– C'est ce long voyage qui t'a rendu fou. Tu vois des ennemis partout.
– Et toi, tu ne sais rien. Tu files ta laine, tu ranges tes pommes, tu fabriques ton fromage...
– Un fromage que tu es bien content de manger.
Pacifique Jusserant haussa les épaules. Son existence aux côtés du Père d'Orgeval, qui avait le don de voir à distance et de lire dans la pensée, avait aiguisé son sens de perception du danger. Le contact étroit avec les Indiens, grands pourvoyeurs d'annonces prémonitoires et d'interprétations de signes, l'avait doté d'un flair animal, que possédait tout coureur de bois digne de ce nom. Il se savait guetté.
– ... Un fromage que tu es bien content de manger quand tu reviens d'avoir traversé des lieues, sans autre chose à te mettre sous la dent que ta ceinture de cuir, continuait la vieille, fâchée.
Il lui tapota l'épaule pour la calmer. Il valait mieux qu'elle ne sache rien. Alors, il avait trouvé, à s'asseoir près de cette femme tranquille et laborieuse, un repos qu'il n'avait pas goûté depuis longtemps. Les femmes sont dangereuses et entraînent au mal. Il n'y a que les mères près desquelles on peut se sentir en paix.
Elle le trouvait maigre et malade. Elle était tentée de le lui reprocher comme une faute. C'était le seul fils qui lui restait et elle aurait voulu qu'il revienne au Canada soit pour l'aider à la ferme, soit pour exploiter sa concession de Lévis. Alors elle se souvenait que Dieu les avait tous deux sauvés d'être scalpés et brûlés vifs par les Iroquois, et, baisant la croix de son chapelet, elle se résignait.
Il lui avait demandé si elle savait où était le Père d'Orgeval. Se trouvait-il à Québec ? Elle avait répondu qu'elle ne s'occupait pas de ce qui se passait sur le « continent ». C'était une femme de l'île d'Orléans.
Sur son bonnet blanc de paysanne bretonne, elle jeta une ample couverture de traite, de celles qu'on vendait aux Indiens, rouge à bordure noire, et elle s'en enveloppa à la façon des femmes indiennes l'hiver. Elle avait perdu toutes ses hardes lorsque les Iroquois étaient venus il y a quinze ans et il avait fallu tout rebâtir, refaire la terre, racheter du bétail, rembourser les emprunts et les charités. Les voisins aidaient. Mais, au début, il n'y avait plus de voisins, à part la sorcière et les enfants qui avaient été sauvés, parce qu'ils cueillaient du serpolet dans les hauts de l'île.
Elle s'apprêtait à suivre son fils dehors, mais il refusa. Il ne voulait pas qu'on le reconnût sur le seuil éclairé. Il quitterait la demeure par la cave, un trou qui donnait dans les granges. Il se glisserait de là, à plat ventre, dans le sillon du chemin, et pourrait très vite se dissimuler dans l'érablière qui descendait vers les grèves. Il hésita à prendre son mousquet, y renonça.
Il ficela ses raquettes sur ses épaules, s'assura que sa hachette et son tomahawk étaient retenus à sa ceinture, puis, comme il se serait harnaché d'une armure pour partir au combat, il repassa par-dessus son épaule la courroie du sac où il avait rangé le paquet remis par un matelot hollandais, sur un rivage désert, un soir cinglant de pluie. Besace qui lui semblait chaque fois devenir plus lourde et habitée de malédiction.
*****
La lune était à son zénith lorsque la grosse barque avait touché la pointe de l'île du côté de chez Guillemette.
La sorcière était là rôdant au bord des glaces avec toute sa maisonnée : la fille aux cheveux de lin, les enfants, les Indiens et la belle Éléonore de Saint-Damien, son fils de son premier lit et son troisième époux. Mais elle n'irait pas sauter sur les glaces comme Guillemette, elle. Fini de ces jeux-là !
Guillemette regardait la grande plaine chaotique et craquante du Saint-Laurent avec convoitise.
– Tant que les nuits gèlent, on peut encore passer.
Elle avait revêtu ses jupes courtes à mi-mollet et elle avait frotté ses bottes sauvages de résine. Elle irait courir sur les glaces s'il le fallait.
– S'il me voit, il aura peur. Il a toujours eu peur de moi.
Un habitant des hauts de l'île qu'elle avait mis à faire le guet envoya son fils avertir que Pacifique Jusserant s'apprêtait à quitter la maison de sa mère.
– J'irai lui parler, dit Piksarett. Nous avons combattu ensemble derrière la bannière du Père d'Orgeval. Il m'écoutera.
Ils se parlèrent dans l'érablière qui descendait à flanc de coteau. À part la blancheur de la neige, il faisait sombre, l'on apercevait entre les troncs des arbres, sur l'autre rive du Saint-Laurent, la côte de Beaupré tout éclairée par la lune montante.
Le silence de cette nuit était si complet que l'on pouvait entendre résonner le clop-clop léger de la sève d'érable s'écoulant par sa goulotte de sureau dans le gobelet de bois fiché au tronc de l'arbre.
*****
– Traître ! chuchota le « donné » lorsqu'il eut reconnu la silhouette du Narrangasett dans la pénombre. Je sais que tu es sur mes pas pour m'empêcher de parvenir jusqu'à l'Évêque comme il me l'a été ordonné par notre père très saint. Pourquoi entraves-tu ma mission, Piksarett, toi le Grand Baptisé ?
– Parce que tu ne défends pas une cause juste. Tu apportes le malheur. Ce que contient ta carnassière pue comme une bête crevée. Je le sens jusqu'ici et le « jongleur » m'a averti. Passe-moi ta besace et ce qu'elle contient et tu pourras ensuite te rendre chez l'Évêque.
– Je n'ai rien d'autre à faire chez l'Évêque que de lui remettre ce que je porte là et je ne laisserai personne s'en emparer. Non, tu ne me feras pas trahir celui qui guide ma conscience comme tu l'as trahi, toi, le chef des Patsuikett, à Newchewanick, l'abandonnant dans la bataille pour suivre la femme blanche.
– N'essaye pas de m'embrouiller, Orignal-Têtu, ni de m'humilier. Le grand Narrangasett sait ce qu'il doit faire. Il est seul juge du chemin qu'il veut suivre. Il sait reconnaître les signes. Il n'est pas comme les Blancs, il n'est pas un enfant qui doit se suspendre à une main paternelle pour décider de ses actes. Les Fils de l'Aurore sont libres.
Pacifique Jusserant sentit la colère du sauvage. Il se félicita de l'avoir atteint. Il avait toujours été jaloux de l'estime que le jésuite Sébastien d'Orgeval portait au Grand Baptisé.
– J'ai toujours su que tu le trahirais, gronda-t-il avec haine. Où est-il maintenant ? Si Québec lui demeurait fidèle, il devait m'en avertir en plantant un signal à Lévis, près de mon habitation. Or, je n'ai point vu le signal. J'ai senti les pièges... J'ai senti son absence. Qu'a-t-on fait de lui ? Qu'a-t-on fait de mon père ?
– Il est parti aux missions iroquoises porter la parole de Dieu...
– Damnation ! Ses ennemis l'ont envoyé à la mort et ses frères y ont prêté la main... Et maintenant en la cité sainte règne la femme aux funestes perversions et tu y as succombé, toi aussi, Piksarett, toi le Grand Baptisé ?
– Tu oublies que cette femme a soigné tes yeux aveugles.
– Elle a aussi soigné Outtaké, l'Iroquois, ton ennemi le plus cruel et celui des Français.
– Et cela a épargné beaucoup de vies de Français pour l'été.
– Tu parles comme une femme. Toi, le grand Abénakis. Pouah ! Le salut éternel ne se gagne que par la destruction des ennemis du Bien.
– Ta cervelle s'est dérangée, Orignal-Têtu, ta raison tourne à l'envers. Il n'est pas bon que le Bien combatte le Bien, et lorsque le Bien répond aux bienfaits par la vengeance, il devient le Mal.
– Voudrais-tu dire que notre Père très saint a commis le Mal ?
– J'ignore quel est le démon qui s'est emparé de l'esprit de notre Père très saint, mais je souhaite, ami, que tu ne sois pas victime aussi de sa folie.
– Tu blasphèmes, murmura Pacifique Jusserant horrifié. Comment peux-tu parler ainsi de LUI ? N'as-tu pas été toi-même témoin de ses prodiges et de sa haute vertu ?
– L'être le plus sage et le plus vertueux peut, un jour, être la proie des démons. Parce qu'il est écrit : Veillez ! Car vous ne savez ni le jour ni l'heure. Peut-être n'a-t-il pas veillé sur son cœur et sur ses pensées avec assez de vigilance ?
– Malédiction ! s'écria le « donné ». Tu l'abandonnes. Il est abandonné de tous... Écarte-toi de moi, Satan !
Il lança son tomahawk dans la direction de Piksarett. Mais celui-ci sauta de côté. Il ne voulait pas engager le combat avec cet homme fou.
D'un bond, le serviteur du Père d'Orgeval s'élança, dévalant entre les troncs de l'érablière, puis arrivé au bord de la saillie rocheuse, il sauta sur la grève et toujours courant gagna les balises du fleuve. Piksarett ne le suivrait pas sur les glaces. C'était un Narrangasett du Sud, des pays de forêts. Pour traverser le Saint-Laurent en son dégel, il fallait être né comme lui, Pacifique Jusserant, sous Québec.
Il était seul. Seul et faible car il avait perdu son père. S'avançant maintenant à travers les monticules aux aspérités coupantes des glaces, il regardait avec espoir vers la côte de Beaupré. Bien qu'il n'ignorât pas le danger de la traversée du fleuve rongé par la violence du courant, la plaine blanche ne l'effrayait pas. Il la connaissait. Il passerait.
Soudain, il lui sembla distinguer débordant la pointe de l'île, celle qui regardait vers Québec, des silhouettes légères et comme auréolées de lumière qui couraient sur la glace et tout de suite il sut : les mauvais anges !
La peur le poigna. Ne lui avait-on pas dit que des mauvais anges l'attendraient à Québec ?
Son jésuite, le Saint portant la Croix et le mousquet pour la gloire du Très-Haut, lui, le Voyant, l'avait prévenu avant de le quitter à Noridgewook.
« Peut-être rencontreras-tu des mauvais anges à Québec. Crains-les, fuis-les ! La beauté est trompeuse, elle est celle de Lucifer. Je vois ces mauvais anges essayer de te barrer le chemin. Échappe-leur. Si tu peux parvenir jusqu'à l'Évêque et lui remettre l'enveloppe en main, tu auras accompli ta mission, et moi je pourrai reprendre mon combat. »
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