Le lendemain, escortés de la galopade des gamins et de l'admiration des badauds, les différents éléments du chef-d'œuvre, custode, reliquaire, coupoles, statues, etc., sur des brancards, la table de base qu'on appelait le tombeau et les gradins sur une traîne, furent portés à dorer aux ursulines comme autant de pièces de pâtisserie que l'on porterait à cuire au four du boulanger.

Dès que le travail des religieuses serait achevé et que le fleuve serait libre le retable serait porté en son nouveau sanctuaire au pied du Cap Tourmente.

Cependant le Saint-Laurent entrait dans les terribles douleurs du dégel. Le grand serpent froid allait s'éveiller. Il allait perdre sa peau de glace, muer vers la transmutation liquide, laissant apparaître à travers la carapace brisée des glaces, sa peau bleu sombre, foncée de vert glauque.

En trois jours et trois nuits tout changea.

Le jour, sous le soleil brûlant, la plaine commença de suer sa blancheur marmoréenne, se léprosant de vastes zones assombries qui révélaient une fragilité inquiétante, avant de se déchirer sur la plaie noire de l'eau.

La nuit, on entendit craquer et s'entrechoquer des pans de glace énormes, banquises remuées par le va-et-vient pénible et souterrain des marées les aspirant, suivant les heures, en amont, puis les renversant en aval, dans un mouvement épuisé de lave blanche qui, dans les semaines suivantes, allait rouler ses blocs puissants les uns contre les autres, les poussant à se heurter, à s'affronter, à se chevaucher, dressés comme des monstres en amour, pour ensuite s'effondrer et repartir lentement à la dérive dans un entrelacs fluide qui les cernerait et les capturerait ainsi que les mailles d'un filet géant.

Semaines de dégel pendant lesquelles le fleuve et les glaces engloutiraient leur contingent de nautoniers trop hardis. Au début, nul ne voulait renoncer à passer d'une rive à l'autre comme on en avait pris l'habitude. De l'île d'Orléans, de Lévis, de Beaupré, on partait en traîneau après avoir guetté l'étendue sournoise en criant « À Dieu vat ! » et l'on se retrouvait, appelant au secours sur un radeau plus froid que la mort, tandis que les chevaux après s'être débattus dans la purée glacée disparaissaient au fond du Saint-Laurent et que le véhicule, broyé, craquait comme une vieille noix creuse et terminait sa carrière en épave flottante.

Les barques et les canots reparurent, et furent lancés dans les premiers chenaux ouverts. Leurs équipages les hissaient et les traînaient sur les étendues de glace encore solides, encore immenses, et les échos retentissaient des cris d'encouragement des équipages halant leurs chaloupes comme un attelage de chevaux se serait arcbouté à tirer un tombereau ensablé.

– Ho ! Hisse ! Hisse ! Hardi les gars !

Carrioles à traînes ou barques à rames ? On ne pouvait décider encore. Il fallait risquer.

Le colon du Canada, bourré de forces accumulées par sa longue retraite de l'hiver, bondissait sur son fleuve en hurlant de défi, car venait le temps de se colleter avec lui dans la lutte la plus sauvage, paré qu'il était des deux éléments qui composaient son visage de Janus maudit : les eaux et les glaces.

Cependant l'hiver relâchait son étreinte. La neige continuait de couvrir la terre, mais glissait des branches des arbres.

L'île d'Orléans retrouvait son pelage de bois, son échine d'un fauve clair que jetaient sur elle ses forêts d'érables aux branches dépouillées, mais où n'allait pas tarder de monter la sève du « temps des sucres ».

Un matin, une femme vint frapper plusieurs coups du heurtoir de bronze qui ornait la porte sur la rue de la maison de Ville d'Avray. On eut beau lui crier par les fenêtres de l'étage de passer par-derrière, elle n'en voulut pas démordre et resta là à attendre, entre les deux Atlas et leurs globes qui émergeaient peu à peu des talus neigeux.

Il fallut, pour l'introduire, débarricader la porte, tourner les clés, tirer les targettes et les verrous.

Elle se nomma et l'on sut qu'il s'agissait de l'irascible belle-fille d'Éloi Macollet : Sidonie.

– Est-il là, ce pendard ? s'informa-t-elle d'un air rogue.

C'était une femme de petite taille, le visage fermé et qui ne montrait pas le côté enjoué des femmes d'origine canadienne bien qu'elle fût née sur un beau fief de Nouvelle-France, du côté des Trois-Rivières. Son père, boulanger des environs de La Rochelle, émigré en 1635 avec sa jeune femme, en avait reçu la seigneurie, cent arpents de front sur deux lieues de profondeur, pour ses mérites ayant été traitant, commerçant, agriculteur, puis syndic compétent à la nomination des premiers syndics gérants des bourgades nouvelles.

Angélique qui savait tout cela et qui se souvenait des soupirs de Marguerite Bourgeoys à propos de cette petite Sidonie la considéra avec curiosité.

Elle était bréhaigne2, ce qui devait l'irriter dans un pays où, comme le soulignait le ministre Colbert dans un rapport sur la colonie « les femmes portaient tous les ans ». De famille nombreuse et déjà réputée, elle avait dû considérer comme une mésalliance d'épouser le fils unique d'un modeste censitaire et d'une Fille du Roy, si complètement délaissée par son époux, vagabond des grands lacs, qu'on la croyait veuve. Mais pourquoi l'avait-elle épousé si elle ne l'aimait pas ?

– On l'a vu, votre putois, Pacifique Jusserant, dit-elle en s'adressant à son beau-père après un bref salut. Comme vous l'aviez prévu il est venu rôder une nuit autour de son habitation, mais il n'y a pas pénétré, il se méfiait. Il a disparu soudain.

– Qui l'a vu ?

– Moi, dit-elle.

Pressée de questions, elle dit qu'elle avait monté la garde quelques nuits dans un affût à canards rapetassé. Le jour, elle envoyait un gamin, pour la récompense de quelques sols. Bref, une nuit, elle l'avait vu le « donné » du Père d'Orgeval sortant des bois. Il avait surgi, venant du sud, en avançant péniblement sur ses raquettes qui enfonçaient dans la neige molle. Il s'était arrêté comme flairant le vent à quelque distance de son habitation, puis se ravisant il s'était reculé et était rentré sous le couvert des arbres.

– Il se méfie comme un renard, grommela Macollet en se levant et en commençant d'enfiler sa houppelande et ses mitasses. Et pourquoi ? Qu'est-ce qu'il porte avec lui qu'il craint tant qu'on lui prenne ? A-t-il déjà traversé le fleuve sous Québec ? Il n'aurait pu le faire sans être signalé.

– Et aujourd'hui ça risque plus que jamais, dit la femme. Les courants vous entraînent et les glaces vous écrasent.

– Comment êtes-vous passée, vous ? s'enquit le vieux en lui jetant un regard aigu sous la broussaille de ses sourcils touffus.

– Avec le canot du vieil Antoine, un fou de votre espèce. Mais savoir, ajouta-t-elle, s'ils avaient navigué ou joué au saut de la puce d'un glaçon à l'autre, ça elle n'en décidait pas.

– Vous auriez pu y laisser votre peau, ma bru, fit-il d'un ton acerbe.

– Et ça vous aurait fait bien plaisir, beau-père, répliqua-t-elle de même.

Angélique voulait la retenir, l'engageant à se restaurer. Mais elle refusa et elle redescendit vers la porte en ramenant autour d'elles ses châles. Son bonnet blanc, serré au menton, laissait entrevoir une chevelure châtain clair, mais déjà entremêlée de fils blancs. Pourtant elle ne devait pas avoir beaucoup plus de trente-cinq ans. Angélique l'accompagna jusqu'à la porte.

– Je suis contente de vous connaître, Sidonie, et je vous remercie. N'auriez-vous pu confier le message au vieil Antoine plutôt que de vous risquer à traverser le fleuve qui devient dangereux ?

– Le beau-père m'avait dit de ne jaser de l'affaire à personne, fit-elle en désignant du pouce derrière elle Éloi Macollet, et que cela ne devait pas sortir d'entre nous.

Elle examinait Angélique et la jaugeait d'un regard sans douceur.

– Ainsi c'est vous la Dame du Lac d'Argent ? Vous qui avez réussi à retenir ce petit vieux au logis ?

– Il n'est ni petit ni vieux, répliqua Angélique qui aimait son Éloi. Et je ne vois pas pourquoi vous voudriez lui faire mener une existence de vieillard. Il demeure d'une santé et d'une vigueur peu communes, il a encore tué au couteau, à l'automne, un de ces grands ours gris si dangereux. Et il pourrait en remontrer à bien des jeunes hommes...

– Oh ! Ça oui ! À son gars, mon époux par exemple. Ça oui, après ce scandale de Noël avec la veuve et les deux filles, ça on peut le dire, il pourrait en remontrer à des jeunes.

Elle ajouta avec amertume.

– ... Avec lui, au moins, on peut être sûre de gagner un enfant.

Chapitre 70


Sur le mur du verger de Mlle d'Hourredanne se dressait dans l'ombre la haute stature du chef abénakis Piksarett. Il regardait au loin, vers le nord.

Le fleuve craquait, emplissant la nuit de sa rumeur. La lune n'était pas encore levée. Le ciel était d'un bleu sombre de métal, si bleu que les étoiles en portaient le reflet et brillaient bleues comme un regard pur.

Vêtu de sa grosse fourrure d'ours, Piksarett ressemblait à un héron avec ses longues jambes maigres d'échassier.

De sa lucarne, la servante anglaise l'observait. Elle songeait vaguement à ses enfants disparus et elle fut prise d'une nostalgie pour le bébé qu'un Indien, lors de sa capture, un Abénakis comme celui-là, lui avait arraché des mains, pour le fracasser contre un arbre.

Elle souhaita lire quelques versets de la Bible. Elle était effrayée des turpitudes papistes dans lesquelles elle se trouvait plongée et plus effrayée encore de sentir qu'elle commençait à y prendre goût, jusqu'à aimer ouïr la lecture d'histoires amoureuses en français.

À l'étage au-dessous, Mlle d'Hourredanne surveillait aussi le Narrangasett.