Dissimulé derrière un ressaut de glace, il les voyait agir et sauter de bloc en bloc, de jeunes hommes souples, aux visages frais et imberbes, la taille à peine épaissie par leurs capots de laine ou de peaux passées que serrait la ceinture indienne aux mille couleurs. Les mauvais anges, trop beaux, tout gâtés de péchés. N'en avait-il pas rencontré un déjà au poste de traite de Saint-François ? Et tout de suite, il avait senti le mal en ce trop beau jeune homme, qui avait de plus la hardiesse de traverser les déserts sans crainte. Il le connaissait, Alexandre de Rosny, il l'avait vu à Québec et avait craché sur son passage. Ange luxurieux, appartenant à cette espèce indocile qui ne respecte aucune loi, ni celles de la piété, ni celles de la vertu. On lisait la concupiscence sur ses lèvres. Pacifique Jusserant avait ourdi le projet de se l'attacher comme compagnon pour la fin du voyage. À une étape, dans son sommeil, il lui aurait brisé le crâne avec son tomahawk à l'épine d'ivoire, car moins ne demeurent en vie les exemples de la débauche, mieux est servi le Très-Haut. Le jeune homme lui avait donné son accord, mais le lendemain matin il avait disparu, comme un esprit.

Se trouvait-il parmi ceux-là qui là-bas couraient, puis s'arrêtaient examinant la plaine nue du fleuve ? Si c'était lui, Pacifique, qu'ils cherchaient ou attendaient, il saurait leur échapper. Au lieu de marcher vers Québec, il allait se diriger vers le Cap Tourmente. Il n'y avait plus de balise mais c'était encore le chemin le plus solide et le plus continu.

Il quitta l'ombre de la grève et s'engagea sur le fleuve. Un premier chenal se présenta. D'un saut il allait le franchir lorsqu'une masse sombre et luisante se gonfla hors des eaux et avec la souplesse de ce serpent dont on dit qu'il dort au fond des abysses obscurs du Saint-Laurent, un animal se hissa sur la glace devant lui.

Pacifique Jusserant recula, épouvanté. Les yeux brillants de la bête et l'éclat de ses dents aiguës lui donnaient envie de crier au diable. Il se signa. Puis la lune d'or, dépassant la crête de l'île, parut se mirer dans le flanc de l'animal, soulignant un croissant mordoré dans son pelage. Un glouton. Un Karkajou... Il n'en fut pas moins épouvanté pour cela. Un Karkajou ! La bête possédée par l'esprit des bois ! La bête dont le combat fait perdre la raison !

Le « donné » se retirait avec prudence. L'animal le guettait de ses prunelles pareilles à deux chandelles allumées, se tenant en arrêt sur la glace et fouettant de la queue qui dispersait des gouttelettes d'eau. Sans ce bruit d'aspersion et de fouettement, l'homme aurait cru être la proie d'un rêve. Il s'immobilisa encore, craignant de voir la grosse loutre dangereuse se propulser vers lui.

Levant les yeux, il contempla le flanc nord de l'île qui se dressait au-dessus comme une forteresse massive et noire, étendant sur lui son ombre protectrice. On entendait les sucres gouttant dans l'érablière. Peut-être, entre les troncs le Narrangasett l'observait-il, amusé de ses incertitudes ? Plus haut, dans la direction de sa ferme natale, il crut voir clignoter un œil roux, la lanterne de corne que sa vieille mère tenait à bout de bras. Elle avait entendu des cris, deviné un remue-ménage insolite, pressenti que son fils en faisait l'objet. Il ne lui avait pas caché que des malintentionnés, des ennemis de Dieu, essaieraient de l'empêcher d'atteindre Québec. Elle avait quitté son rouet et, la lanterne à la main, elle s'était avancée jusqu'au rebord du champ en surplomb.

Il fut saisi de la nostalgie de retourner s'asseoir dans cet asile sûr. Pourtant, il reprit sa marche en avant. Le glouton avait disparu. Les ombres lumineuses là-bas des jeunes gens s'arrêtaient, indécises. On le cherchait. Ils longeaient le rivage. Alors il fallait partir en courant comme courent les Indiens.

« Il faut que tu parviennes à l'Évêque », l'adjurait une voix intérieure. « Et si l'Évêque lui-même t'avait trahi ? » répondait-il. « Que dois-je faire si tous se détournent de moi ? Quand le Bien s'attaque au Bien, il devient le Mal... Pourquoi ? Pourquoi suis-je condamné ainsi ? Je vous ai juré obéissance mon très saint Père. Mais pourquoi, pourquoi voulez-vous la mort de la femme qui a soigné mes yeux ? »

La poigne fanatique qui avait oppressé sa vie serra sa gorge à l'étouffer. Il la sentait comme une main fantomale qui l'étranglait et la voix pressante le menaçait. Il ne devait jamais douter. Jamais... Sinon il irait en enfer. Aussitôt le dilemme qui torturait son cerveau simple s'évapora. Il avait failli succomber à la tentation la plus grave : douter. Seule l'obéissance aveugle permettait d'accéder au paradis. Ce n'était pas aux pauvres esprits incultes de choisir.

« Père, pardonnez-moi, je remplirai ma mission. »

Et il allait les prendre de vitesse, les mauvais anges.

À l'instant où il s'apprêtait à repartir il vit assez loin vers le nord, du côté de la paroisse de la Sainte-Famille, une barque qu'on mettait à l'eau. Peu après, ceux qui la montaient durent sauter par-dessus le bord et pousser l'esquif sur les glaces. Puis ayant trouvé un nouveau chenal, ils rembarquèrent et pagayèrent. Il comprit que cette manœuvre avait pour but de l'encercler.

S'il voulait atteindre Château-Richier, il ne lui fallait pas perdre une seconde. Il s'engagea sur le pont de glace dont il avait repéré l'amorce.

Mais, doublant un promontoire hérissé d'arbres morts, le terrible Basile se montra. Il était lourd, mais il savait diablement bien marcher sur les glaces, ce Basile, dont le jésuite disait qu'il était mauvais parce que plein d'idées « subversives ». Il ne courait pas, mais on aurait dit, quand il s'avançait à pas comptés, comme marchant sur des coquilles d'œuf, qu'il était fait de baudruche gonflée d'air chaud.

– Pacifique, lança-t-il. Renonce, mon gars. À Château-Richier et à Notre-Dame-des-Anges on t'attend aussi. Tu ne passeras pas et tu ne parviendras pas jusqu'à l'Évêque. L'Évêque ne veut pas te voir. Donne ta sacoche et rentre chez toi.

Figé, l'homme traqué regarda autour de lui, cherchant une issue. Se sentant perdu, il cria vers sa mère, la vieille, qui au sommet de la côte abrupte tenait haut sa lanterne de corne pour le guider. Sans comprendre, elle pouvait tout suivre de la chasse qui se déroulait à travers l'espace lunaire où les hommes, bondissant à la poursuite de son fils, étaient comme des ombres noires de loups silencieux. Elle ne pouvait rien pour lui.

Pacifique Jusserant regarda vers le Cap Tourmente. Là-bas, les bois... Ceux qui venaient sur sa droite avançaient péniblement en traînant leur grosse pirogue, tantôt la portant en trébuchant d'un trou à l'autre, tantôt la remettant à l'eau mais pour se faire entraîner à contre-courant car la marée se renversait. De la pointe sud de l'île, les autres qui convergeaient vers lui à pied ne pouvaient le faire rapidement car les abords étaient très chaotiques comme si le fleuve s'était figé en pleine tempête.

Au cours de l'hiver, s'y étaient ajoutées des masses de neige soufflée, des congères molles qui, dans les creux, dissimulaient parfois le péril mortel d'un trou d'eau.

Mais lui aussi, le « donné » du Père d'Orgeval, possédait la force spirituelle et connaissait le fleuve... Il lança vers Basile sa hachette indienne au tranchant aiguisé. Puis il se jeta en avant progressant par bonds. Une voix juvénile héla dans le lointain.

– Pacifique Jusserant ! Pacifique Jusserant !

La voix se rapprochait et il ne savait plus de laquelle des silhouettes légères émanait l'appel.

– Rendez-vous ! Remettez-nous le courrier dont vous êtes chargé, Pacifique Jusserant ! Et vous aurez la vie sauve.

Il ricana. Il ne se laisserait pas convaincre car ils voulaient sa damnation, les mauvais anges. Quand il aurait franchi la crête de glace érigée devant lui, vague immobile, toute frangée d'une écume brillante, il trouverait un chemin plus sûr et pourrait courir sans discontinuer. Il en avait repéré le tracé le matin, des hauts de l'île, et le froid de la nuit avait dû ressouder les points fragiles.

Mais voici qu'il se figeait de nouveau, muet d'horreur...

S'élevant de derrière la cime étincelante de la vague, il voyait se dresser la sorcière avec tous ses cheveux blancs comme une auréole d'argent dans le clair de lune.

Elle se tenait devant lui, immense.

– Maudit ! Jette le malheur que tu portes avec toi ! Jette ta sacoche ou tu vas périr !

Terrifié, il commença d'arracher la courroie de la besace qui s'embarrassait dans les revers de son col. Le courrier chargé de condamnations et d'anathèmes avait le poids du plomb. L'homme voulait s'en délivrer comme d'un fardeau. Sous l'à-coup de ses gestes affolés, le sol instable, sur lequel il prenait appui, vacillait. L'eau clapotait et recouvrait par ondes de grandes surfaces planes autour de lui. Il allait la leur jeter cette damnée gibecière comme on jette une charogne à dépecer à une meute affamée, ou un tison enflammé pour suspendre l'élan des fauves.

De toutes ses forces, il lança le sac en direction de Guillemette, se rattrapa de justesse sous le balancement de la dalle qui le portait, bondit sur un autre radeau translucide plus vaste, qui dérivait. Il avait obtenu ce qu'il voulait. Les poursuivants s'arrêtaient, rompaient l'encerclement, et ceux qui progressaient sur sa gauche changeaient de direction et se précipitaient afin d'aller ramasser le sac avant que la glace où il avait chu ne fût entraînée par le courant ou qu'il ne glissât à l'eau.

Pacifique Jusserant, le « donné » du Père d'Orgeval, s'élança par la brèche ouverte. Il abandonnait Château-Richier. Il obliquait vers la droite. Là-bas, au loin sur l'autre rive, l'ombre du Cap Tourmente.

Au-delà, les bois. Les bois ! Le salut ! Ils ne le rattraperaient jamais. Il courait comme un fou, se répétant pour soutenir sa résolution :