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En arrivant chez Mlle d'Hourredanne où la lecture était déjà commencée, Angélique trouva tout le monde en larmes y compris Honorine.
M. de Clèves venait de mourir.
Il était mort de désespoir d'amour. Les aveux que Mme de Clèves lui avait faits de sa passion pour M. de Nemours l'avaient frappé au cœur aussi sûrement qu'un poignard.
– Je vous l'avais dit : n'avouez jamais ! s'écria Ville d'Avray. Cette sotte se confesse et tout le monde en meurt. Joli résultat : de toute façon, il n'y avait rien de grave dans tout cela... Rien !
En amour rien n'est grave, ni ne mérite qu'on se donne la mort et qu'on se prive des bienfaits de la vie...
On pensait trop dans cette ville. On y vivait trop. On y aimait trop. Le vent sifflait.
– Maman, intercédait Honorine, maintenant que Banistère est devenu gentil, peut-être pourrais-tu délivrer le chien ?
Angélique avait la tête qui éclatait.
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La confection d'une soupe aux fèves qu'elle élabora le lendemain avec la Polak lui ménagea un temps de répit.
À elles deux, elles dénudèrent activement plus d'un boisseau de fèves. La première peau enlevée, les légumes furent plongés dans l'eau bouillante salée où trempaient des brins de sarriette. Puis on les égoutta et une certaine quantité en fut réservée pour la garniture.
Énergiquement, le reste fut pilé dans des mortiers de bois et la purée, ainsi obtenue, allongée avec l'eau de cuisson. Après un nouveau bouillon dans le chaudron, le potage fut passé à l'étamine dans un autre récipient.
Angélique et Janine discutèrent sur la quantité à délayer dans du lait froid d'une farine anglaise que La Polak gardait cachée et qu'elle ne réservait qu'à des préparations de qualité. Ce produit extrait d'un rhizome exotique et que les « yenglish » appelaient arrowroot, elle l'estimait meilleur pour « lier » les potages que les farines ordinaires.
Le dosage s'étant révélé juste après une nouvelle ébullition qui vit le potage s'épaissir et devenir onctueux comme une crème, quantité de jaunes d'œufs furent ajoutés, plus les fèves réservées et la moitié d'une motte de beurre.
La Polak avait sa façon à elle de mener le Carême de ses clients.
– Les curés n'y peuvent rien redire, c'est du potage de pénitence : légumes et laitage.
Tout en épluchant, pilant et tournant, Angélique mettait son amie au courant de ses déboires et de ses inquiétudes.
Ce qui était réconfortant lorsqu'on parlait à la Polak, c'est que tout lui était vraisemblable. Elle ne doutait pas. Ni de votre esprit, ni de votre bon sens, ni de ce que vous aviez vu et entendu, ni de l'interprétation que vous en donniez. Elle tenait pour évidentes, acquises, toutes les manifestations que peut prendre le drame humain et ne voyait pas d'obstacle à ce qu'elles se manifestassent toutes à la fois, le danger et le miracle, l'espoir et la victoire, l'intervention du diable comme celle de la maréchaussée. Elle adhérait à tout, vous suivait dans tous vos dédales, partageait, réfléchissait, souffrait et tremblait avec vous. Après quoi, elle s'employait avec plus de fougue encore que vous-même à faire le point et à tirer des plans d'attaque et de défense. Allant et venant de son mortier à ses marmites et, de là, à son oratoire où elle alluma deux chandelles dans les chandeliers de bois doré que lui avait offerts Angélique.
– Ne t'en fais pas, frangine, dit-elle. Y a des moments comme ça dans la vie où tout vous tombe sur le râble. Quand on vous veut du bien tout va bien. Mais quand on vous veut du mal, c'est signe qu'on dérange. Et quand on dérange c'est signe qu'on est plus fort que d'autres... Et qu'il y a quelque part un enjeu d'importance à gagner. Où sont-ils ceux qui veulent ta peau ou au moins te réduire au silence ? De quoi ont-ils peur ? Que tu deviennes trop puissante ? Près de qui ? Que tu révèles leurs manigances ? À qui ? Ce soldat, il a peur qu'on apprenne son sacrilège. Et le Ronchon, il veut savoir qui a assassiné le comte de Varange. De ce côté-là, je suis tranquille. Tout ce beau monde se mord la queue. Va voir le Bougre Rouge, il peut te dire de qui te méfier et de qui prendre garde, ou te faire une petite conjuration pour les décourager. Mais, si tu veux mon avis, ça ne tourne pas si mal pour toi et je te vois bien placée.
– C'est ce que m'a dit le Père de Maubeuge.
– M'étonne pas ! Moi et les jésuites, tu vois on se comprend...
En quittant la Polak, elle leva les yeux. Au flanc de la falaise, la lune allumait des diamants aux guirlandes de glace et, sous des babines de neige, de longues dents de cristal pendaient dans l'ombre des cours et des recoins du vieux quartier Sous-le-Fort, au sommet duquel habitait le Bougre Rouge.
Elle irait demain.
Chapitre 64
Fut-elle déçue de la rencontre ?
Elle avait devant elle un petit homme fort savant mais qui ne voulait rien lui dire.
La cahute du sorcier était éclairée par une lampe de fer forgé, de celle qu'on appelait « bec de corbeau », pendue aux solives, et dans une cuve de pierre de stéatite creusée, des mèches qui trempaient dans de l'huile de baleine répandaient une suffisante chaleur.
L'Eskimo dans un coin, celui qui fabriquait des gants en peaux d'oiseaux et des pansements en peaux de souris, surveillait, les yeux brillants.
Le Bougre Rouge disait qu'il n'avait pas assisté à la cérémonie que le comte de Varange avait tenue dans sa maison.
– Je lui ai indiqué ce qu'il fallait faire pour lire dans le miroir noir mais je ne sais pas ce qu'il y a vu.
– Qui le sait ?
– Ceux qui étaient présents : les enfants, le valet, le soldat qui a fait la conjuration sur le crucifix... et maintenant le Lieutenant de Police s'il peut les faire parler, ajouta-t-il en reniflant et en passant sa main sous son nez pour dissimuler un sourire.
– Vous ne me dites pas la vérité...
– Vous n'avez pas besoin de la savoir. Lorsqu'on a le jeu en main, et vous l'avez, il est préférable de ne pas tout savoir. La créature est faible, il vaut mieux qu'elle soit un peu aveugle et qu'elle ignore la profondeur du précipice qu'elle côtoie. Ainsi marche-t-elle plus sûrement vers le but que ses ennemis redoutent de lui voir atteindre.
Il se moquait d'elle. Il reconnut cependant que la nuit qui avait suivi l'arrivée de leur flotte à Québec, M. de Saint-Edme et Martin d'Argenteuil étaient venus le trouver avec des hosties volées et qu'ils étaient prêts à le payer une fortune pour qu'il leur concoctât un charme assez puissant, capable de les faire entrer en communication avec leur complice en alchimie démoniaque, Varange, qui avait disparu.
– Ils m'ont fait rire avec leurs hosties. Ces gens-là dégradent les secrets. Ils touchent à des choses dangereuses, sacrées et difficiles pour satisfaire d'insanes questions de préséance ou de gratifications royales. L'autre, Varange, était plus sérieux. Il brûlait d'amour infernal pour un être infernal. Il s'était emprisonné de mille façons dans les rets de la concupiscence, celle qui dévore son propre feu. Il pouvait réussir l'opération.
– Vous avez dit : un être infernal. Vous savez donc qui il a vu dans le miroir magique ?
Il haussa les épaules avec agacement.
– Cessez donc de parler du miroir magique, c'est piteux ! Il s'agirait plutôt de ce que John Dee a vu dans la pierre noire d'Enoch... C'est beaucoup plus grave. Cela implique des rencontres sidérales...
– Qui était John Dee ?
Avec patience, il lui expliqua que c'était un Anglais, un scientifique du début du siècle, mathématicien distingué, spécialiste des classiques. Il avait inventé l'idée d'un méridien de base : le méridien de Greenwich. Mais il s'était fait arrêter pour conspiration magique contre la vie de la Reine Marie Tudor.
Plus tard, on lui prêta les pouvoirs du rabbin Jacob Loeb qui, à Prague, avait créé un être à distance par sa pensée, le Golem, dont les apparitions blêmes terrorisaient la ville. Prague était pourtant la ville la plus magicienne d'Europe, privilégiée des sciences occultes.
Quant à la pierre noire à travers laquelle il captait ce qu'il appela « les voix énochiennes », était-elle venue d'un autre monde ? Avait-il eu des émules qui en possédaient des fragments ?
Le sorcier retira, de sous une pile de manuscrits, des feuillets rongés au bord à croire qu'on avait essayé de faire de la dentelle et lui montra le titre du livre en question, qu'elle eut la surprise de déchiffrer en anglais «A true and faithfull relation of what passed between dr. John Dee and some spirits »6.
Les autres aussi, Saint-Edme, Argenteuil, ils lui faisaient pitié et même peur avec leur ignorance malhabile et leurs manipulations perverses, grossières. Il les avait renvoyés avec leur boîte d'hosties. Pour rien au monde, il n'y aurait touché.
– Ce Varange a commis une grave infraction, il a mêlé aux rites que je lui avais indiqués ceux de la conjuration de Belzébuth car l'être qu'il convoquait était un démon. Il a déclenché des forces dangereuses terribles. Et désormais la pierre noire est maudite, je ne peux plus m'en servir.
Il la regardait en clignant des paupières comme si chaque fois ce qu'il lisait en elle l'embarrassait.
– Dans toute conjuration de Belzébuth, l'animal doit être vivant.
– Le mal se repaît de la douleur des êtres vivants.
Le Bougre Rouge haussa les épaules.
– Mal ? Bien ? Ange ? Démon ? Ce ne sont que des mots qui dissimulent l'intervention des Invisibles. Les esprits mauvais veulent le sang vivant car c'est le rayon rouge de la vie, et ils veulent le souffle vivant qui l'anime, car ils sont jaloux du don des hommes qu'ils ont perdu ou ne posséderont jamais...
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