Le froid dura. On s'encapuchonnait aussi serré que des cocons et les rues étaient peuplées d'aveugles qui se heurtaient partout pouvant à peine risquer un œil pleurard dans la fente de leurs capuches.
Honorine pensait au chien des Banistère et tendait des bras suppliants vers Angélique.
– Va le délivrer ! Va le délivrer !
– Les chiens résistent au froid !
– Pas lui, il est trop bête et trop maigre.
– La dernière tempête l'achèvera, annonçait Adhémar sinistre.
L'absence d'Honorine qui, dans la journée, était à l'école, donnait à Yolande plus de liberté et les dames ursulines avaient accepté de prendre aussi Chérubin qui s'ennuyait. Car elles recevaient à l'occasion quelques tout petits garçons de moins de six ans. Yolande avait mis à profit ses heures de liberté pour rencontrer ses compatriotes acadiens. Et Adhémar trouvait qu'elle prenait bien fréquemment le chemin de la rue Saint-Jean où ils se retrouvaient entre eux dans une grande auberge-caravansérail à l'enseigne de la Baie Française. Adhémar se sentait exclu et se demandait s'il n'avait pas, par une conduite trop respectueuse et qu'elle avait pu juger timorée, déçu les espérances de la solide fille de Marcelline.
Il retrouvait ses peurs irraisonnées et ses rêves prémonitoires, de préférence sinistres.
– Comment peut-on savoir que c'est la dernière tempête ?
– Parce qu'elle est la plus terrible, m'ont dit les gens d'ici, on la reconnaît aux ravages qu'elle cause.
Angélique n'avait pas revu Joffrey à son retour de l'île d'Orléans et cela faisait près de quatre jours.
On le disait à Sillery.
Il était bien souvent à Sillery. Et Angélique ne poussait pas la sottise à penser qu'une de ces dames, et surtout Bérengère, pût le rejoindre dans ces forts inconfortables, mais ces absences ne marquaient-elles pas une désaffection ? Avait-il été mécontent de son escapade à l'île d'Orléans ? Voilà qui serait fort. Ou la « querelle d'Aquitaine » laissait-elle plus de séquelles qu'il ne l'affirmait ? Quand elle pensait au « recul », elle éprouvait un petit choc, mais chassait très vite cette subtile inquiétude.
Barssempuy vint avec quelques hommes s'informer de son confort. Le comte lui en avait donné consigne. Le temps de venir du château de Montigny à la maison de Ville d'Avray réclamait de l'héroïsme. La bise les avait transformés en pantins de bois.
Eloi distribua son plus fort alcool.
M. de Peyrac était toujours à Sillery.
– Il est souvent à Sillery, dit Angélique avec rancune.
– Les hommes en garnison dans nos forts ont besoin de le voir aussi.
Le temps s'adoucit enfin et quand le dimanche vint, le soleil réchauffa quelques heures. Angélique était tracassée par l'idée de la coquette Bérangère tournant autour de Joffrey, guettant son retour et l'attendant, au moins avec autant d'impatience qu'elle.
Dans la maison, elle croisa Cantor qui, sa guitare sous le bras, se rendait au château de Montigny afin d'y chanter quelques chansons du Languedoc à la compagnie.
– Alors, toi aussi, tu vas à ces assemblées de Gascons ? lui dit-elle.
Il la regarda avec surprise et un brin de morgue.
– Mais je suis cadet de la maison de Peyrac, ma mère. Moi aussi, je suis d'Aquitaine.
Ce qui était l'évidence même.
Ce n'était pas parce qu'il rappelait à Angélique ses frères, les Sancé de Monteloup qui étaient poitevins, qu'il n'en avait pas dans les veines le sang de ce brun Méridional, grand seigneur de Toulouse, son père.
Un petit incident acheva de lui mettre les nerfs à fleur de peau.
Honorine était à la maison, ce dimanche-là.
– Viens, lui dit Angélique. Laissons les petits seigneurs d'Aquitaine et leur père à leurs assemblées. Nous qui sommes des Poitevines, allons nous promener dans la forêt.
Le soleil brillait et il faisait un « froid magnifique ». Dès qu'elle se vit marchant, tenant la main d'Honorine sur le sentier de neige durcie qui s'enfonçait à travers bois derrière la ville, Angélique retrouva sa bonne humeur.
Sa première intention était de se rendre aux récollets. Jolie promenade. Mais à quoi bon ? La porte, en Carême, lui resterait fermée. Chez Suzanne ? Par les hauteurs ?... Bientôt elle comprit qu'elle avait dépassé la banlieue et se trouvait assez loin « hors des murs » de ce Québec qui n'avait point de murs, mais seulement quelques bastions de bois veillant aux points stratégiques. Marcher dans l'air pur et froid qui rendait la neige si dure que les sentiers tracés devenaient accessibles sans raquettes leur faisait du bien. Angélique oubliait l'absence de Peyrac et la conduite insolente de Bérengère, qui y avait peut-être contribué. Elles avançaient vers les bois qui se faisaient de plus en plus serrés. C'était un mouvement naturel lorsqu'on voulait s'évader de Québec et se donner l'illusion d'aller et de venir librement, que de tourner le dos au fleuve et, lorsqu'on habitait la Haute-Ville, on piquait droit, en suivant la crête du cap vers ce nord-ouest, domaine du couchant pourpre au creux duquel s'alanguissaient les Laurentides. Cette piste, par les piétinements qu'elles y voyaient, semblait fort suivie surtout ce jour-là.
Entre les arbres, elles aperçurent la silhouette furtive du greffier Carbonnel, seul, et portant un grand parapluie de toile gommée. Se voyant reconnu, il les rejoignit sur le sentier. Il paraissait embarrassé et crut devoir leur expliquer qu'il profitait du dimanche pour aller arpenter des concessions nouvellement distribuées sur Lorette et les îles Vertes.
Avait-on seulement planté les bornes ? Tracé les clôtures ? Respecté le passage pour le chemin du Roi ?
Pourquoi le greffier se croyait-il obligé de lui fournir tant d'explications ? Dimanche, il est vrai, montrait les gens sous un autre aspect. On découvrait d'eux des manies imprévues. Il avait pris son parapluie parce qu'il détestait recevoir dans le visage la poudrerie de la neige que soufflait le vent.
– Mais vous n'êtes pas vêtu ! lui dit-elle.
Car il se promenait en redingote de solide lainage mais sans manteau. À quoi il répondit que, tout greffier qu'il était, il ne s'en reconnaissait pas moins canadien de souche, c'est-à-dire endurci de naissance aux températures les plus basses.
Elle le pria de ne pas se retarder pour elles et comme il marchait très rapidement, il eut bientôt disparu à un tournant.
Une brume légère commença de sourdre cachant peu à peu les pieds des arbres. Elles traversèrent une esplanade plantée de courtes épinettes et de petits mélèzes mauves et gris. L'air était pur encore et le soleil imprégnait la brume qui comme un halo s'élevait ras du sol et montait. Un homme qui sortait des arbres de l'autre côté de la clairière était plongé dans ce brouillard jusqu'à mi-cuisse. Il donnait l'impression d'avancer comme s'il marchait dans une eau lumineuse. Il prit de biais la clairière pour se diriger droit vers le sentier et comme il s'approchait, Angélique reconnut le Bougre Rouge.
Elle s'arrêta. Le lieu était désert. Il y avait beau temps qu'Angélique avait cessé d'accrocher un ou deux pistolets à sa ceinture. On ne s'introduit pas, dans les salons d'une ville raffinée, harnachée comme un corsaire. Le Bougre Rouge, lui, armé d'un épieu et d'une arbalète, revenait de la chasse. Il avait tué un loup dont il portait le cadavre en travers des épaules. Il avançait en se dandinant car il était chaussé de raquettes et le poids du loup qui était une bête de grande taille ralentissait sa marche. Manifestement, l'ayant aperçue, il voulait la joindre. Et puisqu'elle aussi méditait de lui rendre visite à brève échéance, autant l'attendre.
Vu de près, il paraissait plus court, plus trapu qu'elle ne l'avait cru. Un petit homme aux allures de coureur des bois dans son justaucorps de peau de caribou, le bonnet de laine rouge enfoncé jusqu'aux yeux, arrêté à quelques pas, il posait sur elle un regard perspicace et tranquille et un silence prolongé tint lieu de préliminaires.
Ce fut Angélique qui parla la première.
– Pourquoi avez-vous jeté une pierre à mon chat le jour de l'arrivée de notre flotte ?
– Les chats sont des bêtes magiques et l'on vous avait annoncés dangereux. J'ai voulu voir.
– Et qu'avez-vous vu ?
– La pierre a dévié. Le chat a un esprit.
Il eut une moue ironique de ses lèvres minces, qui constatait, approuvait.
– Voulez-vous une dent de loup ? Des poils de son museau ? On fait de bons charmes avec cela...
– Compère, vous ne m'aurez pas si facilement. J'ai encore une question à vous poser. Vous avez dit à Monsieur de Saint-Edme, car c'est lui qui me l'a rapporté, que j'avais tué le comte de Varange ?
– N'est-ce pas vrai ?
Les petits yeux brillants se vrillaient dans les siens. Devant l'extra-lucidité de ce regard, elle retenait encore sa question spontanée qui l'aurait fait ricaner : « Comment l'avez-vous su ? Qui vous l'a dit ? » Personne ne le lui avait dit. Il l'avait su par l'autorité d'une très vieille science dont les pouvoirs ne pouvaient être méconnus. Ils restèrent à se regarder sans broncher un long temps. Elle dit tout à coup :
– Que lui aviez-vous montré dans le miroir magique ?
– Ce qu'il voulait savoir. C'était une opération simple, mais il n'était pas assez fort pour la poursuivre jusqu'au bout.
Malgré le poids de ses armes et de sa capture, il ébaucha un mouvement d'épaules dédaigneux.
– ... Ceux qui viennent au jour d'aujourd'hui, nous embrouillent. Ils veulent s'asservir Satan comme on passerait contrat avec un engagé. Ce n'est pas si simple et vous le savez. Il a voulu user de ce qu'il avait appris pour perpétrer une vengeance grossière, un guet-apens ! Avec des armes... Peuh ! Toutes ces erreurs se sont retournées contre lui... C'était fatal ! Et il vous a trouvée sur son chemin, vous qui êtes née pour dénoncer l'imposture.
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