– J'étais très jeune à l'époque... Trop jeune... Vingt ans à peine... Je pense aujourd'hui que ce que j'ai affronté fut au-dessus de mes forces... Et que j'en ai gardé quelque chose de mauvais, comme des écrouelles froides et dures.
Elle avait lutté avec bec et ongles mais, de ce combat, n'avait-elle pas gardé au fond d'elle-même le souvenir d'une promesse répétée bien souvent les dents serrées : les hommes paieront pour cela.
– ... Et à la réflexion, même vis-à-vis de l'homme que j'adore, mais dont la chute m'a livrée à tant de malheurs, j'ai cru voir, parfois, se dresser quelque chose qui ne lui pardonnait pas.
Il l'écoutait gravement. Tristesse et commisération passaient sur son sensible visage au récit des épreuves qu'elle laissait entrevoir mais aussi une nuance légère de blâme.
– Vous voulez vous venger des hommes, dit-il, et cela se conçoit. Mais... ce n'est quand même pas bien. C'est même très vilain.
Elle laissa aller sa tête contre son épaule.
– Oui !... Grondez-moi, Monsieur de Loménie. J'ai besoin que quelqu'un me gronde...
Elle ferma les yeux et, à travers l'emprise glacée du vent, la tiédeur du soleil sur ses paupières fut comme une caresse.
– Je me revois égoïste, dure, implacable...
– C'est fort bien !
Rouvrant les yeux, elle lui vit une expression mélancolique mais dans le regard une lueur d'humour comme s'il venait de la taquiner.
– Égoïste, dure, implacable, répéta-t-il, comme la jeunesse. Comme, hélas, la jeunesse doit trop souvent l'être pour survivre en abordant la vie. Qu'est-ce donc que des forces de vingt ans ? Celles d'une très jeune femme qui est la proie des hommes ou celle du jeune guerrier qui se rend au combat pour y donner la mort ?
Ce n'est pas la moindre des gageures qui nous sont demandées que de garder au-delà de ces épreuves notre tendre et joyeux cœur d'enfant de Dieu. Cela dit, ne soyez pas trop sévère envers vous-même et votre image ancienne... qui a dû être délicieuse.
Et il sourit. Et elle crut qu'il allait l'embrasser.
Elle avait gardé sa tête contre son épaule. Parfois, lorsqu'un cahot les secouait, elle se redressait l'espace d'un instant, attentive à guetter l'impassibilité du cocher dont le dos engoncé dans sa houppelande de peau doublée de fourrure ne bronchait pas, carré, à peine dépassé au centre par le sommet de sa toque de laine rouge canadienne. Il fumait car on voyait des petites bouffées bleues jaillir par à-coups et se mêler à la buée miroitante de son souffle. Il était tout à fait indifférent à ce qui se passait derrière son dos et l'on allait s'enfonçant dans le paysage d'or où grandissait l'ombre de l'île d'Orléans, tandis que sur la gauche défilaient les premiers contreforts de la côte de Beaupré. Déjà visible, le clocher de la paroisse de Beauport piquait de son aiguille d'argent le ciel pervenche. Et l'on pouvait apprécier le bel alignement régulier des bandes censitaires, grimpant des bords du fleuve vers le sommet boisé, avec chacune en leur milieu la maison unique, carrée, au toit en cloche dont les cheminées laissaient tranquillement s'étirer tout droit leur ruban de fumée blanche.
Après les avoir si souvent contemplées d'en haut, elle les voyait d'en bas ces maisons volontairement écartées les unes des autres et elles avaient l'air, plus que jamais, de sentinelles patientes.
– Car pour ma part, continuait Loménie, je vous dirai, au contraire, que j'ai été souvent ému de remarquer combien vous êtes scrupuleuse de ne causer à quiconque aucune peine, désireuse d'encourager, d'alléger les gens de votre entourage de leurs soucis. Et peut-être ce sens d'une charité si rare est-il dû aux blessures d'injustice et d'humiliation que vous avez vous-même subies. Sauriez-vous me dire quelles actions de votre part vous ont amenée à penser que vous cherchiez à vous venger et en particulier de celui que vous reconnaissez aimer plus que tout au monde et auquel vous lient de longues années d'un amour commun ? Même si, comme vous me l'avez conté, le hasard vous a de nombreuses fois séparés.
Angélique interrogea sa conscience. Ce besoin qu'elle avait ressenti en arrivant à Québec de s'isoler, de dissocier un peu sa vie de celle de son époux, n'était-il pas un signe ?
Loménie sourit.
– ... Ma chère enfant, voilà un point sur lequel je serais plutôt tenté de vous féliciter. De longues années à Montréal, m'occupant de conserver l'harmonie des ménages dans ce petit poste où la vie était pénible, si menacée, mais les âmes dé bonne volonté, j'ai souvent déploré de ne pouvoir conseiller à l'un ou l'autre des conjoints de se livrer à la sainte discipline de ce que nous appelons nous, dans nos ordres séculiers ou monastiques : faire retraite. Nul religieux qui ne doive s'y livrer au moins une fois l'an. Silence, recueillement, solitude, méditation sur soi-même, révision de nos rapports non seulement avec Dieu, mais avec ceux qui nous entourent et que nous aimons. Or, dans l'agitation de la vie mondaine, comment deux êtres liés l'un à l'autre, jour et nuit, n'éprouvent-ils pas, s'ils sont de qualité, une aspiration à se dégager un peu l'un de l'autre, ne serait-ce que pour mieux se servir mutuellement ensuite. Je pressens que vous avez obéi à une attirance de cette sorte et que Monsieur de Peyrac, le comprenant, n'en a pas pris ombrage. Sagesse rare ! Car j'ai pu constater que ce n'est pas tant la rigueur des lois conjugales qui retiennent l'un près de l'autre les époux et les portent à ne point s'accorder de liberté mais la jalousie la plus irraisonnée et une âpreté de propriétaire allant parfois jusqu'à la férocité.
Le chevalier s'interrompit comme s'il craignait d'avoir exagéré son jugement.
– ... Il est vrai qu'il n'est pas facile de se défaire de l'être qui vous appartient charnellement, soupira-t-il.
Elle laissait les mots qu'il prononçait à mi-voix et que le vent hachait voleter autour d'elle. Elle en captait l'essence et ses pensées à la fois engourdies et agiles lui murmuraient d'agréables approbations intérieures.
« Il a raison... C'est bien ainsi que je sentais les choses... »
Elle avait été tentée de faire halte avec elle-même, de se reconnaître, de se mouvoir à nouveau en toute liberté à travers la vie et les autres, s'emparant du plaisir qui passe, fût-ce l'hommage d'un galant, la douceur d'une passion suscitée, comme d'une nourriture aussi nécessaire que passagère. Et de ces légèretés, elle ne se sentait pas coupable, satisfaisant ce besoin de se venger ainsi, d'une part, des torts que les hommes lui avaient causés, d'autre part, de ce pouvoir que Joffrey avait sur elle, pouvoir oppressant à force d'étreindre son cœur, et qui pourrait un jour lui peser à lui aussi.
« Une, femme heureuse, une femme libre et sans angoisse, n'était-ce pas ce qu'elle pouvait lui donner de mieux ? »
Aussi ne se sentait-elle pas coupable d'être aussi heureuse de se trouver dans le traîneau aux côtés de Loménie, à glisser sur le Saint-Laurent par une pure journée d'hiver. Une ligne de lumière soulignait le fin profil du chevalier et, considérant le dessin de sa bouche, elle se demandait à nouveau si, hors le baiser qu'il lui avait donné l'autre jour dans la chapelle, cette bouche avait connu d'autres lèvres.
– Dites-moi, mon cher Claude... En toute amitié... Et ne répondez à ma question que s'il vous sied... Mais vous venez de prononcer un mot : charnellement... Pour parler de l'amour avec une si fine compétence, devrais-je croire que... peut-être avant d'entrer dans les ordres... vous auriez acquis certaines connaissances dans...
Claude de Loménie sourit.
– Vous me demandez si je suis vierge ? Ma foi ! Que vous répondrais-je ? Oui et non...
– Qu'est-ce à dire ?
– La chasteté est un état. En s'engageant au service de Dieu qui l'exige, on a prescience qu'il vous convient. Cependant, un peu avant d'entrer dans l'Ordre de Malte et alors que je préparais un examen de théologie en Sorbonne à Paris, je fus pris d'un scrupule. Je me persuadais que si j'avais décidé de prononcer mes vœux, c'était peut-être par peur. Peur de cet être créé dont on n'avait cessé de nous inspirer la plus grande crainte : la Femme. Mon confesseur, qui était un jésuite, comprit que ce doute sur les motifs de ma vocation risquait de me hanter par la suite, et nanti de sa permission, je m'en fus à la recherche d'un bordel rue de Glatigny.
– Derrière Notre-Dame !
– En effet ! Grande ombre de la cathédrale sur cette triste rue...
– Et... de cette incursion dans les bas-fonds de la luxure, quel sentiment en avez-vous gardé ? Le dégoût ?
– Que non pas ! Ma curiosité fut requise par trop de découvertes pour s'arrêter au décor sordide ou aux bizarreries d'une entreprise dont un de mes compagnons de basoche, étudiant en médecine, m'avait soigneusement décrit à l'avance les étapes nécessaires. Cette incursion, comme vous le dites, rue de Glatigny m'apporta autre chose et me fut des plus bénéfiques. Découvrant la femme, mais dans sa condition la plus abjecte, mon regard se posa à la fois sur la misère, la fragilité et le charme de ces créatures et je compris ainsi tout ce qui se cachait derrière ce mot Femme : séduction, faiblesse, condamnation. J'en gardai un sentiment de compassion et de compréhension envers toutes les femmes. J'appris aussi dans ce bouge sordide le prix d'une qualité somme toute banale mais combien utile pour vous aider à franchir des situations humiliantes ou embarrassantes : la gentillesse. Vous voyez que j'ai tiré de cet unique souvenir de bien précieux enseignements.
Angélique l'écoutait et elle le trouvait exquis. Il parlait avec une légèreté souriante mais l'expression de son regard gris la troublait lorsqu'il le tournait vers elle et elle alla jusqu'à souhaiter qu'il posât la main sur son sein.
"Angélique à Québec 2" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique à Québec 2". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique à Québec 2" друзьям в соцсетях.