Elle connaissait les aîtres pour être venue souvent à ces réunions de Gascons qu'Angélique leur reprochait tant, où, bercée par les sonorités chantantes de leur langue, elle retrouvait l'écho des poèmes anciens que M. de Peyrac se plaisait à leur rappeler... Elle entra, monta l'escalier en courant, longea le couloir du premier étage, ouvrit la porte.
Joffrey de Peyrac la vit sur le seuil de son appartement, telle une veuve tragique car elle était pâle à faire peur et vêtue de sombre. Devant la fenêtre grande ouverte, il s'apprêtait à disposer une lunette astronomique sur un trépied.
Sabine ne se possédait plus.
– Votre Angélique est d'une méchanceté incroyable, lança-t-elle. Voyez comme elle me traite !
D'une voix hachée et tremblante, elle fit le récit de l'incident qu'on lui avait rapporté, protestant contre les brimades dont elle était l'objet de la part d'une femme qui se croyait tout permis, parce qu'elle était belle, parce que tous les hommes s'inclinaient devant sa séduction sans qu'elle eût même à faire l'effort de leur plaire et qu'elle était assurée de son indulgence à lui, quoi qu'elle fît...
Elle répéta la plaisanterie qui faisait d'elle, la femme du gouverneur militaire, la risée de la ville et jetait sur sa conduite des soupçons scandaleux, en mêlant son nom à celui de Sébastien d'Orgeval.
Le comte l'écoutait, les sourcils légèrement froncés, car son récit fort confus nécessitait de la part de l'interlocuteur une attention soutenue. Sabine était visiblement la proie d'un désordre anormal. Elle ne contrôlait plus ses éclats de voix. Il alla fermer la porte qu'elle avait laissée ouverte. Puis il eut un sourire qui porta à son comble la rage de la visiteuse.
– Ah ! Cela vous amuse ! s'écria-t-elle, peu vous importe sa méchanceté !
– Ma foi ! J'estime que cela sied à sa beauté plus que d'être victime. J'aime la voir planter ses petites dents blanches dans la chair de ceux qui la jalousent et essayent de lui causer préjudice.
Un poignard aigu s'enfonça dans le cœur de Sabine de Castel-Morgeat et lui parut trancher le fil de sa vie.
– Vous n'aimez qu'elle ! exhala-t-elle d'une voix qui était comme un râle. Qu'ELLE !... Et moi... Je suis perdue.
Dans un paroxysme de désespoir, elle s'élança vers la fenêtre grande ouverte et elle se serait jetée au-dehors pour aller s'écraser sur les pavés de la cour, si deux bras vigoureux ne l'avaient ceinturée et retenue.
Elle se débattit avec des cris de refus et de protestation. Elle voulait lui échapper, elle voulait se frapper la tête contre le mur. Ses cheveux se défirent et croulèrent sur ses épaules. À travers leurs mèches retombées, elle crut voir d'autres personnes accourues qui la considéraient avec réprobation et cela la figea d'horreur, à la pensée que c'était elle Sabine de Castel-Morgeat qui se livrait à une scène d'aussi mauvais goût, devant témoins. Mais elle s'aperçut qu'il ne s'agissait que de sa propre silhouette et de celle du comte de Peyrac étroitement enlacées et se reflétant dans le grand miroir en pied dressé au mur.
C'est alors qu'elle se rendit compte à quel point il était obligé de la serrer contre lui pour la maintenir. Les bras forts, virils, autour d'elle lui parurent rayonner une chaleur insolite. Elle avait de la peine à respirer.
– Quelle mouche vous pique, espèce d'enragée ? interrogea-t-il quand il la vit un peu calmée.
– Laissez-moi mourir !
– Je n'en ferai rien. Croyez-vous que je tienne à ce que l'on dise que Monsieur de Peyrac a défenestré Madame de Castel-Morgeat parce qu'il lui en voulait d'avoir tiré sur ses navires ?
Sabine n'avait pas réfléchi à cet autre aspect de la question qu'entraînerait son geste de folie. Son excitation tomba et elle se sentit amèrement déçue... Ce n'est pas pour elle qu'elle avait tremblé mais pour lui. Et il pouvait lui reprocher à bon escient de ne jamais causer que des embarras.
– Pardonnez-moi, balbutia-t-elle.
– Je vous pardonne. À condition que vous m'exposiez les « vraies » raisons de votre conduite insensée.
Vidée de pensées, elle restait coite.
– Je vous déplais, murmura-t-elle enfin.
La physionomie du comte se radoucit et il eut un sourire apitoyé en l'examinant dans le miroir. Son expression accablée et le désordre de sa chevelure la révélaient ce qu'elle était en vérité derrière sa raideur et ses extravagances, une jolie femme désorientée.
– Pourquoi me déplairiez-vous, belle Toulousaine ?
Sabine ne se sentait plus la force de lutter.
– Je suis laide...
– Mais non. Vous êtes une très belle femme.
– Pourtant jadis au Gai Savoir vous ne m'avez pas remarquée.
– Peut-être étiez-vous moins belle ?
– Vous ne vous souvenez vraiment pas de moi ?
Il secoua la tête avec un sourire gentil pour atténuer la déception qu'il lui causait.
Elle se mordit violemment les lèvres, ne pouvant empêcher ses yeux de briller trop fort sous un afflux de larmes qu'elle ne pouvait retenir.
– Quelle sotte j'ai été ! Pendant des années je me suis imaginé que vous aviez pensé à moi. Au moins, que vous m'aviez vue... J'ai vécu de ces souvenirs.
– Les femmes sont rêveuses, fit-il. C'est là leur moindre défaut. N'abîmez pas vos jolies lèvres en les mordant ainsi.
Une intonation nouvelle vibrait dans sa voix. Et elle fut troublée du regard qu'il posait sur elle dans la glace.
– Qu'importe le passé, maintenant je vous vois.
– Non ! s'écria-t-elle avec désespérance. Maintenant, il est trop tard. Maintenant, je n'existe plus. Je n'ai plus de corps.
Il se mit à rire.
– Permettez, Madame, à un homme de goût de s'élever contre une telle assertion. Je vous tiens dans mes bras et il m'est difficile de vous croire. Pour ma part, je vois de larges yeux noirs, une chevelure de cavale espagnole, une taille souple, des seins fort beaux.
Et comme il soulignait d'un geste hardi ses paroles, elle défaillit.
– ... De quoi parlerai-je encore, Madame, dont vous vous prétendez dépourvue ? Point de corps, dites-vous ? J'aimerais m'en assurer de plus près...
Elle luttait de toutes ses forces pour ne pas succomber au vertige.
– Craindriez-vous l'amour, Madame ?
– Je le crains et je le hais, répondit-elle d'une voix étouffée.
Le présent était en train de lui voler un passé dont elle s'était enveloppée comme d'un manteau brillant et protecteur. Elle ne voulait pas qu'on le lui arrachât. Il ne lui resterait plus rien. Elle se revoyait jeune dans la lumière de Toulouse et promise par sa beauté à une vie de bonheur et de ravissement.
Elle tremblait convulsivement, craignait d'éclater en sanglots.
Il resserra son étreinte autour de ses épaules et se penchant appuya sa tempe contre la sienne.
– Sœur de mon pays, fit-il avec douceur, que puis-je faire pour vous secourir ?
Tête basse, elle se détourna afin de lui dérober la vue de ses traits crispés. Mais sur sa nuque ployée, elle sentit l'effleurement de sa manche.
Puis il la retourna vers lui. Il lui serra les joues entre ses deux mains et la contraignant à renverser la tête, il posa ses lèvres sur les siennes. Elle suffoqua, comme sous un coup, paralysée par une transe qui ne lui laissait plus percevoir que le contact impérieux de cette bouche étrangère sur la sienne. Pour retrouver souffle, elle dut aller, dans une aspiration, à la rencontre de ces lèvres, de cette langue. En trouver le contact. Piégée, elle se révulsait toute, et pourtant elle savait que c'est ainsi qu'un homme doit embrasser une femme. Et que toute sa vie elle avait rêvé de recevoir un tel baiser, ce baiser du désir, spontané, brutal et aveugle de l'homme qui, en s'avouant sur ses lèvres à elle, faisait d'elle une femme et une femme désirable.
En éclairs la traversaient des pensées hagardes, comme des oiseaux se bousculant affolés :
« Ce n'est pas vrai ! C'est affreux ! Il fallait s'arracher à une soumission si abjecte ! »
Mais elle ne pouvait pas. Ainsi le sort en décidait... Elle ne mourrait pas, elle ne vieillirait pas sans avoir connu le secret des autres femmes, ce qu'Angélique avait connu, connaissait tout au long de sa vie, ce qui rendait si follement heureuses et lumineuses sa chair et sa carnation, au point que, sous ses vêtements même, dans tous ses gestes, elle paraissait imprégnée d'amour.
Le secret ! Le secret de vie des autres femmes. C'était comme une liqueur brûlante qui coulait dans sa gorge nouée, s'insinuait dans ses veines.
« Suis-je donc désirable ? Désirable ? Désirable ? » répétaient ses pensées se heurtant aux parois de son crâne.
Et la certitude que la réponse enivrante lui était ainsi imposée la faisait défaillir. Une sorte de douleur doucereuse lui tordait les entrailles et lui donnait envie de vomir et de gémir. Elle sentait une main chaude et impérieuse brûler sa chair, par endroits – son dos, ses épaules, sa taille – à travers l'étoffe de son corsage. Cette paume, au moite rayonnement, glissait partout et achevait de la subjuguer, de la livrer et, encore une fois, elle savait qu'elle avait toujours attendu de telles caresses, qu'il les lui fallait maintenant sur sa peau nue. Elle avait envie d'arracher ses vêtements comme une tunique de Nessus, sinon elle allait mourir. Seule cette main sur sa peau pourrait la soulager, la faire revivre, l'arracher à la mort.
« Une fois seulement ! » gémissait-elle en elle-même. « Une fois seulement, dans toute ma vie... pour savoir que je suis vivante... Suis-je vivante ? Suis-je vivante ? »
– Mais oui, vous l'êtes, petite bécasse ! dit la voix masculine, lointaine comme derrière un brouillard.
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