– Non ! Tout est fini. Ce n'étaient que des hochets. Je retournerai en Berry.

– Secouez-vous, fit-elle, agacée de lui voir ces airs de malade languissant. Ne dirait-on pas que c'est vous qui avez été touché et non le duc ? Il est pourtant assez mal en point.

Nicolas de Bardagne la fixa avec une acuité d'oiseau de proie.

– Lui vous a eue sous ses baisers... Et Desgrez... Et le Roi... Et moi je ne suis qu'un pantin.

– Pourtant s'il ne s'agit que de baisers, vous n'avez pas à vous plaindre.

– Aucun homme ne peut être bafoué plus que je ne l'ai été. Je comprends maintenant le sourire sardonique de Monsieur François Desgrez lorsque je lui disais en parlant de la passion que vous m'aviez inspirée : « J'irais jusqu'à l'épouser. » Quoi ? Vous étiez la Révoltée du Poitou, et moi, pendant ce temps, assuré de votre innocence, je couvre trois feuillets de mon écriture, évitant de les dicter à mon secrétaire pour que rien ne transpire, et je me confonds en protestations pour assurer de mille façons à Sa Majesté, qu'en aucun cas, la femme qui vit aux côtés du comte de Peyrac, épouse ou concubine, au sujet de laquelle Sa Majesté m'a chargé d'enquêter, ne peut être cette grande dame qui a porté les armes contre son souverain et qu'Elle recherche... Et tout en écrivant, je souris. Ne suis-je pas bien sûr de mon fait ? La femme aux côtés du comte de Peyrac, je la connais... C'est une humble servante, à laquelle j'ai eu l'occasion de fournir de l'aide à La Rochelle, cette femme bien que catholique, s'étant fourvoyée à servir chez les Huguenots, malgré les interdictions proclamées...

– Vous lui avez écrit tout cela ?

– Oui...

– Seigneur ! gémit-elle, accablée.

– Ce que je ne lui ai pas dit, continua Bardagne qui débitait son récit du ton monocorde d'une psalmodie funèbre, c'était que j'étais amoureux fou de cette femme...

– Ç'aurait été le comble !

Elle retint mal une gaieté intempestive devant le visage ravagé du malheureux épistolier qui poursuivit, sondant les perspectives déprimantes découlant de sa déplorable missive.

– Peut-être le Roi le savait-il déjà ?

– Quoi donc ?

– Qui vous étiez... Ou s'en doutait-il et voulait-il me le voir confirmer ?

Il réfléchit encore et chaque mot de sa lettre au monarque le brûlait comme au fer rouge car il s'imaginait le Roi les lisant, soupçonnant dans ses maladresses une intention détournée de le tromper ou pis de se moquer de lui.

– ... On me tranchera la tête !

Puis se ravisant.

– ... Non, on ne tranche pas la tête à un aussi piteux personnage ! On m'enverra aux galères ! Même pas ! La paille humide des cachots de la Bastille... Que dis-je ! Des culs-de-basse-fosse du Châtelet ! Voilà ce qui m'attend ! Mais plus que tout, reprit-il après un moment de silence, c'est de comprendre combien vous vous êtes ri de moi à Tadoussac. N'avez-vous pas profité vous aussi du Mirabelle pour envoyer un message en Europe ? Et à qui ? Au sieur Desgrez, ce policier infâme. Est-ce vrai ?

– Oui.

– Vous m'avez trahi !

– En quoi donc ?

– Je vous avais dit que ce tortueux policier avait agi d'une manière inconcevable envers moi. Pire encore que je ne l'imaginais, car me laissant croire qu'il me choisissait et me recommandait au Roi pour mes mérites, il me faisait envoyer EXPRÈS au Canada parce qu'il supposait que je vous y trouverais.

– Raison de plus pour moi de le reprendre en main, puisque ses déductions à mon endroit se révélaient justes. Vos confidences, ce soir-là, à Tadoussac, m'avaient prouvé que notre sort se débattait à Paris. On s'occupait de nous. Le moment était venu d'indiquer dans quelle direction nous souhaitions voir évoluer les événements car, à partir du moment où l'on refait surface, il faut veiller à bien se faire connaître, à dissiper les malentendus, ne pas laisser accréditer de mauvaises légendes, faire comprendre enfin qu'on a des armes en main et de quelle sorte.

Il l'écoutait avec une moue dégoûtée.

– Je reconnais bien là vos calculs et vos ruses et quand je vous vois devant moi, assurée et sans scrupule ni remords, combien je regrette ce soir brumeux où je vis descendre d'une carriole une fine et misérable créature, frissonnante et tremblante, les yeux baissés, tenant dans ses bras une enfant bâtarde qu'elle dérobait avec honte aux regards et aux questions normales qu'il était de mon devoir de lui poser sur son état, sa raison d'être dans la ville...

Angélique avait commencé par se demander de quelle créature misérable il parlait, pour se souvenir ensuite que Bardagne se trouvait présent le soir où elle était arrivée à La Rochelle avec Maître Berne, qui, par charité, l'avait fait sortir de la prison des Sables-d'Olonne. Elle portait dans ses bras Honorine et elle sentais encore dans son dos sous sa robe la plaie suintante de la fleur de lys qu'y avait apposée le fer du bourreau.

En ce temps-là, c'est vrai, elle gardait l'habitude de tenir les yeux baissés, afin qu'on ne remarquât pas leur couleur dont le signalement avait été donné.

– Que de regrets j'ai de ce soir-là, de cette heure-là, soupira Bardagne, et pourtant je ne savais pas que ma destruction était en marche, j'étais alors un homme heureux, peu accoutumé à me pencher sur moi-même. Je ne me suis aperçu de rien. J'aimais les femmes, les honneurs, le bon vivre... Ma vie, soudain, pour avoir rencontré l'éclair de vos yeux, a pris un autre cours. Bientôt ce fut trop tard, je me disais comme un adolescent à sa première aventure : « C'est donc cela l'Amour... »

Sous son regard accablé, qui semblait l'accuser, lui revinrent les réflexions du Père de Maubeuge.

« Les femmes qui ont reçu en apanage la beauté connaissent un destin à part. Elles vivent quelque chose de singulier. Elles peuvent comme par mégarde, par leur seule apparition, détourner le cours d'une vie... »

– À partir de ce moment, continuait-il, tout n'a été que folie, démence, inconséquence. Je ne fus désormais qu'un polichinelle dont vos complices, dirigés par vos mains habiles, tiraient les ficelles. Vous avez dû bien rire lorsqu'à Tadoussac je vous reprochais de vous être laissé pervertir à épouser un gentilhomme d'aventure, tentée que vous fûtes par ses richesses et aussi de vous élever à un plus haut degré dans la société. Soit ! Je suis assez intelligent pour comprendre qu'étant donné votre rang de naissance originelle, épouser un pirate ne représentait pas pour vous une ascension, fût-il couvert d'or et de perles. Mais au contraire une déchéance... Si ce pirate n'avait été, lui aussi, de haut rang ! Puisque sous son nom se cachait le comte de Peyrac, familier de l'entourage du trône. Donc tout s'accordait sous le masque de la comédie que vous me présentiez. C'est bien cela, n'est-ce pas ?

– C'est même encore plus compliqué, mon pauvre ami, soupira-t-elle.

– Et vous vous en amusez ! Vous jouez des cœurs comme un baladin de ses torches de lumière.

Angélique vit que la colère le tirait de son apathie. Et elle commença à s'énerver à son tour.

– Pouvais-je vous raconter ma vie ? s'écria-t-elle. Entre deux portes ? Deux arrestations ? Deux navires ? Deux abordages ? Pouvais-je à Tadoussac vous empêcher de vous jeter sur votre plume pour écrire au Roi ce qui vous passait par la tête ? Vous n'écoutez jamais rien de ce que je vous dis. Vous n'écoutiez jamais rien de ce que j'essayais de vous expliquer si cela ne correspondait pas à vos désirs. Au fond, Nicolas, il a toujours été très difficile de vous dire la vérité... Il y a eu plusieurs raisons à cela... Souvent nous nous sommes trouvés dans une situation qui la rendait dangereuse à énoncer, pour vous, pour moi... Et aussi parce que vous êtes trop sensible, trop généreux, trop désireux que les choses soient comme vous les rêvez. L'on sent que cette vérité va vous abattre, vous achever, comme en ce moment, par exemple... Et l'on se tait, l'on ment et l'on s'enferre pour vous épargner. Oui ! Nicolas, il est très difficile de vous dire la vérité, parce que surtout vous ne voulez pas l'entendre.

Mais Nicolas de Bardagne ne parut pas ébranlé par ses reproches.

– Vous chercherez en vain de fallacieuses excuses à vos fourberies, répliqua-t-il. Vos cartes ont été abattues et tout me devient clair. Je m'étonnais que vous n'ayez pas apprécié l'offre que je vous avais faite d'aller jusqu'au mariage. C'était pour moi une mésalliance que j'étais prêt à assumer pour l'amour de vous. Et maintenant je comprends votre refus surprenant. Vous me dédaigniez parce que vous me trouviez d'un rang trop bas pour vous. Quand on a été l'épouse d'un grand du royaume, quand on a été la maîtresse du Roi...

– Quand on a eu sa tête mise à prix et quand on est recherchée par toutes les polices de ce Roi... Oui ! On peut avoir des raisons de se taire...

Et comme il marquait un temps d'arrêt dans sa diatribe, un peu décontenancé de la réplique.

– ... Laissez donc le Roi tranquille. Il n'a rien obtenu de moi et je n'ai jamais été sa maîtresse.

– Pourquoi ?

– Il ne me plaisait pas.

Elle dit cela d'une façon hautaine et légère comme pour rappeler qu'en ce domaine de l'amour, il n'y a plus de roi et que seule la femme est souveraine.

Bardagne en fut choqué comme d'un crime de lèse-majesté.

– Quelle femme êtes-vous donc pour vous permettre de tenir tête au Roi ainsi ?

Et la voyant rire.

– ... Vous ne respectez rien ! cria-t-il.

Et comme elle continuait de rire en le regardant avec un mélange de tendresse et d'insolence et qu'il ne pouvait s'empêcher de la trouver admirable et bouleversante, il retomba dans son désespoir.

– ... Et c'est vous, murmura-t-il, vous qu'il a fallu que je rencontre au tournant de ma vie ! Sous cette coiffe anodine de servante laborieuse ! Toutes les apparences de la modestie, de la diligence, de la vertu la plus sévère. Je vous ai aimée comme aucun homme n'a jamais aimé une femme.