Il sembla à Angélique qu'elle pouvait imaginer la scène sans peine.
Dans le clair-obscur d'une cellule aux murs blancs sur lesquels se détache l'austère crucifix des jésuites, est entré le missionnaire à la croix marquée d'un rubis, symbole du sang répandu pour la gloire de Dieu.
Celui qui l'a fait appeler a le regard énigmatique d'un Oriental. Entre eux, peu d'affinités, de conformité profondes.
« À genoux, mon fils ! Demain vous quitterez Québec, et vous prendrez le chemin des missions iroquoises... »
Lié par son vœu le jésuite d'Orgeval doit s'exécuter sans un délai, sans un murmure. Impuissant devant le brusque décret qui l'oblige à quitter la ville, il a dû s'éloigner, vers les espaces arides... où l'attend peut-être la mort.
Plus elle réfléchissait et plus Angélique était certaine que les choses avaient dû se passer ainsi.
Deux jours avant l'arrivée de la flotte de Peyrac, le Père de Maubeuge avait donné l'ordre de s'éloigner à son trop puissant subordonné. Et il avait donné cet ordre parce que c'était lui l'allié secret de Joffrey de Peyrac à Québec.
Dominant les bruits de la tempête, on entendit un remue-ménage du côté de la cour et la porte fut ébranlée de coups sourds.
– Je ne pouvais passer notre première tempête à Québec loin de ma dame, dit Joffrey, quand, aidée de Macollet qui s'était extrait de son banc-cercueil, elle eut réussi à tirer la porte déjà bloquée par la neige.
La porte claqua comme arrachée de ses gonds, une trombe de neige s'engouffra et, avec elle, entraient le comte de Peyrac et son écuyer Yann Le Couennec. Ils posèrent leurs raquettes debout contre le mur. Cela avait été une expédition hasardeuse que de franchir ces quelques arpents qui séparaient le manoir de la petite maison.
De leurs vêtements, la neige amoncelée glissait et tombait par paquets. Ils s'arc-boutèrent pour refermer la porte et l'on posa la barre de bois en travers.
Yann Le Couennec irait dormir dans le premier grenier où étaient dressées des « cabanes », sorte de lits clos fermés par des rideaux qui mettaient à l'abri des courants d'air.
Eloi Macollet jeta une nouvelle brassée de genêts, disposa d'énormes bûches et dit qu'il prenait la relève de garde près des feux, comme à Wapassou.
Autour de la maison, défendue de toute intrusion, les grandes orgues du vent s'amplifiaient.
Dans la chambre au vaste lit, il faisait bon. « Il avouerait ses traîtrises », pensait Angélique en regardant Joffrey de Peyrac, « mais pas tout de suite », rectifiait-elle, prise dans le rayonnement de son sourire qui se penchait vers elle et qui représentait pour elle tout le bonheur du monde.
La nuit serait longue, aussi longue que la tempête. Et lorsque celle-ci s'apaiserait, on se réveillerait dans un silence de velours blanc.
Ils s'enlacèrent et s'étreignirent avec jubilation.
Longue nuit d'amour, longue comme une vie et qui semble tout conclure parce que tout résumer, que l'on traverse comme une fin alors qu'elle porte en elle tout le commencement, mais que l'on éprouve ainsi parce que tout s'est aboli de ce qui fut avant, de ce qui pourra venir après. Tout a perdu de l'importance des choses de la vie : gloire, dangers, richesses, ambition, envie, craintes, peur de la misère et peur de l'abaissement, ascension ou chute, poids de la subsistance de la maladie et de la mort.
Le corps est glorieux, l'âme libre. Le cœur bat.
Tout a disparu et « l'ailleurs » vous accueille dans le sanctuaire secret de l'amour.
Leur ailleurs était cette nuit-là une chambre étroite environnée par la tempête en un lieu sauvage comme la malédiction, en une cité plus frêle qu'un fétu issu d'une graine perdue et prête à être arrachée de son rocher par un vent d'apocalypse.
L'univers où ils avaient été transportés s'enfermait dans le cercle de leurs bras et le feu du centre du monde brûlait entre eux.
Sans avoir quitté leurs vêtements, ils restèrent longtemps debout dans cette chambre obscure où vacillait la lueur d'une veilleuse juste nécessaire pour éblouir leurs yeux par l'éclat des yeux de l'autre où tremblait ce reflet comme une étoile, une étincelle, lorsque leurs paupières closes sous le poids de la félicité se soulevaient comme en rêve. Et le visage penché ou offert barrait leur horizon, seule apparition dans le clair-obscur à retenir et séduire leurs pensées ou leurs sens.
Ils s'embrassaient et s'étreignaient en silence.
Enfin la morsure du froid les ramena à la réalité et la fièvre de leur désir les jeta sous les couvertures, nus et riant au fond du grand lit, courtines bien tirées sur l'ombre et la tiédeur de leur refuge. Leurs corps se cherchèrent, attentifs à se retrouver, à se laisser de nouveau envahir par l'ineffable. Il y avait entre eux cet appel. Un don contre lequel on ne peut rien. L'attirance mutuelle et toujours surprenante d'une chair pour une autre, ne se renie pas. Elle ouvre les vannes à la volupté. Entre eux, elle avait toujours existé. Elle avait balayé les colères et les rancunes de leur séparation.
« C'est dans tes bras que je suis le mieux », pensait-elle. « De tous mes amants tu es l'inoubliable... Et cela durera autant que notre vie... Tant que nos mains vivantes pourront se tendre l'une vers l'autre et se toucher. Et nos yeux et nos lèvres se rencontrer. C'est pourquoi nous sommes libres. Parce que liés par le seul lien que nous n'avons pu délier : l'attirance. Emportant où que nous allions la marque de l'autre avec nous. »
Et à partir de ce sortilège de la chair qui les retenait, ils se retrouvaient toujours, retrouvaient le chemin de leurs esprits différents, opposés : homme-femme, mais aussi semblables par une même conception qu'ils avaient de la vie et qu'ils n'avaient cessé de se reconnaître depuis leur première rencontre, à Toulouse.
Ils aimaient l'amour, ils aimaient la vie, ils aimaient rire, ils ne craignaient pas la colère de Dieu, ils aimaient l'harmonie et la création, ils luttaient afin de les voir triompher sur Terre, ne serait-ce qu'en vivant pleinement, sans mélange, au sein d'une nuit de tempête, le bonheur de s'aimer follement.
Ces hurlements et grondements extérieurs qui abolissaient tous menus bruits de l'existence quotidienne, même ceux de la maison, ces ébranlements qui semblaient parfois frapper avec hargne et fureur aux portes de leur enchantement, ajoutaient au sentiment d'effacement de tout ce qui n'était pas eux. Et pour chacun, l'autre, son bien-être et son plaisir, sa joie traduite en mots brefs, gestes de tendresse, en soupirs.
Bonheur donné, reçu, délivrance d'être, d'exister et de le savoir, oubli de tout parce qu'elle est là, parce qu'il est là. Une heure d'amour volée au temps, à la nuit, à la terreur, au mal. Un droit et pourtant toujours miraculeux.
Au sein de ses transports amoureux de telles images traversaient Angélique en voletant.
Et comme chaque fois, elle n'imaginait pas avoir été jamais aussi heureuse que cette fois-là. Elle se disait que les lèvres de Joffrey n'avaient jamais été si douces, ses mains aussi caressantes, son étreinte aussi brisante.
Qu'il n'avait jamais été aussi brun, aussi fort, aussi dur, aussi tendre, que ses dents ne lui avaient jamais paru aussi blanches dans son sourire de faune, son visage marqué de cicatrices aussi terrible et aussi fascinant, son regard aussi moqueur, qu'elle n'avait jamais été aussi troublée par l'odeur de sa chevelure touffue et ténébreuse marquée d'argent contre son hâle, par la chaleur de sa peau lisse sur les muscles durs, qui parfois lui paraissait brûlante au toucher à force d'être brune, alors qu'elle ne l'était surtout que par contraste avec sa chair à elle et la blancheur des draps.
Elle aimait ses hardiesses qui lui traduisaient la faim qu'il avait d'elle, une sorte d'avidité fervente qui avait toujours été son signe.
Il s'adonnait à l'amour sans plus admettre que pour une autre science on pût poser des limites aux inventions du désir lorsqu'on en était tous deux inspirés. Là, comme ailleurs, il restait le même, à la recherche de la vie. Derrière les soupirs et les aveux qu'il faisait naître, c'était elle qu'il cherchait, sa plus aimée, objet plus précieux et insaisissable que la flamme des métaux inconnus révélés au patient alchimiste.
Mais elle aimait aussi l'égoïsme avec lequel il vivait sa propre satisfaction. L'amour était une jouissance terrestre à laquelle il devait attention. Il plongeait au sein de l'aventure avec toutes les forces rassemblées de son corps et de son esprit. Ce comportement c'était lui ! Engagé en toutes choses. L'amour devenait son domaine. Il y était présent et parfois seul à seul avec lui-même dans une plénitude de sensations érotiques et de bonheurs intenses qui l'occupaient tout entier et le rendaient vibrant et joyeux, ou sombre et lointain, mais plus que jamais habile et fougueux, entraîné et subjugué par elle, et pourtant elle disparaissait à ses yeux. Il restait seul avec l'amour. Et c'est alors devant sa liberté qu'elle aussi se découvrait libre. Libre de larguer les amarres, d'obéir à la langueur ou à la folie, entraînée vers les étoiles à la fois par sa présence et par son absence. Présence qui embrasait son corps, absence qui le libérait.
Les mains de Joffrey, ses caresses, son souffle, sa possession, les manifestations multiples, délicates ou passionnées de son adoration, l'avaient fait exister, ce corps. À certains moments elle en était comme dépossédée tant il s'emparait d'elle. Puis il le lui rendait, s'abîmant dans son voyage intérieur. Et elle se retrouvait comme magnifiée, nouvelle et inconnue à elle-même. Elle ressentait son enveloppe charnelle investie d'une puissance démesurée qui lui apparaissait dans une clarté exaltante.
Elle avait échappé à la faiblesse de ce corps de femme, moins assuré que celui de l'homme, ce corps troublé d'être à la fois tant convoité et tant rejeté, adoré et honni. Elle retrouvait la vraie puissance de ce corps de femme, douce et irradiante, celle des premiers jours, puissance nouvelle d’Ève, ajoutant à celle du monde déjà créé ses différences et ses transcendances comme la lumière sourd d'une lampe à travers l'albâtre, ses formes plus rondes, ses cheveux plus tendres, ses joues plus lisses, ses seins gonflés, premier symbole d'abondance, son ventre souple, premier symbole de fécondité, son sexe mystérieux, représenté dans le premier bijou façonné par l'homme, un galet frappé d'un sillon, amulette protectrice.
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