Le cabaretier Boisvite s'interposa.

– Pas chez moi, Messieurs les courtisans, pas de scandale chez moi. Tenez-vous tranquilles ou bien allez vous battre... DEHORS !

L'injonction avait de quoi calmer les plus audacieux. Le duc de Vivonne n'avait pas bougé.

– Quelle mélancolie ! murmurait-il. Les hurlements de l'Enfer nous encerclent.

– Venez vous asseoir près de moi, dit Angélique à Bardagne, en le tirant par la main. Et calmez-vous !

Elle lui caressa la joue.

– ... Ne l'écoutez pas. Il est très méchant. Je vous ai vu à La Rochelle et je peux témoigner que vous étiez un représentant du Roi très aimé de la ville et respecté des huguenots eux-mêmes pour votre équité, car vous aviez tous les pouvoirs en main et n'en abusiez jamais.

– Que faisiez-vous à La Rochelle ? demanda Vivonne.

Les hommes étaient insupportables. Les tempêtes se déchaînaient autour d'eux comme la fin du monde et ils ne pensaient qu'à s'entre-déchirer et à se nuire.

Une vieille femme, Mme Marivoine, se dirigea en trottinant vers la porte en traînant son époux que soutenait l'un des garçons.

– Je le ramène à la maison. Il est saoul. Et quand il est saoul, il sème la panique en poussant des clameurs d'Iroquois.

Il n'y avait rien à faire pour les retenir.

– L'Iroquois viendra ! L'Iroquois viendra, marmonnait l'ancien.

– Vous feriez mieux de rester céans. L'Iroquois ne viendra pas par ce temps.

– Ils viennent par tous les temps, dit quelqu'un. Qu'il pousse son cri de guerre, votre Marivoine, cela ne nous gênera pas...

– Vous ne savez pas de quoi vous parlez, Messires, répondait la vieille. L'entendre dire cela glace le sang et vous sauterez sur vos armes... on n'y résiste pas...

Elle payait son écot gentiment, soigneusement, avant de s'emmitoufler dans des châles.

– Il y a une accalmie, lança une voix.

La porte fut tirée, en s'arcboutant, par six hommes, le temps de voir passer démente et hurlante une rafale blanche, puis repoussée derrière les deux vieux cramponnés l'un à l'autre et happés aussitôt comme des fétus.

La dernière tempête !...

La vision du chien maigre la hanta, ses bons yeux brillants, sinon d'intelligence au moins de tendresse et d'espoir, et les petits bras d'Honorine levés vers elle : « Va le délivrer ! Va le délivrer ! »

Angélique se leva en repoussant sa chaise qui tomba derrière elle.

– Monsieur Boisvite !

– Oui, Madame, s'empressa l'aubergiste.

– Vous êtes forgeron ?

– Oui, Madame.

– Il me faudrait une pince pour couper l'acier.

– À votre disposition, Madame...

Il ouvrit une trappe. Par une échelle, ils descendirent dans le sous-sol du Soleil levant, où voisinaient des barriques et des fourrures, les plus belles pendues aux crochets des voûtes, d'autres entassées en ballots. La pelleterie était monnaie de troc et un habile commerçant se faisait souvent payer en peaux de castor. Boisvite mena Angélique dans une cave voisine où sur un établi étaient exposés des instruments divers, entre autres pinces et tenailles de toutes tailles.

– Voici ce qu'il me faut, dit-elle en s'emparant d'une grande pince étroite de deux pieds de long qu'elle pouvait tenir bien en main et qui présentait une tête petite et ronde, le bec mordant, affûté comme un rasoir.

– À votre service, Madame la comtesse.

En reprenant l'échelle, ils titubèrent et, retombant en arrière, s'écroulèrent sur les fourrures.

– ... Seigneur ! dit Boisvite, jamais je ne me suis trouvé avec une pareille déesse dans les bras. Ah ! Madame, depuis le temps que je vous vois passer devant mon établissement et que je vous admire... Permettez-moi de vous embrasser ?

– Eh bien soit ! Embrassons-nous, cousin... Votre sirop d'orgeat mérite son renom... et vous avez été splendide tout à l'heure...

Il l'embrassa sur les deux joues, ébloui.

– Et maintenant, aidez-moi à sortir de cette trappe.

Ils se retrouvèrent tant bien que mal dans la grande salle.

– Qu'allez-vous faire avec cette pince ? interrogea Boisvite qui se demandait si elle voulait assommer quelqu'un.

– Donnez-moi mon manteau, je pars.

– Vous n'y songez pas.

– Les deux vieux Marivoine sont bien partis.

– Ils sont peut-être morts à l'heure qu'il est.

– Qu'importe !

– C'est de la folie.

– Angélique, je vous conjure, supplia Bardagne.

– Non ! Je dois partir, ma demeure n'est pas loin.

– Je vous accompagne.

– Non, vous ne tenez pas debout et vous me lassez tous ! Vous n'êtes pas chrétiens...

Aucun n'était en état de l'accompagner et elle n'en voulait pas.

– Demeurez ici pour la nuit, Madame de Peyrac, insista la femme de l'aubergiste. Nos chambres sont occupées mais j'ai pu trouver une soupente libre pour Mme de La Dauvernie. Vous partagerez son lit.

– Non, il me faut partir.

Et puis, Mme de La Dauvernie avait peut-être d'autres vues pour le partage de son lit. Ses affaires avec Grandbois semblaient fort avancées.

– Que vous dois-je, Monsieur ? demanda-t-elle, en fouillant dans son aumônière qui était spongieuse.

– Rien ! J'ai eu ma part, dit le cabaretier dont les yeux étaient aussi brillants que ceux d'un visionnaire.

– Arrête-la donc, dit quelqu'un.

– Laissez-la, dit Vauvenart, on n'arrête pas des femmes comme elle...

Angélique demanda ses gants, et un client attablé se précipita pour lui donner les siens qui montaient jusqu'au coude et la protégeraient mieux. Un autre tint à la coiffer d'un bonnet indien, pointu et doublé de fourrure, dont les pans rabattus en avant faisaient écran des deux côtés du visage.

– Vous les tenez d'une main et vous fermez bien.

Les yeux des buveurs la suivaient avec curiosité tandis qu'elle gagnait la porte.

– Où va-t-elle, celle-là, avec sa pince ?

Nicolas de Bardagne était sans force pour la retenir. Il la regarda disparaître, comme s'il l'avait vue, impuissant, se jeter dans un gouffre.

– Qu'elle est belle ! dit près de lui Boisvite. Nous sommes bien heureux de l'avoir reçue dans nos murs.

– Elle ne sera pas pour moi, murmura Vivonne. Mais tant pis, je l'aurai vue...

Il s'effondra, le front contre la table, et s'endormit d'un sommeil profond.

À suivre


1 Cf. « Angélique et le chemin de Versailles ».


2 Cf. « La tentation d'Angélique ».


3 Guillemette fait allusion à la chasse aux sorcières qui durait depuis le XIVe siècle. L'étendue de cette persécution est presque incroyable. De nombreux écrivains ont estimé le nombre des morts en millions. 85 % des victimes furent des femmes, jeunes ou vieilles. Au paroxysme de la croisade, milieu du XVIe siècle et début du XVIIe, on trouve six cents exécutions par an dans certaines villes allemandes (soit deux par jour en excluant les dimanches).


4 Guerres nombreuses entre les seigneurs provençaux et les seigneurs des Baux.


5 Nom donné à l'épilepsie.


6 La véritable et fidèle relation de ce qui s'est passé entre le docteur John Dee et quelques esprits.