Le jour, les visages étaient lisses et gais. Des voix frivoles s'entretenaient de théâtre, de la querelle de l'Évêque et du Gouverneur à propos du pain bénit ou des encensements du thuriféraire.
Le limon des nuits recouvrait ce qui devait demeurer secret. Le jour effaçait les traces.
*****
Angélique se trouvait chez Mme de Mercouville lorsqu'un homme du Gouldsboro vint la prier de la part de M. de Peyrac d'avoir à se rendre au manoir de Montigny. Elle y trouva dans l'appartement de Joffrey, en sus de celui-ci, Florimond et Cantor.
Au centre de la table il y avait des liasses de feuilles éparpillées. Lorsqu'elle y eut jeté les yeux, elle vît qu'il y avait là, soigneusement recopiées mot à mot, questions et réponses jour après jour, les minutes du procès de sorcellerie qui s'était déroulé à Paris, dans la salle du Palais de Justice, dont Joffrey de Peyrac avait été victime quelque quinze années auparavant.
Le dernier brûlot d'un combat sans merci avait donc dérivé vers eux et, en bons stratèges des mers, ils l'avaient intercepté avant qu'il n'allumât un nouvel incendie.
Mais comme tout cela était loin, songeait Angélique, tandis que le comte de Peyrac parcourait le dossier de ce vieux procès sans manifester de répugnance. Pourtant le Père d'Orgeval dans son habileté avait bien choisi le trait suprême à lancer et le lieu où le ficher, frappant au Canada un peuple exténué par son isolement.
Ce rapport aurait propagé l'effroi et le trouble en proportion de l'éloignement, de l'impossibilité qu'il y aurait eu de le « diluer » dans les courants nouveaux d'esprit de jugement, de savoir l'opinion du Roi.
Louis XIV s'était toujours montré réticent vis-à-vis du fanatisme religieux. Seule lui importait la docilité de ses sujets. Au début de son règne, il avait laissé se dérouler un procès inique qui le débarrassait d'un vassal trop puissant, mais il se préoccupait si peu des accusations de sorcellerie, qu'il l'avait gracié en secret à condition qu'il disparût. Aujourd'hui une telle affaire ne pourrait-elle se monter dans les mêmes formes ?
Sans bruit, mais à petits décrets, le Roi avait démantelé le tribunal de l'Inquisition et réduit les prérogatives judiciaires des évêques. La Compagnie du Saint-Sacrement avait été dissoute. Cela ne l'empêchait pas de demeurer très influente et de faire d'autant plus d'adeptes qu'elle se transformait en société secrète.
Ainsi va le monde, ainsi va la vie...
Ils parlèrent longtemps devant l'âtre et la nuit les surprit tous les quatre au château de Montigny, faisant des projets d'avenir, supputant leurs chances qui paraissaient certaines aux yeux de Florimond de retourner en France. Tandis que Cantor continuait à se montrer plus méfiant. Même ici à Québec on ne pouvait savoir comment cela tournerait pour eux, disait-il.
– Mon père, je vous en supplie, brûlez ces feuillets. J'en vois le danger. Les esprits les meilleurs ne sont pas si libres qu'ils se l'imaginent. Seul le feu efface et purifie.
Joffrey de Peyrac commença de jeter une à une les pièces du procès dans les flammes. Le parchemin épais craquait et se consumait avec peine. Angélique éprouvait le même soulagement que son fils à voir chaque page disparaître, en se tordant douloureusement tout en exhalant une fumée bleue.
Certes, le monde changeait, les esprits éclairés essayaient de rationaliser les mystères, de se désolidariser de l'invisible, et, en passant avec Dieu et ses saints de solides traités de mutuelle assistance, d'échapper aux vieilles peurs ancestrales causées par le démon.
L'accusation de sorcellerie continuerait longtemps, et sans doute avec raison, à être la plus redoutable. Fugace et démente, elle réveillait « ce mal qui répand la terreur... », la peur du diable, le tout-puissant dieu du malheur.
Devant les minutes du procès aucun d'eux ne se leurrait.
Monseigneur de Laval s'était montré sage en refusant même de savoir de quoi il s'agissait. Ayant lu, n'aurait-il pas été ébranlé ? Aurait-il pu endosser la responsabilité de ne tenir aucun compte d'un document aussi accablant ?
Cela lui aurait été d'autant plus difficile que dans les jours suivants, alors que des vents mous parcouraient les rues à vous étourdir et à vous déprimer, que d'énormes stalactites de glace tombaient des toits en se brisant comme verre et en assommant les passants que la neige en s'amenuisant paraissait ronger la terre n'en laissant que les os, la pénible affaire Varange de conjuration diabolique, qui troublait les esprits et la concience de la ville, arrivait à maturité.
Garreau d'Entremont avait réussi à appréhender le soldat La Tour qu'un Indien du campement où il s'était réfugié vint dénoncer pour un quart d'eau-de-vie à la Prévoté. Le soldat, déclaré coupable de pratiques sacrilèges, fut soumis à la question.
Encore une fois, on ne trouvait pas de bourreau.
– J'irai, moi, dit Gonfarel en retroussant ses manches. Pour ce beau sire, Je reprends volontiers du service.
– Et moi, je te servirai d'assistant, lui dit Paul-le-Follet, le commis de Basile.
Sur le chevalet, le militaire commença par crier que c'était elle, elle, ELLE, qui l'avait dénoncé et qu'il avait prévenu Banistère qu'il fallait se méfier.
On le ramena aux premiers jours d'octobre, et à ce qu'il avait fait sur un crucifix dans la maison du sieur Varange.
Il cria qu'il n'avait tué personne, et qu'on n'avait pas le droit de l'inculper. En cela, il prouvait qu'il était un malin qui connaissait les lois nouvelles contre l'Inquisition.
Le Lieutenant de Police tint bon. Les pieds broyés par les brodequins et plusieurs pintes d'eau dans le ventre, La Tour commença de fléchir. Il reconnut avoir été présent dans la maison du Sieur de Varange. Lui n'avait rien fait. Tout avait été perpétré par le comte de Varange sur les conseils du Bougre Rouge.
Question : Alors pourquoi l'avait-on payé ?
Réponse : Pour préparer le crucifix
Question :Reconnaissait-il avoir assisté à la cérémonie satanique.
Réponse : Oui.
Question : Qu'avait-il vu ? Entendu ?
Réponse : ... !
Il fut long à se mettre en condition, il ne savait pas de qui il avait le plus peur, de la vengeance des démons ou de la punition des justiciers. Enfin, sous la torture, il avoua tout : les récitations et appels incantatoires adressés par le comte de Varange aux puissances infernales, les enfants profanés, le chien écorché vif et dont le sang avait ruisselé sur le crucifix, le miroir noir où était apparu le visage d'une femme ensanglantée.
Question : Qu'avait-il vu encore dans le miroir magique ?
Réponse : Des navires.
Question : De quel pavillon ?
Réponse : Il ne savait pas.
Question : Qu'avait dit l'apparition ?
Réponse : Elle avait prononcé un nom.
Question : Quel nom ?
Réponse : Il ne savait pas...
On donna un tour aux brodequins.
Il hurla. Il finit par dire le nom et nomma aussi un autre personnage de la ville qui avait assisté au sabbat. Mais ces noms ne furent point divulgués hors des murs de la prison. La curiosité publique ne pouvait parvenir à tout savoir et les bruits les plus fantaisistes et les plus terrifiants couraient. On guettait, sans avoir la hardiesse de l'aborder, M. d'Entremont qui allait d'un air sombre et rogue de la Prévôté au château Saint-Louis, puis de là au Séminaire et revenait. D'aucuns essayaient d'alléger le malaise de conscience général en disant que le Lieutenant de Police n'avait pas l'air plus sombre ni moins rogue que de coutume et qu'il n'y avait rien de sérieux dans ces ragots et pas de quoi mettre en branle la justice. D'autres, au contraire terrifiés, soudoyaient les « fabriciens » marguillier et bedeau pour obtenir un peu d'encens d'église à brûler dans leur maison.
En bref, on finit par arracher au soldat toutes sortes d'aveux que le pauvre Le Brasseur, promu greffier en lieu et place de Carbonnel, consigna, la sueur au front, d'une plume tremblante d'horreur.
Garreau d'Entremont soutira du prévenu tout ce qu'il put.
Question : Savait-il où était parti le comte de Varange ?
Réponse : Il ne savait pas.
Question : Savait-il ce qu'ils avaient fait du crucifix ?
Réponse : Il ne savait pas.
Question : Et de la pierre noire ?
Réponse : Ils l'avaient enterrée dans la cave.
On mit au jour un morceau d'anthracite, brillant et poli, que personne n'osa approcher. Les terrassiers qui avaient creusé le trou s'enfuirent comme les Philistins de la Bible, quand ayant trouvé dans un champ l'Arche d'Alliance abandonnée par les Hébreux, ils virent tomber raides morts les premiers qui y portèrent la main. Didace Morillot, l'exorciste, fut appelé pour trancher le sort de l'objet. On ne l'enviait pas. Tant pis pour lui. C'était sa fonction. Il vint avec son livre le Pontifical, le rituel des exorcismes. On ne sut ce qu'il officia ni quelles prières il récita. Ce devait être un bon exorciste car, par la suite, il ne s'en porta pas plus mal.
Le crucifix fut retrouvé sous un tas de fumier dans la cour d'une habitation de la banlieue. L'engagé qui le découvrit se crut maudit. Tandis que le maître courait à Québec prévenir les ecclésiastiques, il ramassa ses hardes et s'enfuit aux bois.
Cette fois l'Évêque vint lui-même, assisté de deux prêtres et d'un thuriféraire, recueillir la pauvre relique.
« ... De cette affaire, l'Évêque a cru mourir de douleur », écrivit Mlle d'Hourredanne. « On le voit sécher sur place... »
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