En cette période de grands froids où l'on chauffait à mort dans les maisons, Noël Tardieu de La Vaudière continuait à être hanté par la moindre étincelle annonciatrice d'incendie... « Nous y passerons tous ! »... Sans cesse il faisait compter les seaux de cuir, effiler le tranchant des haches, débarrasser les toits pour découvrir si l'échelle était bien là et non pourrie. Chaque jour, les petits Savoyards s'introduisaient dans les cheminées et les gens se plaignaient qu'on les fît geler sur pied, car il fallait, pendant le ramonage, éteindre les foyers de la maison et attendre en claquant du bec dans la rue que les conduits soient refroidis.

« Oui-da ! Le temps d'attraper la mort », grommelaient les habitants.

Les petits Savoyards faisaient bien leur métier. Ces enfants n'étaient pas débiles comme l'avait dit Garreau, mais seulement abrutis. C'étaient des petits Savoyards perdus. On les avait vendus, violés, exploités, emmenés au bout du monde. On leur avait tout pris et jusqu'à leurs marmottes.

On les employa à nettoyer et à décoincer les girouettes, ainsi que les croix et les instruments de la Passion, qui se trouvaient au sommet des clochers qu'ils escaladaient de bon cœur.

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Le Carême s'ouvrit, précédé des trois jours du carnaval, et dont l'appellation qui signifiait dans son étymologie latine : carnelevare = ôter la viande, avait perdu de son sens puisque ces trois jours au contraire étaient devenus prétexte à « désordres impies », comme disait l’Évêque et que l'on s'empressait de s'y bâfrer de viande et de charcuterie en vue des quarante jours d'abstinence annoncés.

Le lendemain, mercredi des Cendres, tout Québec s'en revint des églises marqué au front d'un noir stigmate destiné à rappeler à chacun qu'il n'était que poussière et retournerait en poussière.

En Carême, un seul repas était admis par jour, de préférence à midi... Les laitages et les viandes interdits, que restait-il ? Le pain, les poissons, les légumes, les boissons aussi par bonheur. Il se ferait donc une consommation redoublée d'eau-de-vie, de vin d'Espagne, de Ténériffe, Malaga, boissons « réchauffantes » et, sous les toits plus rustiques : de bière, de cidre, de cervoise, ce « bouillon » de pâte fermentée, de bière d'épinette ou de sureau.

Trois jours plus tard, la première querelle du Carême éclata et elle fut d'importance. Elle resterait dans les annales de Québec sous le nom de querelle d'Aquitaine. Elle eut lieu chez M. Haubourg de Longchamp, premier conseiller.

Mme Haubourg de Longchamp était une femme effacée et recevait peu. En revanche, M. Haubourg, qui appartenait à la Compagnie du Saint-Sacrement, aimait profiter de la période de pénitence pour susciter ces réunions de beaux esprits où l'on pouvait discuter théologie, morale, destinée de l'homme ; réunions qui, par la grande culture de la plupart des invités, atteignaient un haut niveau d'intérêt. Les dames y étaient naturellement conviées. Les temps n'étaient plus où une société masculine, encore particulièrement grossière, reconnaissait-on, car soumise au fracas des coups d'estoc et de taille contre les lourdes cuirasses antiques, écartait de son cercle paillard la femme jugée servante, sotte et juste bonne à procréer.

Depuis deux siècles, au moins, les mœurs avaient changé. Les hommes avaient appris, surtout en France, à rechercher la société des femmes pour d'autres plaisirs que ceux de la chair, c'est-à-dire de l'esprit. La Renaissance, sous des rois raffinés tels que François Ier, avait commencé à mettre à l'honneur la femme cultivée et les charmes de son esprit.

Or, la querelle partit de là. Quelqu'un ayant avancé qu'une telle transformation chez les Barbares du Nord avait été due à l'effort de la civilisation occitane, celle des cours d'amour du Languedoc, peu à peu assimilée par ses vainqueurs. Aussitôt tout le monde se prononça.

La contrepartie des connaissances variées et de l'érudition de la plupart des personnes présentes était que chacun savait de quoi il discourait. D'où un feu roulant de précisions historiques, théologiques ou politiques, qui fusèrent afin d'étayer ou démolir la thèse émise et l'on se retrouva vite au temps de Charlemagne, puis à celui de l'époque romaine quand les Césars s'étaient engoués de ces terres récentes du sud de la Gaule où régnait la « prima lingua occitana ».

Cela avait donné le royaume de Provence. La subdivision d'Aquitaine et du Languedoc ne changeait rien à ce que les mœurs et la langue, demeurée très latine, fussent les mêmes. Au Xe siècle, les Arabes en allant jusqu'à Narbonne et en y demeurant plus d'un demi-siècle avaient appris aux Provençaux du Sud-Ouest des plaisirs plus doux et plus raffinés, les sciences, la poésie... De ces apports était née une civilisation charmante et riche, que personnifiaient dans sa forme doctorale les cours d'amour des troubadours, maîtres à penser, grands esprits, grands poètes. En ce royaume, les litiges se réglaient avec courtoisie.

– À leur façon, coupa M. Haubourg interrompant le major Sabanac qui avec lyrisme venait de tracer un tableau succinct mais hautement coloré du passé de sa province, vous ne me direz pas que dans ces cours d'amour où, paraît-il, on apprenait à copuler, la mystique...

– On apprenait aussi à parler galamment aux dames, à leur « faire la cour »... En ce royaume, les litiges se réglaient avec courtoisie, justice. Les classes inférieures elles-mêmes étaient très peu grossières. Il était de réputation qu'un laboureur d'Aquitaine avait plus d'aisance, de lettres, et de beau langage, qu'un baron normand, ou bourguignon, répondit M. de Dorillac, un officier du régiment de Carignan.

Les fronts s'assombrirent, essayant de rétablir l'équité. La conversation se maintenait dans les limites de la bienséance. On laissait la partie belle aux gens du Sud car beaucoup de fonctionnaires parmi les « hommes du Nord » se souvenaient à temps que leur gouverneur, lui aussi, était gascon. Mieux valait ronger son frein que risquer d'irriter la susceptibilité méridionale d'un puissant.

– Terre élégiaque soit ! dit Carlon, mais qui par trop d'aménité entraînait des abus, des faiblesses... Indifférence ou respect de l'autre ? Les sectes, les hérésies y étaient tolérées et ne se privaient de se multiplier, bafouant la doctrine de l’Église. Jusqu'à ces sombres Cathares, dans l'Albigeois, et qui se présentaient comme l'envers de la civilisation libérale et sensuelle dont ils étaient issus, car ils professaient que, le monde matériel étant l'expression du mal, il y avait péché à vivre et surtout à procréer.

– N'était-ce pas le devoir de l’Église que de réduire cette immonde hérésie ?

Les Cathares étaient fervents, purs et ne gênaient personne, ripostèrent les Gascons, ils avaient servi de prétexte à la voracité des gens du Nord.

On cita des faits encore vivaces. Les récits d'horreur de la guerre menée contre les Albigeois par Simon de Montfort, croisé, et le grand saint Dominique, le moine à la bure blanche, fondateur de l'Inquisition, faisaient dresser les cheveux sur la tête et quelqu'un raconta qu'aujourd'hui encore après quatre siècles, dans les campagnes du Languedoc lorsqu'on voulait effrayer un gamin turbulent, on lui disait : « Simon de Montfort va venir te prendre ! »

Aussi bien, il ne s'était pas agi de guerre mais de massacre. Pas de croisade mais d'extermination : hommes, femmes, enfants, vieillards, et nouveau-nés, tous parmi les Cathares avaient été passés au fil de l'épée ou jetés au feu. La croisade sanglante s'était poursuivie au-delà de la destruction de l'hérésie. La destruction de la civilisation méridionale avait suivi.

Les Cathares n'avaient été qu'un prétexte. C'était le marquisat de Provence, le comté de Toulouse que visaient les reîtres bardés de fer.

Dans le salon de M. Haubourg, au Canada, ces réminiscences à odeur de sang et au nombre inquiétant de bûchers dressés et crépitant parurent soudain faire obstruction à toute conciliation possible entre personnes mêmement coiffées de perruques ou parées de dentelles, mêmement affables d'éducation et de caractère et qu'enfermaient l'exil et l'hiver canadien.

– On ne pouvait tout de même pas tolérer..., maugréa M. Garreau d'Entremont après un temps consacré à savourer le rossoli.

Une voix de femme claire et harmonieuse s'interposa :

– On peut tout tolérer de ce qui n'entraîne pas la conquête par la violence.

C'était Mme de La Vaudière, Bérengère-Aimée, qui montait aux remparts. Et comme la remarque était judicieuse et qu'elle la jeta d'un petit air crâne, Joffrey de Peyrac lui octroya un sourire et un signe d'approbation. Elle en rosit de plaisir

– Avouez que vous êtes bizarres vous autres, gens d'Aquitaine, dit M. Le Bachoys, bonhomme et conciliant. Le vainqueur vous a laissé vos formes de gouvernement, vos coutumes, votre langue, et vous en abusez pour sauvegarder votre liberté de mœurs scandaleuses. Même encore aujourd'hui, vous agissez comme si vous faisiez fi du péché, comme s'il n'existait pas.

– Si... Il existe... Mais il n'est pas celui que vous dénoncez, vous les gens du Nord...

– Hérésie ! marmonna M. Magry de Saint-Chamond, on voit que vous venez d'une source corrompue : la Rome païenne, l'Islam licencieux, que vous plongez vos racines dans un sol différent...

– On ne vous le fait pas dire, crièrent les Gascons.

Les arguments s'entrecroisaient.

– Et vos guerres Baussenques4... vos anti-papes ?

– Mes ancêtres ont été du parti des rois et d'Alexandre IV, dit Peyrac.

– Les miens aussi ! cria Castel-Morgeat.

M. Haubourg de Longchamp, profitant d'un instant d'accalmie où les adversaires reprenaient souffle, voulut trancher.

– Nos propos ne mènent à rien car cette querelle est sans issue. Les siècles futurs eux-mêmes ne pourront l'épuiser car nos antagonismes résident dans une conception différente du péché.