– En effet, approuva M. d'Avrenson qu'Angélique découvrit gascon, notre civilisation proposait d'atteindre Dieu par l'amour charnel vécu en transcendance, chemin de communication avec le divin, et non par sa suppression et son rejet.

– Alors que se serait-il passé si la civilisation du Nord n'avait pas triomphé ? demanda encore Bérengère de La Vaudière en se tournant vers le comte de Peyrac avec une expression d'innocence exaltée.

Angélique, que cette altercation avait inquiétée, remarquait les femmes qui autour de Joffrey s'étaient comme groupées, guettant ses paroles et levant sur lui ces regards énamourés qu'elle estimait être la seule à pouvoir lui adresser.

Parmi elles, on découvrait Mme de Saint-Damien, la belle Éléonore de l'île d'Orléans que l'on voyait décidément beaucoup plus à Québec cet hiver.

« Oui, toutes ces dames d'Aquitaine étaient folles de lui et sans savoir pourquoi !... Oh si ! Je sais pourquoi... »

Sabine de Castel-Morgeat se tenait la plus proche de lui, très droite et grande, dans l'attitude d'une femme qui est prête à défendre jusqu'au bout son seigneur et maître.

Or, c'était à Angélique que cette place revenait. Et d'en être dépossédée sans que personne ne songeât à le remarquer lui parut le comble de l'impertinence.

– Sauriez-vous nous répondre, cher suzerain ? demanda Éléonore de Saint-Damien avec une œillade incendiaire.

– Oui ! répondez, prièrent des voix impatientes. Si les rois de Provence avaient triomphé du roi d'Île-de-France et, de ce fait, détruit la civilisation du Nord, que se serait-il passé ?

Au cours de la soirée Angélique avait noté que Joffrey répondait légèrement comme ne voulant pas donner à ses paroles un tour trop sérieux. Mais il répondait ce qu'il voulait et ce n'était jamais anodin.

Cette fois, il laissa passer un temps avant d'énoncer :

– Peut-être y aurait-il eu la réconciliation de l'AMOUR et de l’ÉGLISE !

– Voilà qui est agréable à entendre, dit Ville d'Avray.

– Avancez-vous que la vérité aurait été autre et sans doute aussi les dogmes ? Vous blasphémez ! Notre royaume serait tombé dans l'hérésie, comme les Anglais...

Laissant une tempête de protestations se déchaîner, Angélique n'y pouvant plus tenir préféra s'éloigner et gagner un petit boudoir voisin. Elle eut le soulagement de s'y trouver seule.

« Par bonheur, songeait-elle, M. de Bardagne, l'envoyé du Roi, n'était pas présent, ni le duc de Vivonne. »

Dans le salon la bataille continuait.

– ... On pouvait gagner Dieu avec l'Amour.

– ... Avec l'amour ou contre l'Amour !

– ... Reconnaissez au moins le jugement de l'Histoire, disait M. de La Melloise... La victoire de Simon de Montfort avait décidé : contre l'Amour.

Angélique se sentait très bouleversée. Elle n'avait plus le courage de rien écouter et resta dans le boudoir en se cachant derrière les rideaux.

Au-delà de l'imprudence des propos qu'avait tenus Joffrey, prenant la défense d'une province dont la rébellion latente contre le Roi était loin d'être apaisée, c'était l'attitude des dames d'Aquitaine qui l'ulcérait.

Fallait-il comprendre qu'elle était déjà trompée et depuis longtemps par le Gascon au cœur frivole et ces femmes sans scrupule ? La pensée du corps gracieux de Bérengère-Aimée dans les bras de Joffrey lui fit passer un frisson glacial dans la nuque. Il avait penché sur elle son sourire. Elle ne pouvait supporter l'idée que Joffrey eût pour une autre femme le même sourire que pour elle.

*****

Avec un trémolo dans la voix, le marquis de Ville d'Avray s'écriait :

– Ah ! Que n'ont-ils gagné, ces joyeux Occitans et leur belle devise : Delectus coïtus.

– Marquis, un peu de décence, protesta le maître de maison. Nous sommes en Carême.

La sortie fut houleuse. L'hôtel du premier conseiller se perchait à mi-côte du chemin de la Montagne. La marge qui séparait son seuil du précipice se révélait étroite. Si l'on sortait en groupe compact et animé, il y avait toujours risque de voir un ou deux ivrognes basculer par-dessus bord.

Lorsque les équipages en attente s'en mêlaient l'entreprise de se séparer après une bonne soirée devenait périlleuse.

La lune éclairait un désordre de carrosses et de chaises à porteurs. Il y eut des cannes levées sur les cochers et les valets. Et les échos résonnèrent de cris et de hennissements, charivari peu propice au recueillement exigé par la période de Carême, dont M. de Bernières, Supérieur du Séminaire, qui logeait dans le voisinage, fit, le lendemain, rapport à l'évêque.

Angélique, poussée par le flot, s'était trouvée brusquement devant le comte de Peyrac et sa colère ne s'étant pas calmée, elle lui jeta :

– Vous êtes fou ! Tenez-vous tant à vous aliéner l’Église par vos déclarations ? Ne vous suffit-il pas, déjà, d'avoir le Roi contre vous ?

Il eut un sourire caustique et haussa les sourcils comme surpris et amusé de sa violence.

– Seriez-vous un agent du Roi, Madame du Plessis-Bellière ? Et chargée de soutenir sa politique contre les rebelles du Sud ?

Elle fut sans parole.

*****

Angélique demanda à Ville d'Avray de la reconduire avec son équipage jusqu'à la maison. Elle y attendit Joffrey. Elle était bien décidée à s'expliquer. Il ne suffirait pas cette fois de caresses et de mots tendres, alors qu'il se moquait d'elle avec cette Bérengère. Il ne vint pas. Elle passa une nuit blanche à se retourner sur sa couche, car jamais elle n'aurait pu croire que Joffrey lui parlerait sur ce ton. Son « Madame du Plessis-Bellière » était particulièrement venimeux.

Elle ne doutait plus, après le lui avoir entendu lancer, d'un ton mi-provocant, mi-taquin, qu'il savait tout sur la présence du duc de Vivonne à Québec, qu'il l'avait connu sous ce nom. Alors qu'elle était allée jusqu'à risquer sa vie en se taisant afin qu'il n'apprît pas qu'elle avait retrouvé des personnes de ce temps où elle avait régné à la cour de France, période dont il semblait éprouver amertume et jalousie...

*****

Au matin dans un souci de réconciliation, elle se précipita vers le manoir de Montigny. Elle apprit que M. de Peyrac était absent de Québec. Il inspectait ses forts du côté du Cap Rouge et de Lorette.

À tort ou à raison, elle s'imagina que la situation était catastrophique. Elle courut jusqu'au couvent des jésuites.

Lorsque le Père de Maubeuge recevait Mme de Peyrac au tribunal de la pénitence, la cérémonie se déroulait suivant un rite établi, mais qui n'avait rien de traditionnel.

Angélique était introduite dans la belle et savante bibliothèque. Elle s'asseyait dans un fauteuil à haut dossier de tapisserie et le supérieur à quelques pas prenait place sur un modeste tabouret. Ils se signaient. Le Père prononçait une brève prière en latin. Ensuite ils causaient à bâtons rompus. Un jour, ils s'entretenaient de la transmission de la pensée, une autre fois, la conversation portait sur le gin-seng, une racine aux propriétés médicinales dont les Chinois faisaient grand usage, et que l'on pouvait trouver en Amérique aussi. Un des Pères en avait ramené de ses voyages et l'étudiait afin de décider s'il s'agissait de la même plante qu'en Asie ou d'une variété.

Après quoi le Père de Maubeuge se levait, la priait de s'agenouiller, de réciter l'acte de contrition et lui donnait l'absolution.

Ce jour-là, elle ne savait par quel bout commencer pour rendre justifiables ses larmes. Elle se sentait en danger, expliqua-t-elle... Un homme avait essayé de la tuer sans raison. Un sort rôdait autour d'elle et elle craignait d'y retrouver un signe de la volonté constante à la détruire d'ennemis anciens qui ne désarmaient pas et qui même à distance continuaient à la persécuter. Et surtout, son mari et elle n'étaient pas de la même province... De là venait tout le mal.

Lorsqu'elle se tut, il laissa passer un long moment de réflexion, qu'elle respecta. Elle reconnaissait qu'il aurait du mérite à y comprendre quelque chose.

– Les femmes qui ont reçu en apanage le don de la beauté, dit-il enfin, posent au reste des hommes une interrogation mystérieuse. Car elles vivent quelque chose de singulier et dont il leur est difficile de mesurer l'ineffable. La vie leur est à la fois plus facile et plus ardue. N'ayant pas à subir le sort commun, elles sont souvent écartées des bonheurs communs. Messagères de l'enchantement et du rêve de perfection et de ravissement dont chaque humain porte en lui la nostalgie, prêtresses désignées par leurs suffrages de ce rêve, il leur arrive de subir un destin où leur être intime se trouve oublié, méconnu et parfois immolé. Il est fréquent qu'elles se tiennent auprès des princes et des rois chargées par la folle illusion des hommes d'une responsabilité sans mesure avec la fragilité de leur esprit et la tendresse féminine de leur cœur, Grisées par les hommages et une adulation qui s'adressent moins à elles qu'au reflet qui les marque, il n'est pas rare que leur cœur se dessèche et qu'elles sombrent dans la sottise.

– Si c'est à moi que vous vous adressez, dit Angélique qui l'avait écouté avec surprise, et si c'est pour moi, me plaçant parmi ces femmes qui ont reçu comme vous le dites « l'apanage de la beauté », que vous brossez ce sinistre tableau, je vous dirai, mon Père, que j'ai toujours lutté pour demeurer un être humain et préserver mon droit à vivre selon mon cœur et penser selon mes goûts. Cela dit, sachez que je suis heureuse d'être belle, ajouta-t-elle en le regardant avec défi.

– Et bien faites-vous, approuva le Père de Maubeuge, car vous ne m'avez pas laissé achever, Madame... En revanche, j'allais vous dire que les très belles femmes sont assurées en toutes circonstances de plaire, c'est-à-dire de ravir ceux à qui elles se présentent. C'est en cela qu'elles vivent un destin singulier. Constater, chaque fois qu'on aborde autrui, le rayonnement d'une heureuse surprise, d'un doux enchantement, d'une gaieté bienfaisante éclairant les visages et savoir que vous en êtes la cause, est sans conteste une aventure plus plaisante que d'y lire, sans faute de votre part, répugnance, froideur, antipathie ou méfiance. Telle est la bonne fortune des femmes belles qu'elles puissent plaire sans y tâcher. Le monde leur sourit. Or, telle autre femme qui n'a pas moins de mérite que vous verra, pour ses traits ingrats, le monde lui faire grise mine. Songez, Madame, à ces faveurs du Ciel que vous avez reçues, et qu'il n'est que justice, pour vous, de les parfois payer... un peu.