Vers l'âge de huit à dix ans, il avait été prisonnier chez les Iroquois. Aussi comprenait-il la rébellion de Marcellin, enfant sauvage qui souffrait d'être enfermé.

Il trouva son pupille assis sous l'auvent, un livre sur les genoux, et lisant à haute voix La passion des martyrs de Tunis : saint Saturnin, sainte Perpétue et sainte Félicité.

Non seulement il parlait, non seulement il lisait, mais encore il lisait en latin.

– Ce mouflet a trompé tout le monde, lui dit Eloi Macollet. Ces messieurs du séminaire ne sont pas de force avec une graine d'Iroquois comme ce blondinet.

Sur ce, on frappa encore à la porte et c'était un nouveau bonhomme de neige s'empêtrant dans ses raquettes, soit Romain de L'Aubignière, que ses devoirs familiaux contraignaient, sur l'injonction des ecclésiastiques, à venir chercher son neveu.

Le lendemain matin, dans la foulée de trois hommes énergiques qui pelletaient la neige avec ardeur, Angélique accompagnée de Romain de L'Aubignière, de Marcellin et de Neals Abbal, se rendit au couvent des jésuites où ils avaient été convoqués.

Elle n'était pas revenue dans l'austère demeure depuis son intrusion mouvementée à propos de l'ours Willoagby. Elle y retournait en amie.

Devant M. de Maubeuge, ses préventions étaient tombées.

M. de Loménie-Chambord était présent. Le Père de Maubeuge, parlant du petit Suédois, exposait le dilemme. Tout permettait d'envisager que le Père de Vernon le recueillant lui avait administré le baptême catholique mais, dans le doute, il avait décidé d'une cérémonie renouvelant les rites au cours de laquelle il lui serait donné un nom chrétien. Le chevalier de Loménie se proposait pour être le parrain. Si Mme de Peyrac acceptait de son côté d'être la marraine, elle recevrait la possibilité de veiller sur le petit exilé et d'intervenir dans les actes importants de sa vie. L'enfant la considérait déjà comme sa mère. Ne se croyant plus abandonné, il accepterait plus volontiers de se laisser enfermer dans les salles d'études et se former à devenir un pieux serviteur de Dieu. Le Père de Vernon leur avait certainement inspiré ce compromis et ils avaient la certitude de répondre à ses souhaits.

Quant au jeune Marcellin, Mme de Peyrac ayant fait dire qu'elle le prendrait volontiers chez elle avec ses enfants, il pourrait durant l'hiver venir coucher sous son toit, comme les autres élèves dont les parents habitaient la ville. Il n'aurait pas ainsi l'impression de vivre entre quatre murs dont il ne sortait jamais. Vers la fin du mois de mai, une grande barque à voile carrée emmenait tous les jeunes pensionnaires du Séminaire à Saint-Joachim sur la côte de Beaupré, où Monseigneur l’Évêque avait là une maison d'été, appelée la Grande Ferme, entourée de communs où l'on élevait des bêtes.

Jusqu'à l'automne, les enfants vivraient au grand air, se promenant, se livrant aux travaux agricoles, et aussi à différents apprentissages, dont la sculpture et la peinture pour l'enseignement desquels le vieux Le Basseur et ses fils se déplaçaient chaque semaine, la serrurerie et la ferronnerie, un peu de menuiserie, de charpenterie. C'était une véritable école des Beaux-Arts que l'évêque y avait fondée et les collégiens attendaient avec la plus grande impatience le départ pour la Grande Ferme au pied du Cap Tourmente.

Tourné vers Neals et Marcellin dont il avait été prouvé que tous deux comprenaient le français, le Père de Maubeuge leur adressa une petite admonestation. Il les mit au courant des décisions qui avaient été arrêtées à leur sujet, leur démontra avec quel soin on s'était préoccupé d'eux, fit miroiter à leurs yeux les beaux jours du Cap Tourmente où ils pourraient s'ébattre à l'aise et les pria en attendant de se montrer fort studieux et dociles.

Ils se retirèrent avec MM. de Loménie et de L'Aubignière, le Supérieur des Jésuites souhaitant dire quelques mots en privé à Mme de Peyrac.

Restée seule avec lui, elle se demandait s'il allait faire allusion au passé d'amitié qui le liait au comte de Peyrac.

Mais ces démonstrations n'étaient guère dans la tournure de caractère jésuitique qui consacre de préférence ses efforts à des paroles efficaces en vue du salut des âmes.

– En ces temps de Noël, nous sommes requis de nous approcher fréquemment de la Sainte Table, dit-il. Désirez-vous, Madame, que je vous donne une absolution générale pour vous permettre de participer aux offices en toute sérénité de cœur ?

Angélique, tout d'abord surprise de la proposition, s'empressa de l'accepter en le remerciant.

Elle s'agenouilla et récita l'acte de contrition, tandis que le Père de Maubeuge, après avoir revêtu son étole, traçait au-dessus d'elle le signe de croix l'absolvant de ses péchés passés, présents et à venir.

– Cela jusqu'à l'ouverture du carême, précisa-t-il.

Angélique fut reconnaissante au Père de Maubeuge de lui permettre, sans ennui, d'être en paix avec sa conscience.

S'il n'y avait eu que des hommes comme celui-ci la Chine entière dans sa mystique élevée aurait reconnu le Christ et son message de tolérance et d'amour, d'intelligence et de divination supérieure.

– Mon Père, le pria-t-elle, Monseigneur l’Évêque m'a recommandé de me trouver un confesseur. J'aimerais pouvoir lui dire que je suis votre pénitente.

– Informez-en Monseigneur, Madame, répondit le Supérieur des Jésuites avec son petit salut à la chinoise. Je suis à votre disposition.

Chapitre 40


Et Noël fut là. Son crépuscule de pourpre s'abîma dans l'ombre bleue et glacée tandis que sur le Roc des petites lumières s'allumaient derrière chaque fenêtre et qu'on achevait de clouer au-dessus des portes des branches de sapin entrecroisées en forme d'étoile.

Les vapeurs, les brumes, les fumées qui stagnaient dans les rues traînaient avec elles les promesses du réveillon.

Dix heures du soir. Les familles se mirent en route vers l'église tenant au bout d'un bâton ou en main des lanternes de corne ou de fer noir percées de trous, ou encore des pots à feu en terre, des veilleuses à huile abritées par un capuchon de cuivre. C'était plus par tradition que pour s'éclairer. Cette nuit d'hiver canadien étincelait comme une armure. Le disque argenté de la lune et la neige immaculée se renvoyaient leur reflet pour créer une lumière sidérale au sein de laquelle toutes les ombres des toits, des lucarnes, des pans de murs, des angles de cheminées se découpaient en lignes aiguës, « chevaux de frise » d'un noir intense.

Venus de la cathédrale, aux vitraux illuminés, les chants des orgues s'échappaient assourdis et lointains et paraissaient nés plutôt des grands espaces silencieux désirant s'unir aux hommes dans leur allégresse.

On levait les yeux vers la nue vibrante et mystérieuse et l'on s'imaginait en voir sourdre les anges lumineux, chantant de leurs voix séraphiques.

Glo-o-oo-ria, in excelsis Deo..

Toute la ville était dans les rues ainsi qu'une grande partie des hameaux avoisinants ou des concessionnaires isolés le long du fleuve.

En traîneaux, à raquettes ou à pied, par les chemins durcis, les groupes venant des lointaines paroisses de Bourg-Royal, de Sainte-Foy-de-Charlesbourg, sortaient des bois et arrivaient soit par la Grande Allée, soit par le chemin de Saint-Jean ou de Saint-Louis.

Des musiciens portant vielles, binious, bombardes bretonnes, les accompagnaient et se mettaient à jouer en entrant dans la ville. Des paroisses de la côte de Beaupré, de la pointe de Lévis ou de l'île d'Orléans, arrivaient les traîneaux suivant les balises du fleuve. Il y avait bien une « desserte » prévue dans les petites églises de Château-Richer ou de Saint-Joachim, où des prêtres iraient officier mais venir ouïr la messe de Noël à Notre-Dame-de-Québec, célébrée avec toute la pompe épiscopale, était une fête dont seules les grandes tempêtes eussent pu détourner les fervents habitants de la colonie laurentienne.

Les habitants de l'île d'Orléans se montraient à cette occasion. D'ordinaire, ils se reliaient peu avec le « continent ». On les disait fort insociables parce qu'ils ne quittaient pas volontiers leur île, ni même leurs habitations, vivant en tribu familiale dans leurs solides fermes carrées, bâties à mi-côte ou leurs manoirs seigneuriaux cachés dans les bois qui couronnaient les sommets de la grande baleine rocheuse, échouée au carrefour des eaux. Leur île leur servait de royaume. Ils avaient la réputation d'être sorciers. Parce qu'ils communiquaient entre eux d'un coin de l'île à l'autre par des signaux de fumée indiens, et parce que l'on voyait danser, sur les rives les soirs d'été, des lumières de feux follets. Ils vinrent, représentés surtout par une dame Éléonore de Saint-Damien, une seigneuresse qui en était à son quatrième mari. Fort belle avec de grands yeux noirs, le bruit courut qu'elle était d'Aquitaine et les Gascons qui ne la connaissaient pas encore vinrent la saluer, dont le comte de Peyrac qui lui fut présenté par M. de Frontenac. Il y avait comme une affirmation de l'esprit des provinces en cette nuit de Noël. Peut-être parce que beaucoup de femmes avaient revêtu pour la cérémonie leurs costumes régionaux, ce qu'elles avaient de plus beau, robes, corselets, mantes, tabliers, broches, dans lesquels elles ou leurs mères s'étaient mariées à l'église de leur village en France et qu'elles avaient amenés au Nouveau Monde, bien pliés dans un coffre. Et Suzanne portait sur ses épaules de jeune Canadienne née au pays une chape de drap rouge de l'épaisseur d'un écu, don traditionnel des paysans français à l'épousée depuis le Moyen-Âge et pour lequel, souvent, ils se ruinaient. Son mari, émigré de la Sarthe d'où il était parti jeune célibataire, avait apporté avec lui, pour sa future, le beau vêtement ancien que les femmes de la famille repassaient depuis des générations au fils aîné.