L'allusion à l'opération de magie menée par Varange laissait Peyrac indifférent. Elle ne voulut pas lui montrer combien elle en était impressionnée. Il l'accuserait peut-être d'être superstitieuse, comme tous les habitants des sombres forêts celtiques. En effet, « comme ils sont différents de nous ces gens d'Aquitaine », se disait-elle en regardant Joffrey.

Jamais autant qu'à Québec, elle n'avait saisi cette différence qui résidait moins dans le comportement des individus que dans la mentalité, la conception qu'ils avaient de la vie. La civilisation du Nord – langue d'oïl, la sienne – plaçait en premier lieu la soumission aux forces de l'Au-delà, d'où une application rigide et primordiale de la religion. Quels étaient les concepts qui avaient régi l'ancienne civilisation du Sud – langue d'oc –, et qui donnaient aux Gascons une légèreté parfois scandaleuse : Amour et faste, liberté à l'égard du Ciel et de l'Enfer, du Bien et du Mal ?

– Ce Varange me paraît un triste personnage, dit-il. Mais je lui ai de la reconnaissance. Il m'a révélé les liens mystérieux que votre cœur avait pour moi. Puisque seul un instinct, très fort, a pu vous avertir que j'étais en danger, à sa merci.

– Comment en pourrait-il être autrement ? Vous êtes ma vie. Et je me sens très proche de vous... bien que je ne sois qu'une petite Poitevine, étrangère à votre province, à votre race et à votre culture, acheva-t-elle avec un soupir.

Surpris et intrigué, il lui releva le menton.

– Quelle est cette humeur ?

Mais elle ne se sentait pas en état de lui fournir une explication ou de lui en demander... Tout était trop confus. Elle craignait des paroles qui précipiteraient les événements et donneraient consistance à ce qui n'était peut-être encore qu'imagination de sa part.

Pourquoi parler de Bérengère-Aimée ? Des réunions de Gascons dans les bois ? Pourquoi en révélant ses doutes risquer par-dessus tout des divergences entre eux ? Mieux valait s'aimer et se taire.

*****

Dès le retour du beau temps, voulant revoir M. de Loménie, elle se rendit à son domicile, souleva le heurtoir de la porte de la petite maison, proche de la Prévôté, que M. d'Arreboust avait mise à la disposition du Montréalais exilé.

– Monsieur le chevalier est parti, lui dit le valet qui ouvrit.

– Parti ? répéta Angélique dont le sang ne fit qu'un tour. Où cela ?

Où pouvait-on partir lorsque le sort vous avait laissé choir sur un point du globe cerné par la plus cruelle sauvagerie polaire ?

Le valet eut un geste vague vers l'horizon d'or et de rosé infini.

– Hors les murs.

– Quels murs ? s'écria-t-elle, folle d'inquiétude.

Hors les murs de glace et de neige qui gardaient la cité, où pouvait-on partir ? Sinon vers le désert ? Où pouvait-on s'enfoncer ? À quelle recherche sinon celle du martyre ou de la mort par le gel dans la tempête aveugle.

Elle se précipita chez les Jésuites.

– Alors, lui aussi vous l'avez envoyé aux Iroquois ? demanda-t-elle fébrilement au Père de Maubeuge.

Le supérieur des Jésuites la fit asseoir et lui posa quelques questions avec calme afin d'orienter sa gouverne.

– Les chevaliers de Malte ne relèvent pas de notre direction, répondit-il après l'avoir écoutée. Leurs déplacements et leurs affectations dépendent du grand maître de l'ordre qui réside à Malte et qui délègue ses pouvoirs aux grands maîtres des huit divisions territoriales appelées « langues », soient-elles de Provence, d'Auvergne, de France, d'Italie, d'Allemagne, de Castille et d'Angleterre. À Québec, Monsieur de Loménie-Chambord, en l'absence de tout courrier provenant du commandeur de la « langue » de France à laquelle je suppose qu'il est rattaché et pouvant lui assigner d'autres tâches ou d'autres lieux de résidence, est seul juge de ses actes et de ses décisions. Il lui arrive de venir me demander conseil, mais je n'ai point à intervenir dans sa conduite. Voici plusieurs semaines que je ne l'ai vu et j'ignore où il se trouve. Voyez donc Monsieur de Frontenac, ajouta-t-il comme elle se levait en se mordant les lèvres de dépit et de chagrin. Il se peut que lui soit au courant...

– Monsieur de Loménie est aux récollets, la renseigna le gouverneur. Il souhaitait faire retraite pour se préparer au Carême, atténuer, m'a-t-il dit, la dissipation que toute cette période mondaine a entraînée pour lui. Il est venu me trouver afin de savoir si en tant que membre du Grand Conseil, je n'aurais pas à le convoquer durant cette quinzaine... Bienheureux chevalier !... soupira Frontenac en voyant le visage d'Angélique s'illuminer. Comme j'aimerais de même retenir votre attention...

– Mais vous l'avez, l'assura-t-elle. Et si je ne m'inquiète pas de vous c'est que je sais où vous trouver.

La gloire du soleil étincelant dans les arbres enrobés de cristal des vergers, tout au long du chemin qui descendait vers l'estuaire de la Saint-Charles sur les rives de laquelle était édifié le couvent des récollets, insultait à son inquiétude, se disait Angélique. La dérobade du chevalier de Loménie ne lui disait rien qui vaille.

Les petits clochers des paroisses de Beauport, l'Ange-Gardien, Château-Richier, dressés dans le matin, avec la pointe de leur flèche miroitant comme si le faîte eût été piqué d'une étoile de Noël éternelle et qui semblait crier « Nous sommes là ! Nous sommes là ! » d'un air fiérot, l'exaspéraient, car rien n'était plus précaire que leur existence de petites paroisses catholiques du Nouveau Monde et ils auraient dû le savoir...

Dans la cour du couvent des récollets, un autre équipage attendait. Elle reconnut le traîneau de Ville d'Avray. Le marquis était venu sans doute surveiller l'avance des travaux de son cher Frère Luc.

Du parloir où on la fit entrer, elle entendit les échos de sa voix qui discourait et sans doute s'extasiait. Mais presque aussitôt, un frère en bure grise vint la chercher et la conduisit dans un autre parloir plus petit à l'écart où l'attendait M. de Loménie-Chambord.

Une table, une chaise, un prie-Dieu, un crucifix au mur, au-dessus du prie-Dieu. Et sur la table posée devant la fenêtre, une écritoire et les feuilles pour écrire. Oratoire modeste, humble d'une sérénité ineffable.

Par la fenêtre on voyait, à quelque distance du couvent, un troupeau de vaches, qui avait traversé le fleuve depuis Beauport par les chemins balisés, prendre pied et se diriger vers le couvent, guidé par un bouvier en capot et robe de bure retombant sur ses bottes algonquines.

Souvent les paysans se rendaient entre eux le service de faire marcher les troupeaux à travers le Saint-Laurent afin de tasser la neige fraîchement tombée sur les pistes. Ce qui aérait et donnait de l'exercice au bétail enfermé tout le long de l'hiver dans les étables.

L'image était calme aussi et familière. Le meuglement des bêtes montait par intervalles dans l'air cristallin.

La porte de la cellule s'était refermée derrière Angélique. Elle se tint devant le chevalier de Loménie qui était debout près de la table. Elle ne voyait pas son expression car il se présentait à contre-jour, mais elle sentait sur elle son regard attendri et ardent. Elle sut qu'il était heureux qu'elle fût venue. D'un bonheur qu'il acceptait pour l'instant sans mélange.

Elle dit enfin après un long silence.

– Pourquoi êtes-vous parti ?

Il répondit.

– Vous le savez bien.

Sa voix était calme et assurée. Elle commença de craindre que la force d'âme de cet homme doux et lucide ne l'eût déjà entraîné vers un domaine dont elle était rejetée.

– N'auriez-vous pu au moins me faire porter un mot ?

– La décision que je prenais de faire retraite aux récollets ne concernait que moi. Je n'estimais pas nécessaire de vous en avertir, me reprochant déjà d'avoir quelque peu troublé votre conscience par mes confidences.

Angélique secoua la tête avec impatience.

– Ce n'est pas vrai, dit-elle d'une voix qui s'étranglait comme sous une brusque montée de larmes. La vérité est que vous m'abandonnez.

– Vous êtes assez forte pour être abandonnée. Et moi... Moi, je suis faible. Faible comme Adam aux premiers jours, lorsqu'il découvrit la Femme que Dieu lui avait donnée pour sa joie et sa consolation.

– Vous prenez des prétextes pour renier votre amitié. Et pourtant elle a été spontanée dès la première rencontre. Vous souvenez-vous de Katarunk ?

– Oui, dès Katarunk, je vous ai « vue ». Et ce qui s'est passé alors je n'en ai l'explication qu'aujourd'hui. Au long des jours j'ai ressenti votre absence comme un aiguillon et je ne comprenais pas. Ma très chère, je devrais me sentir coupable d'avoir éprouvé pour vous tant d'attirance, tant d'inexprimable tendresse, tant de dévotion pour ce que vous êtes, pour ce que vous signifiez. Mais je ne le puis. Rien de ce qui nous a rapprochés n'a été sans saveur et je remercie Dieu de m'avoir accordé de quelque façon de participer au festin du monde. J'ai appris par vous la valeur de ce que j'avais sacrifié sur l'autel de la chasteté... C'est beaucoup ! Avant je ne le savais pas...

– Je vois, dit Angélique. Vous aussi vous regrettez que j'existe.

Il lui sourit.

– Certes ! La vie serait plus simple sans vous, Madame. Mais combien moins merveilleuse ! La vie ! Soudain on voudrait en goûter tous les fruits. On découvre sa splendeur. On se demande parfois si ce n'est pas cela que Dieu a voulu en nous entourant de tant de beauté, en nous rendant dépositaires d'une si naturelle aptitude au plaisir de l'amour et si l'on ne le servirait pas mieux en passant par la joie de vivre selon la chair, plutôt qu'en y renonçant. Je ne renie rien. Et je dois m'incliner et reconnaître la joie déraisonnable qui m'envahit à la pensée que j'ai pu vous émouvoir et que vous vous attristez de ne plus me voir. Mais, enfin, soyons modeste ! Soyons modeste, répéta-t-il. Que suis-je et que serais-je en tant qu'homme, qu'amant et même en tant que compagnon de vie pour vous auprès de celui que vous aimez, de celui qui occupe votre cœur, captive votre corps, même lorsque vous êtes séparés, même lorsque vous vous croyez en désaccord. Lui, il est planté au milieu de vous comme une montagne brûlante, indestructible et inébranlable, de même que vous êtes plantée au milieu de lui.