Après un examen au cours duquel Ville d'Avray gémissait, pleurait et n'avait pas assez de mains pour se cramponner à toutes celles de ses amis qui voulaient lui insuffler force et courage en ce dur moment, elle put lui assurer qu'il n'avait rien de cassé.

En revanche, il lui faudrait prendre patience, envisager au moins deux à trois semaines de repos, le pied bien bandé, reposant sur un coussin comme celui d'un malade frappé de la goutte.

– Je resterai au Navire de France, décida-t-il. Ainsi j'aurai de la compagnie. Vous voulez bien de moi, Janine ?

L'accident se révélant sans gravité, Angélique s'avoua qu'elle n'était pas trop mécontente de voir Ville d'Avray immobilisé dans la Basse-Ville. Le marquis avait un cœur innombrable. Il aimait aussi coqueter avec les femmes. Et Angélique, plaisante et intelligente, lui inspirait une passion qui allait jusqu'à le détourner de ses préférences pour les adolescents dont jusqu'alors il ne se cachait pas. Loin d'elle il s'ennuyait. Comme Nicolas de Bardagne, il la cherchait en tous les points de Québec, mais de plus il n'admettait pas qu'elle lui cachât un seul détail de son emploi du temps. Récemment, elle ne s'était pas dissimulé qu'il serait difficile de parvenir jusqu'au bout de l'hiver sans que la situation ne se détériore, l'obligeant à se montrer sévère, à rompre tout à fait avec lui, ce qui l'aurait navrée.

Maintenant qu'il était contraint à se montrer moins remuant, elle le verrait selon son agrément à elle et serait libre de prendre congé chaque fois qu'il deviendrait importun.

Ville d'Avray ne fut pas dupe, l'accusa de cruauté, mais force lui fut de se résigner car, maintenant qu'il ne pouvait plus se défendre, elle était bien capable de l'abandonner, refusant de le soigner pour le livrer aux mains de ce tortionnaire de chirurgien de navire Ragueneau qui se disait médecin et qui le rendrait sûrement boiteux.

– Ah ! Que j'aime votre main sur ma peau. Vos doigts sont si caressants.

Afin de conserver au moins le plaisir de sentir ses doigts légers sur sa cheville douloureuse, il s'avoua prêt à toutes les sagesses et à tous les sacrifices.

L'inactivité lui pesait. Ne pouvant plus tenir les guides de sa vie sentimentale, il se sentit le cœur vacant.

M. Dagenet, son aumônier, lui faisait la lecture. Mais Ville d'Avray l'envoya promener. Plus il le voyait et plus cela lui rappelait que son aumônier, qu'il appointait depuis des années pour veiller sur son salut spirituel, l'avait abandonné juste au moment où il avait eu affaire à une démone et à quatre-vingts légions de démons.

À force d'évoquer les péripéties de l'été, il fut pris de la nostalgie de revoir le jeune Alexandre de Rosny qui l'avait accompagné dans le début de sa tournée de gouverneur en Acadie mais qui, par caprice, avait refusé de remonter avec lui sur Québec.

– Oh ! Chère Angélique, supplia-t-il, l'on dit que vous avez des dons pour appeler les gens à distance. Je vous en prie, faites-moi revenir mon Alexandre...

Deux jours plus tard, Alexandre de Rosny se trouvait là, dans la grande salle du Navire de France. On ne prit pas garde tout d'abord à ce voyageur au nez et aux pommettes brûlés par le gel et le soleil, mais quand il eut enlevé ses fourrures et que l'on reconnut le bel éphèbe aux lèvres boudeuses que le marquis ne cessait de réclamer, ce fut une explosion de joie.

Tout à fait insensée, cette idée qu'il pouvait revenir d'Acadie en cette saison, et pourtant il était là. Il apportait des nouvelles de toute la côte du Maine, de l'Acadie, de la Baie Française et c'était comme si déjà se rompait le cercle de l'hiver.

Et le marquis, rayonnant, remerciait Angélique de ses dons supranormaux. Elle l'assura qu'elle n'y était pour rien. Vu la promptitude avec laquelle le jeune Rosny s'était trouvé parmi eux, il avait dû se mettre en chemin au moins plusieurs semaines sinon plusieurs mois auparavant.

Elle le fit asseoir sur un tabouret et oignit d'un baume les brûlures de son visage. Puis elle ébouriffa ses cheveux blonds avec affection. Ce mignon courageux était bien de la même race que celle des Philippe du Plessis-Bellière, qui dès quatorze ans guerroyaient en col de dentelles sur les champs de bataille d'Europe.

Le jeune homme, à sauter les rapides des rivières folles d'Acadie et à se lancer dans un pareil voyage, était devenu plus bavard et montrait moins de morgue.

Il disait qu'en certaines régions qu'il avait traversées, atteignant épuisé et se croyant sauvé des petits campements d'Indiens, il lui était arrivé en pénétrant dans les tipis ou les wigwams, d'en découvrir les habitants morts, soit de froid, soit de faim ou des deux ensemble, certains assis encore, figés devant les dernières cendres du foyer, le calumet en main, momies racornies, saupoudrées par la neige qui filtrait à travers les interstices des misérables abris d'écorce ou de peaux.

– Quelle folie ! soupirait le marquis. Jamais tu n'aurais dû tenter une telle odyssée, même pour me revoir.

Alexandre haussait les épaules. Il n'était pas le seul.

Il y en avait d'autres qui se risquaient dans la traversée du grand désert blanc.

C'est alors qu'il prononça le nom de Pacifique Jusserant, le « donné » du Père d'Orgeval, qu'il avait rencontré à la mission de Saint-François des Abénakis et qui lui aussi remontait du Maine et se dirigeait vers Québec.

Le « donné » avait l'air, comme lui, d'avoir traversé de dures étapes. Il paraissait à bout de forces, mais poussé par la fièvre de continuer sa route. Il s'était arrêté quelques jours à la mission pour trouver une autre paire de raquettes et n'en ayant pas trouvé comme il voulait, il prenait le temps de les fabriquer. Il portait avec lui une sacoche dont il ne se départissait jamais, dormant avec. L'Indien qui l'avait accompagné jusque-là refusait de poursuivre. Le « donné » avait longuement observé Alexandre dans la salle commune du poste de traite, adjacent à la mission où les Indiens Abénakis venaient échanger leurs peaux et où les voyageurs pouvaient trouver un toit et la possibilité d'une halte. Déplaçant son écuelle de blé d'Inde et sa chope de bière pour venir s'asseoir à ses côtés sur le banc, devant la longue table, Pacifique Jusserant avait proposé au jeune homme qu'il avait reconnu de se joindre à lui pour la fin du voyage. Il savait qu'il remontait vers Québec. Il connaissait des pistes meilleures et plus courtes pour parvenir au but plus rapidement et il n'était pas prudent de voyager seul en cette saison, lui dit-il.

Feignant l'enthousiasme, Alexandre avait accepté de grand cœur. Puis le matin, tandis qu'avant de prendre la piste le « donné » servait la messe au jésuite de la mission, car il était d'une piété maniaque, le jeune garçon avait quitté le poste et était parti de son côté. Lui, voyageait toujours seul. Il préférait cela à la trahison d'un compagnon.

– Pour une fois ton esprit contrariant t'a sauvé, dit Ville d'Avray. Tu as bien fait de ne pas l'accompagner. Je suis persuadé qu'il voulait t'assassiner ou pis !

– De toute façon, il n'est plus loin, il ne va plus tarder, supputa Éloi Macollet lorsque ces propos lui furent rapportés, et je présume qu'il va se conduire comme cela. Il va arriver par Lévis comme prévu. Il va s'abriter une nuit dans son habitation. Puis il traversera le Saint-Laurent sous Québec et se rendra tout droit à l'évêché. Peut-être qu'il ne se méfie pas... mais peut-être qu'il se méfie car il a de l'instinct en diable... C'est pour cela qu'il voulait que le jeune Alexandre l'accompagne... pour qu'il ne risque pas de parler ou d'arriver avant lui... Et peut-être bien qu'il l'aurait tué... Il a tué pour moins... C'est une bête méfiante, rusée et qui ne connaît qu'un maître... qui obéit à ce maître à distance...

Ayant mis tout le monde sur les épines par ces avertissements au point que l'on guettait aux carreaux si la face ombrageuse du « donné » ne s'y collait pas déjà, Éloi Macoilet entreprit de se rendre une nouvelle fois à Lévis pour avertir son fils et sa bru de redoubler de vigilance.

*****

Tant d'événements et l'attention qu'une partie des habitants de Québec portaient à la venue de Pacifique Jusserant détournèrent les esprits d'une plus invisible et plus dangereuse conspiration qui à l'insu de tous avait pris corps et se développait sourdement. Éloi Macollet faillit en être la première victime.

Il revenait de Lévis après sa seconde visite. La nuit était belle et la lune brillait. Macollet traversait sous Québec le chemin balisé du fleuve, lorsqu'un subit instinct lui fit porter en avant son bâton ferré, et frapper un coup dans la glace.

Il s'arrêta figé d'épouvanté. L'œil du serpent le regardait. Rond, luisant et recelant au fond de sa noire prunelle le reflet tremblant d'une étoile, il fascinait, attirait, ouvert sur les abîmes... L'eau...

Éloi n'osait plus ébaucher un mouvement. Il jeta un regard autour de lui sur la plaine blanche infinie, et perçut sa fragilité nouvelle, survenue à pas de larron. Ses oreilles s'emplirent d'un bruit ténu comme de brisures se répercutant de proche en proche. Les froides nuits avaient trompé sur la chaleur des jours. Le dégel commençait. L'homme immobilisé en plein milieu du fleuve qui se fendait leva les yeux vers le ciel fourmillant d'étoiles.

– Bonne sainte Anne, sauvez-moi ! s'écria-t-il.

Comment parvint-il à regagner la rive ? Il ne se souvenait pas. Son premier geste fut de se précipiter dans la Haute-Ville et de réveiller le sculpteur Le Brasseur.

– As-tu terminé ton retable de sainte Anne pour le sanctuaire de la côte de Beaupré ? On dit que tu attends pour le faire porter à dorer aux ursulines d'avoir réuni l'argent des donateurs. Je m'inscris pour dix livres tournois de dorure. Je ne suis qu'un mécréant, mais cette bonne mère de la Vierge m'a sauvé.