– Et vous ? L'avez-vous supporté ?...
Sabine se dressait et l'affrontait, les yeux étincelants.
– ... Vous aussi vous l'aimiez parce qu'il était riche et fastueux ? Et vous n'avez pas supporté de le voir tomber de son piédestal ? Voilà ce que je sens derrière vos paroles... Vous lui en voulez toujours de l'abaissement auquel il vous a condamnée... Vous n'étiez même pas capable de souffrir avec lui et pour lui l'éclipse qu'il subissait.
Angélique se dressait à son tour.
– Sotte ! Ne vous mêlez pas de comprendre quelque chose aux sentiments ! De jurer de mon amour pour lui... On l'avait brûlé en place de Grève. Je n'ai su que plus tard que ce n'était qu'en effigie. Je l'adorais, je l'aimais, et il avait disparu à jamais. Une éclipse, dites-vous ? Vous en parlez à votre aise. Vous berciez votre petit Anne-François à l'ombre du château de Monsieur de Castel-Morgeat que vous aviez épousé par dépit, tandis que moi je pataugeais seule dans ma misère avec mes enfants en haillons...
– Qui vous dit que tout fut si facile ? Mon époux a pris fait et cause pour Monsieur de Peyrac et quand ces remous se sont calmés en Aquitaine nous avons reçu l'exil du Canada pour notre punition. C'est vous, quoique vous vous en plaigniez, qui avez reçu la meilleure part. Vous l'aviez aimé, il vous avait aimée. Être liée à un homme que l'on n'aime pas et qui vous répugne est bien la pire des misères.
– Qui vous obligeait à contraindre ainsi votre cœur et vos sens ? Vous êtes une sotte ! Une sotte ! Monsieur de Castel-Morgeat a toutes les qualités pour se faire aimer d'une femme et de bien des femmes.
– Oh, certes ! Il ne se prive pas de courir les putains !
– C'est vous qui l'avez envoyé à elles en vous refusant à lui. C'est vous qui le ridiculisiez par votre rancœur injustifiée et votre hargne. Pour moi, je le juge fort plaisant, courageux, fougueux et de bonne compagnie. J'ai beaucoup d'estime pour lui.
– Et vous vous croyez autorisée à le lui faire entendre afin de compter une victime de plus à votre tableau de chasse de séductrice ? Laissez mon mari tranquille, je vous prie !
– Et vous, de même pour le mien !
– N'est-ce pas suffisant qu'Anne-François, mon fils, se languisse pour vous d'un amour qui le ronge ? Il vous faut le père ?
– Je ne suis pas responsable des folies qui peuvent germer dans la cervelle de ce jeune homme, votre fils... Pour ma part je n'en éprouve qu'ennui... En revanche, l'intérêt qui vous fait vous pencher sur les travaux de mon fils Florimond me semble moins pur. Vous le flattez en vous intéressant à ses cartes, ses voyages, mais ne vous laissez-vous pas attirer par le jeune page-content-de-soi qui ressemble un peu trop à son père pour ne pas vous émouvoir ?
– Vous divaguez ! Je ne suis pas une dévergondée comme vous pour m'intéresser à votre fils...
– Vous m'accusez bien de séduire le vôtre ! En vérité, vous en voulez à Anne-François et vous m'en voulez parce que, en étant amoureux de moi, il vous échappe.
– Oui ! éclata Sabine avec rage. Je n'avais que lui au monde, mon fils ! À son retour des bois je ne l'ai plus reconnu. Il vous avait rencontrée à Tadoussac et il était entièrement changé. J'ai cru qu'il allait me haïr. Il s'est mis à vivre au château de Montigny, dans l'ombre de Florimond parce que c'était encore une façon de se rapprocher de vous. Ai-je commis une action si vile en m'intéressant à leur expédition commune à lui et à Florimond, afin de me rapprocher de mon fils unique ?... Ces deux garçons étaient fort contents de l'intérêt que je portais à leurs récits car la jeunesse aime parler de ses exploits et de ses travaux. Je ne pouvais supporter de perdre Anne-François tout à fait, c'était trop me demander. Sans lui il ne me restait plus rien. Pouvez-vous le comprendre ?
– Je comprends surtout que vous êtes une femme jalouse et qui vous accaparez tout le monde.
– Je vous retourne le compliment. Il ne vous sied guère de m'adresser ce reproche alors que vous n'avez cessé de drainer après vous l'amour de tous les hommes y compris les ecclésiastiques ou religieux comme Monsieur de Loménie, Chevalier de Malte.
– Vous n'êtes guère en reste là-dessus, vous non plus. Votre passion pour votre confesseur est assez connue.
– Mon confesseur ! s'écria Mme de Castel-Morgeat en portant la main à sa poitrine comme si elle allait s'évanouir. Quelle est cette nouvelle calomnie ? De quel confesseur voulez-vous parler ?
– Le très saint Père Sébastien d'Orgeval, naturellement... Vous n'allez pas nier que vous étiez folle de lui.
– Lui ! Jamais l'idée ne m'a effleurée de le regarder autrement que comme un guide de mon âme ! Comment osez-vous imaginer ?
– Je n'imagine rien ! Les manifestations de votre attachement n'ont leurré personne. Toute la ville s'en gausse...
– Vous êtes une vipère !
– Je suis franche. Je ne déguise pas sous des reniements vertueux des attachements venus du cœur et même de la chair et qui contiennent beaucoup plus de vertu à mon sens que vos hypocrisies stériles. Vous vous détruisez, Sabine, en voulant croire que nos élans d'amour ne viennent que de Satan. Car vous êtes une passionnée, une amoureuse, vous aussi...
Cette fois, Mme de Castel-Morgeat et Mme de Peyrac se quittèrent brouillées à mort. Ce n'était pas la peine de s'être réconciliées, d'une façon si éclatante et surprenante au bal de l’Épiphanie.
*****
Le monde, qui est lent à comprendre, ne s'aperçut de rien. On en restait à la réconciliation du bal de l’Épiphanie qui plaisait par son côté mystérieux qui n'avait jamais été éclairci.
Personne ne soupçonnait leur dernière querelle qui avait éclaté soudain, aussi stupide que violente, mais Angélique en gardait mauvaise conscience et Sabine était désespérée.
Dans cette même soirée, peu après le départ de Sabine, un message du chevalier de Loménie vint la distraire de ses remords. Il la conviait à partager son traîneau pour une grande promenade avec pique-nique que l'on ferait le lendemain dimanche aux chutes de Montmorency.
Pour racheter l'abandon dans lequel « ces messieurs », partis pour la Chaudière en amont du fleuve, avaient laissé « ces dames » attachées à leur piquet dans Québec, quelques-unes d'entre elles dont Mme de Mercouville et Mme de La Vaudière avaient organisé une grande partie à quelques lieues en aval. La moitié de la ville y serait. On passerait la journée au pied des chutes. On patinerait, on ferait des glissades sur le Pain de Sucre.
M. d'Arreboust avait laissé son traîneau à la disposition de M. de Loménie. Celui-ci priait donc Angélique de l'agréer comme chevalier servant. Elle s'empressa d'accepter par un mot qu'elle lui fit porter sur-le-champ. M. de Bardagne, M. de Ville d'Avray, M. de Chambly-Montauban, venus mettre leurs équipages à sa disposition, arrivèrent trop tard.
Huitième partie
Les chutes de Montmorency
Chapitre 56
Sous le soleil d'or, le traîneau glissait le long de la piste du Saint-Laurent entre les balises de branches de cèdre ou de sapin et les sonnailles des deux chevaux attelés en flèche scandaient le rythme de leur course. Les Canadiens avaient pris l'habitude d'accrocher des grelots aux harnais des chevaux de traîne, un équipage glissant sous une tombée de neige ne s'annonçait pas plus qu'un fantôme. Les passants, les véhicules ne s'entendaient pas venir et il y avait eu des accidents.
Angélique assise aux côtés du chevalier de Loménie, sous les fourrures, se laissait envahir par l'euphorie de cette promenade, où la sensation de brusque espace découvert, alors qu'avec un mouvement de tangage le traîneau avait quitté la rive de Québec et s'était lancé sur la piste glacée de la plaine étendue à perte de vue, se mêlait au vertige de partager ces moments limpides et grisants d'évasion avec le rassurant comte de Loménie.
Rassurant n'était pas le mot. Elle l'employait faute d'en trouver un autre qui traduisait le plaisir qu'elle éprouvait en sa présence, plaisir léger et sans nuage comme ce ciel si incroyablement pur où le bleu intense affrontait l'envahissement du soleil avec une allégresse combative. À qui serait le plus fort du saphir ou de l'or. On avait quitté la ville vers la fin de la matinée et, pour l'instant, les armées du soleil paraissaient gagner la bataille.
La tête renversée en arrière, Angélique respirait l'air glacé. L'encadrement de sa capuche d'épaisse fourrure blanche la protégeait des morsures du vent. Sous les couvertures de fourrure, elle avait glissé sa main dans celle du chevalier et son cœur avait tressailli de douceur en sentant cette main gantée se refermer autour de la sienne d'une pression naturelle, ferme et tranquille.
Tout était bien et reposant.
À petites phrases, les yeux à demi fermés sous les flèches du soleil, elle faisait part au chevalier du mécontentement qui lui venait d'elle-même, à avoir cru discerner dans son comportement, qu'elle s'efforçait autant que possible de maintenir juste et équitable, d'affreux motifs de rancœur, qui l'entraînaient à se réjouir de faire souffrir.
– Vous ? dit-il.
Elle allait s'expliquer sans juger nécessaire de lui dire que son examen de conscience avait pour cause la réflexion jetée par Sabine de Castel-Morgeat : « Et vous ? L'avez-vous supporté ? » Elle revint à son passé, lui exposant la chute terrible qu'elle avait faite, des sommets d'un rêve d'amour et de richesses sans pareil, aux fins fonds les plus noirs de la misère et de l'abandon.
– ... Quels reproches vous adressez-vous ? s'informa-t-il.
Il l'écoutait avec une attention si totale et indulgente qu'elle était prête, pour continuer à se noyer dans la lumière de ce regard où admiration et attendrissement se mêlaient, à prolonger ses confessions des heures.
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