Son regard d'eau étincelant la traversait.

– ... Nous pourrions faire alliance, dit-il.

– Contre qui ?

– Maman ! J'ai froid aux pieds, s'écria Honorine.

Elle en avait assez de ces haltes et de ces conciliabules oiseux. Tout à l'heure avec l'homme au parapluie, maintenant, l'homme à l'arbalète... Si cela continuait, l'on n'arriverait jamais. Où ? Elle ne savait pas, mais elle voulait marcher. Sans compter ce pauvre loup, à la langue rouge pendante, qui la regardait d'un œil à demi fermé et qui lui navrait le cœur. Elle tirait de toutes ses forces pour entraîner Angélique.

– Venez me voir dans ma cambuse, dit le Bougre Rouge, je vous montrerai des livres...

Cet allié inattendu compensait une impression d'échec qui paraissait annoncer que sa chance tournait. Elle continua de marcher ainsi à l'aventure et s'enfonça dans le bois. Et de tenir la main de l'enfant ajoutait à son entrain. Il fallait vivre pour cette jeune vie.

« Tu es née et tu dois vivre, petite fille. Je t'emmènerai, nous te bâtirons un royaume. Tu auras un destin heureux. »

« On aime à combler l'innocence », avait dit Loménie.

On aime à la défendre aussi. Une main d'enfant dans une main d'adulte oblige à la grandeur.

« Tu m'as tant donné déjà, petit cœur. »

– Je n'ai pas pris mon arc et mes flèches, dit tout à coup Honorine.

La brume au sol s'était dissipée. Ce n'avait été que le temps de traverser un espace sans doute marécageux. Dans les branches dépouillées des arbres, on ne sentait que le mouvement des petits animaux à fourrure, pilleurs de poulaillers aux dents aiguës, qui se glissaient l'hiver dans les étables et les greniers.

Une martre fila le long d'un tronc et leur montra entre deux branches sa petite face plate et triangulaire. Dans l'ombre étincelaient ses yeux verts. Un farfadet !

Elles montèrent une côte où la neige était peu épaisse et le roc affleurait soutaché de lichens jaunes. Puis le brouillard revint, descendit du sommet et elles entendirent de la musique. À mesure qu'elles avançaient, la ritournelle se faisait plus fournie et plus entraînante, comme si des esprits invisibles s'amusaient à danser la bourrée et le rigodon au fond des bois. Attirées, elles quittèrent le sentier pour marcher dans cette direction et rejoignirent bientôt un chemin mieux tracé qui, au bout de quelques pas, les ramena devant un étang gelé, traversé de pistes. De l'autre côté de l'étang se dressaient quelques tipis et wigwams d'écorce et, dans le fond d'une clairière, une grande habitation devant laquelle des musiciens d'instruments campagnards, violes et violons, vielles à rouet faisaient sauter quelques couples forts joyeux. Une femme les aperçut et leur fit signe.

– Hé ! Venez donc ! On va chez les Berrichons ! Ils ont eu des viandes et de la volaille et invitent qui voudra.

Reconnaissant Angélique comme elle s'approchait, quelqu'un lui dit :

– Oh ! Madame, vous ne nous dénoncerez pas à Monseigneur l’Évêque. Il faut bien s'ébaudir un peu le dimanche, Carême ou pas.

*****

La grande salle-cuisine de l'habitation était déjà comble et parfumée d'odeurs délectables. Les musiciens furent acclamés. On les attendait avec impatience et l'on commença à dégager une partie de la salle pour danser. Beaucoup de fumée de tabac, de bruits de cornets de dés. Et Angélique aperçut le greffier Carbonnel, attablé une serviette au cou, devant une tranche de bœuf juteuse. Elle comprit pourquoi il avait paru embarrassé en la rencontrant. Cet ardent défenseur de la loi se rendait furtivement à de coupables agapes. Hors l'agglomération sanctifiée de Québec, rompre le jeûne était-il un péché ? On pouvait se le demander. Privés de tous plaisirs et soigneusement surveillés par un personnel ecclésiastique nombreux et rigoureux, bien des Québécois avaient pris l'habitude d'aller faire ripaille chez l'habitant. On se passait le mot, on s'indiquait la bonne adressé. L'hôte, assez courageux pour braver les interdits et pour transformer sa maison isolée en auberge d'un jour, était récompensé de diverses manières : avantages administratifs ou financiers. La meilleure récompense était d'avoir encore trompé la longueur de l'hiver par une joyeuse journée de rencontre. Honorine était ravie.

– Moi aussi, je veux danser. Tu vas toujours danser sans moi.

La maîtresse de maison s'appelait Solange. Elle vint converser avec Angélique. Leur famille était du Berri et leur patois avait des consonances avec ceux des régions de l'Ouest. Elle proposa des ortolans qu'elle venait de sortir de leurs pots de grès et de rôtir avec des navets.

Angélique et sa fille se restaurèrent de bon cœur. Mais Angélique souhaitait ne pas s'attarder. Elle sentit un regard sur elle. Un soldat, dans un coin, l'observait. Il détourna vivement ses yeux luisants. Il jouait aux cartes avec d'autres soldats comme lui, mal rasés. Soldats, on ne les reconnaissait qu'à leurs uniformes plus ou moins accommodés à la façon indienne, mais dont ils conservaient le justaucorps gris-blanc et devenu plus gris que blanc, du régiment de Carignan-Salière, et le feutre brodé d'un galon déteint de passementerie, qu'ils se plantaient sur l'occiput, par-dessus un bonnet de laine. C'étaient à coup sûr des déserteurs qui, après s'être « habitués avec les sauvages », comme l'on disait, se rapprochaient des habitations l'hiver pour troquer des fourrures et retrouver un peu de civilisation originelle. Mais celui-ci lui parut, quoique négligé, différent, moins crasseux, moins grossier. Il avait un regard inquiet et lorsqu'il croisa le sien elle y lut de la peur.

L'idée lui vint qu'il s'agissait du soldat que recherchait Garreau, celui qui avait fait les conjurations sur le crucifix, dans la séance de magie.

Elle ne voulait pas non plus troubler plus longtemps la digestion de Nicolas Carbonnel qui avait longue mine en la reconnaissant. Elle lui adressa en se levant un sourire rassurant, mais elle n'en pensait pas moins que ce petit secret entre elle et lui pourrait le rendre un jour un peu plus souple dans l'application de ses ordonnances.

*****

Elles reprirent le sentier qu'elles avaient suivi à l'allée. Honorine était très contente. Elle aimait les réunions enfumées et bruyantes qui lui rappelaient le fort de Wapassou.

Pour Angélique, cet intermède avait rempli son but. Elle avait oublié les raisons de son impatience et, par échappées, apercevait au loin les hauts de la ville. Les clochers de la ville entr'aperçus au flanc du Cap commençaient de dorer dans le lointain et lui envoyaient par bouffées des appels de cloches. Il n'était pas tard. Le ciel restait blanc à son zénith : une nacre. Mais par moments l'ombre s'épaississait sous une longue voûte de branches refermées et elle fut saisie de la peur du bois. En se retournant pour observer la marche du soleil entre les branches, elle crut distinguer une silhouette qui suivait le même sentier. Quelqu'un revenant de chez les Berrichons, sans doute.

Elle était impatiente d'arriver à la clairière où elle avait rencontré le Bougre Rouge. Quelques minutes de marche suffiraient ensuite pour atteindre la petite maison rassurante du marquis. Toutes deux, elles se déchausseraient, se frotteraient les pieds et les mains devant le feu, puis se changeraient et se mettraient en tenue de ville pour se rendre chez Mlle d'Hourredanne.

Elle se retourna encore. Dans la lumière filtrant des branches l'homme se rapprochait. C'était le soldat qui avait croisé son regard dans la grande salle des Berrichons.

Lorsque l'on commence à interpréter les faits comme relevant d'une possible action maléfique, tout s'y rapporte et l'on ne voit plus que la logique des coïncidences, claire à votre interprétation, invisible aux autres. Piège où l'on se débat seul, parce que seul à comprendre et à voir.

– Pourquoi marches-tu si vite, Maman ? se plaignit Honorine.

Angélique la prit dans ses bras.

La clairière était en vue. Maintenant, elle était certaine que c'était elle que le soldat suivait et s'efforçait de rejoindre. En se retournant, elle captait, bien qu'à distance encore, son regard qu'elle sentait faux et méchant. Elle le perdit de vue en traversant l'espace découvert, mais elle n'était pas arrivée à l'autre extrémité qu'il surgissait de nouveau.

Cependant les premières maisons n'étaient plus loin. Comme elle allait franchir un dernier boqueteau clairsemé, une silhouette massive s'interposa devant elle, éclaircie de face par le soleil qui. commençait à décliner. Eustache Banistère se tenait en travers du chemin aussi grand et sombre qu'un ours.

Angélique s'arrêta, se retourna vers son poursuivant. Elle tenait Honorine ferme dans ses bras et son regard alla du massif individu au soldat qui se rapprochait, scrutant l'un et l'autre, cherchant à deviner leurs intentions.

– Bonsoir, voisin, dit Angélique s'adressant à Banistère d'un ton confiant.

Il ne la regarda même pas.

– Que veux-tu, toi, demanda-t-il au soldat qui l'apercevant s'était arrêté, indécis.

– Et toi que veux-tu ? répliqua l'autre, s'efforçant à l'insolence.

– Réponds, toi ! grommela Banistère en se renfrognant plus encore.

– Écoute, Banistère, dit le soldat affectant de lui parler d'un air complice. Elle sait trop de choses sur nous. Voilà ce qu'« ils » m'ont dit... Parce qu'elle est sorcière ou magicienne.

– Veux-tu dire qu'« ils » t'ont payé pour nuire à cette dame ? Voilà pourquoi tu viens traîner ta casaque par ici, La Tour ?

– Elle peut nous conduire au gibet, voilà ce qu'« ils » disent parce qu'elle tient l'évêque, le gouverneur et l'intendant.

Comme il chuintait entre ses dents gâtées, brunies par le tabac, ce qu'il disait était assez inintelligible et Angélique qui en attrapait péniblement quelques bribes se demandait avec un mélange d'incrédulité et d'inquiétude si c'était bien d'elle qu'on parlait.