reconnus. Ils appartiennent à la maison du duc de La Ferté. Dois-je comprendre que ce serait lui qui les aurait dépêchés pour vous tuer ?
– Non ! Non ! fit-elle précipitamment.
Devant l'expression qu'il affichait en posant cette question, elle le devinait capable de courir sur-le-champ jusqu'à Québec, de défoncer la porte du logis de Vivonne blessé et d'égorger celui-ci dans son sommeil.
– Non ! Ce n'est pas lui... Je m'en porte garante... Ces forbans ont agi à son insu... Ils... Ils me l'ont dit... Ils voulaient me tuer parce que... Ils craignaient que... que je les dénonce... au... au...
Elle dut s'arrêter car sa voix sous l'effet du froid et de la frayeur éprouvée se mettait à chevroter.
Le comte de Bardagne ayant remis son épée au fourreau s'élança vers elle.
– Pardonnez-moi ! Vous défaillez ! Je suis une brute.
Il la serrait contre lui.
– Merci à Dieu, j'ai pu arriver à temps. J'étais sorti de la maison pour vous suivre des yeux à travers la haie. J'ai entendu vos appels. Le vent les a portés vers moi...
Il l'étreignait.
– ... Ah mon amour ! Quelle terreur à l'idée qu'il puisse vous arriver malheur ! Que deviendrait le monde si vous disparaissiez ?
La soutenant, il la ramena jusqu'à l'habitation. Le vent s'apaisait dès franchie la barrière et, dans le vestibule, Angélique se sentait déjà mieux.
Venant de l'office on entendait les deux serviteurs qui étaient venus chercher des cordes et qui, tout en saucissonnant solidement les corps dont ils avaient la charge, se transmettaient à mi-voix leurs consignes :
– On va d'abord s'occuper du gros... Le vieux ne pèse rien. On n'aura qu'à faire deux voyages... On va prendre la traîne...
Nicolas de Bardagne quitta un instant Angélique et elle l'entendit leur dire :
– Ne leur dérobez ni hardes ni bijoux. Je ne veux pas qu'un seul objet en recel puisse mettre sur leur piste. Vous aurez encore dix écus de plus pour vous dédommager du butin. Mais sachez que si l'un d'entre vous me désobéit... et cela s'apprend sans faute quelque jour... ne serait-ce qu'en gardant une bague ou un mouchoir par-devers lui, je le lui ferai payer de sa vie.
– Bien, Monsieur, répondirent les deux voix unanimes.
*****
Angélique dans la chambre-bibliothèque avait elle-même remis du bois sur les tisons. Nicolas de Bardagne entra, vint à elle, l'aida à se dépouiller de sa mante boueuse. Il retirait son baudrier et le jetait avec son épée sur un coin de table. En entendant le choc du fourreau sur le bois, Angélique revit la scène qui venait de se dérouler dans les plaines d'Abraham. L'éclair de cette épée brandie, le sang qui giclait, tout à coup, elle s'aperçut qu'elle pleurait, non pas de crainte, ni d'horreur, mais de joie, de cette joie irradiante et brutale qui l'avait saisie, transportée, et qu'elle n'avait pu extirper d'elle-même tant sa gorge était serrée ; mais c'était un sentiment de justice, de victoire, de triomphe dont la violence l'étouffait quand elle avait vu les trois scélérats pourfendus, transpercés par cette lame brillante, virevoltante, quand elle avait vu l'horrible Saint-Edme abattu comme un sinistre vampire flasque, dans les pans de son manteau.
Avec quelle fureur Bardagne les avait-il occis ! Avec quelle frénésie ! Elle avait entendu le fer pénétrer dans les chairs. Les hoquets et les râles, et ce qui l'avait bouleversée tout ce temps-là, c'était la conscience d'assister à un moment du justice enivrant, action de châtiment mérité et qui avait paru jusqu'alors irréalisable, et qui pourtant s'accomplissait et qu'elle pouvait contempler de ses yeux.
Terrassé ! Transpercé ! Immonde ! Enfin ! Pour une fois... Jusqu'alors tout spectacle de violence, même justicière, lui avait été pour le moins pénible, l'accablait comme si elle s'était sentie responsable de ce mal du monde.
Mais cette fois, c'était différent. Parce qu'elle était devenue différente.
Elle s'accrocha aux épaules du gentilhomme.
– J'ai toujours aimé saint Michel, dit-elle entre deux sanglots, mais maintenant je le comprends. On ne peut pas toujours... les laisser... être les plus forts...
Elle entoura de son bras le cou de Bardagne et cacha son visage contre sa peau vivante, recherchant sa tiédeur d'homme robuste.
– J'aurais dû le prendre comme dévotion... saint Michel...
Il ne comprenait rien à ce qu'elle balbutiait à propos de saint Michel. Mais il la sentait se blottir dans ses bras, et lorsqu'elle leva sur lui ses yeux brillants de larmes heureuses, il y put lire une tendresse qui le rendit hagard.
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