Angélique était allée s'y asseoir une fois avec M. de Loménie, car le patron, originaire de Marseille, y servait du café turc. Elle n'avait pas aimé la salle sombre et enfumée d'où l'on ne pouvait contempler aucun horizon car elle donnait sur une rue étroite bordée des deux côtés de maisons assez hautes qui la rendaient étroite et sombre comme une crevasse.

Les vins de la taverne étaient de médiocre qualité et la broche de la rôtisserie était mue par un chien qui, galopant toute la journée dans une cage ronde en forme de tonneau à un côté duquel était fixée la broche, entraînait celle-ci dans un mouvement de rotation.

La Polak disait que ce système-là était tout ce qu'on pouvait trouver de mieux pour faire brûler une rangée entière de chapons quand la bête s'arrêtait épuisée. Mais ces tenanciers étaient de Marseille. Peu courageux à l'ouvrage. Elle, elle était d'Auvergne. Ces déclarations soulevaient toujours un tollé chez les nombreux Méridionaux de sa clientèle.

– Alors, pourquoi venez-vous chez moi ? leur criait-elle, et non chez La verdure ?

Le chien qui tournait la broche avait donné son nom au tripot-cabaret qu'aucune enseigne n'indiquait.

Dès l'entrée, Angélique aperçut à une table le duc de Vivonne et nota avec satisfaction que si le comte de Saint-Edme était là, le baron Bessart, dont elle redoutait la prudence calculatrice, manquait à l'appel. Les quatre larrons n'étaient que trois et jouaient aux cartes.

Angélique attira une chaise et s'assit en face d'eux, repoussant l'offre du patron qui s'approchait avec une cruche de vin. Il se contenta de lui verser, selon la coutume adoptée, un verre d'eau fraîche, et ce n'était pas à refuser car la chaleur était étouffante. Le feu dans la cheminée flambait trop haut, et la Polak avait raison, la brochée de chapons qui y tournait risquait fort de brûler.

Après avoir noté machinalement, en ancienne aubergiste qu'elle était, ce détail, Angélique prit la parole.

– Ce n'est pas vous, Monsieur le duc, que je cherchais mais Monsieur de Saint-Edme.

En quelques mots et dédaignant les protestations galantes que le vieillard se croyait obligé de lui adresser, elle exposa les raisons de sa démarche. M. le Lieutenant de Police prétendait que M. de Saint-Edme était venu le trouver et lui avait dit sans détour : « Madame de Peyrac a tué le comte de Varange. » C'était de cette parole insensée qu'elle venait lui demander raison. Tout d'abord elle ignorait qui était ce comte de Varange que soudain un lieutenant de police apparemment sérieux et non pris de boisson l'accusait d'avoir assassiné. Secundo, elle souhaitait savoir pourquoi M. de Saint-Edme, qu'elle connaissait d'autre part fort peu, se permettait de se servir de son nom et de l'impliquer dans des plaisanteries de mauvais goût, à moins qu'il ne s'agisse de folie de sa part, ce qui était à examiner, ou d'hostilité déclarée sur la raison de laquelle il devait alors s'expliquer. En résumé : Quelle mouche l'avait piqué ?

Les yeux de M. de Saint-Edme devinrent aussi froids que ceux d'un serpent. Mais il parut qu'une jubilation secrète animait d'un frisson rapide sa peau parcheminée. Il répondit de cette voix de crécelle qui, passant entre ses lèvres minces, paraissait provenir d'une autre créature invisible.

– N'est-ce pas vous qui l'avez tué ?

Les yeux verts d'Angélique s'efforcèrent de capter, malgré sa répulsion, ces prunelles mortes dans leur cercle de khôl.

Il y eut ensuite entre eux un dialogue qui ne manqua pas d'intensité.

– Qui vous l'a dit ?

– Le sorcier de la Basse-Ville, le Bougre Rouge.

– Comment l'a-t-il su ?

– Par magie.

– Est-ce vous qui lui aviez demandé cette opération de magie ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Notre ami le comte de Varange avait disparu et nous voulions savoir ce qu'il était devenu.

Angélique s'accorda un moment de réflexion. Elle but une gorgée d'eau pour se remettre.

– Ne vous ai-je pas entendu répéter maintes fois, Monsieur, que les sorciers de Nouvelle-France ne valaient rien ? Ce sont vos propres termes. Je ne discuterai pas de votre jugement en la matière, mais si telle était votre opinion, pourquoi apporter créance aux racontars de l'un d'eux ?

– Parce qu'il m'a prouvé par cette révélation qu'il était très fort.

– Je me serais plutôt méfiée. D'après les précisions que m'a données Monsieur le Lieutenant de Police, lequel à mon avis ne se doute pas d'où vous tenez vos renseignements, lorsque votre Varange a disparu, notre flotte n'était pas encore parvenue à Québec.

– Précisément.

La voix de Saint-Edme devenait sifflante et son regard luisait.

– ... Il était parti au-devant de votre flotte... Fou de douleur.

– De douleur ? répéta-t-elle ébahie.

– Il avait vu dans le miroir magique le visage de celle qu'il attendait, ensanglanté, meurtri, vaincu... Elle avait prononcé deux noms : Peyrac, Angélique... Aussi, comprenez, Madame, que lorsque le sorcier vous nomma, tout devint clair à nos yeux.

Angélique se rejeta en arrière et s'appuya contre le dossier de sa chaise.

– Je vois que Monseigneur l’Évêque a été bien avisé de nommer un grand exorciste en son diocèse du Canada, fit-elle après avoir paru méditer les paroles qu'elle venait d'entendre, l'ouvrage ne lui manquera pas.

Le comte de Saint-Edme la sidérait comme en une vision de cauchemar, avec en arrière-fond les flammes de l'âtre, le miroitement des poulets embrochés, et à travers les barreaux de sa cage tournante l'ombre du chien esclave qui galopait sans fin.

– Vous vous égarez ! dit-elle. Je vous en prie, cessez de jouer avec ces crimes de magie et de sorcellerie, sinon cela surgira au jour, et vous serez jugé et condamné.

Ils échangèrent un regard amusé.

– Mais, ma chère enfant, dit Saint-Edme, d'un air patelin, d'où sortez-vous ? Vous n'êtes au courant de rien. On n'est plus jugé de notre temps ou condamné pour crime de sorcellerie ou de magie. L'Inquisition a fait son temps. La nouvelle police ne se préoccupe pas des distractions ésotériques auxquelles les esprits inspirés aiment se consacrer. Elle a assez à faire à nettoyer Paris de ses classes dangereuses et les grands chemins de leurs bandits.

– La nouvelle police intervient s'il y a meurtre derrière vos amusements ésotériques, Monsieur.

Le comte de Saint-Edme étira ses lèvres fardées en une grimace froide qui était sa façon de sourire, mais portait plutôt à frémir.

– Qui parle de meurtre, à part vous, Madame ? Monsieur de Varange a-t-il tué quelqu'un ? Non, je le pense à l'abri d'une telle accusation. Tandis qu'il n'en serait pas de même pour vous si l'on en croit le Bougre Rouge, ha, ha !

– Et il n'en serait pas de même aussi pour vous, Monsieur de Saint-Edme. Combien de personnes avez-vous envoyées à la mort par vos incantations, vos messes noires ou le poison ? Je l'ignore, mais il me serait facile de le savoir, et de recueillir au moins le nombre des enfants immolés dans vos sacrifices au Diable. Pas besoin d'opérations magiques pour cela, j'ai mille sources de renseignements qui me donneraient de quoi réjouir à votre sujet Monsieur de La Reynie et Monsieur François Desgrez. Et sur vous, Monsieur le duc, et vous aussi, Monsieur d'Argenteuil. J'ai su avant la police elle-même à quelles expériences se livrait votre chère marquise de Brinvilliers... Je l'ai su par les coquillards de Paris, les mendiants qui l'avaient surprise à l'Hôtel-Dieu glissant des poudres dans les bouillons ou les tisanes des pauvres malades... Il s'agit bien de crimes, n'est-ce pas, d'assassinats ?

– Alors c'est vous qui l'avez livrée au policier ? demanda-t-il avec une lueur dans les yeux. Je m'en doutais... Et savez-vous que, bien qu'elle ait avoué, ils l'ont soumise à la « question ordinaire » ?

Elle haussa les épaules. Celui-là était vraiment fou. Elle revint à Vivonne.

– Quelle perversion vous habite pour que vous vous livriez ainsi au Mal ? Vous, Monsieur le duc, que le Roi a élevé si haut dans des fonctions de son État et votre sœur qu'il aime d'une si grande passion, comment avez-vous pu, vous comme elle, vous laisser aller à d'aussi basses actions... Aviez-vous vraiment besoin, Monsieur l'Amiral, de vous y livrer pour conserver votre rang, vos avantages, les faveurs du Roi ? Ne peut-on trouver le salut que dans le poison, les aphrodisiaques, la sorcellerie et les crimes ? Pourquoi faites-vous cela ?

Vivonne qui l'écoutait en brassant ses cartes avec une indifférence affectée eut une réponse surprenante.

– Tout le monde le fait.

C'était une mode. Un mondain se doit de suivre la mode. La voyant coite, il ajouta :

– À la Cour, qui n'empoisonne pas est empoisonné. Qui n'écarte pas un rival disparaît à son tour... C'est le jeu !

– Non ! Pas le Roi. Le Roi n'a jamais empoisonné, ni fait empoisonner personne, que je sache ! Et il y a du mérite car ce ne fut pas toujours le cas de ses prédécesseurs. Mais il est vrai qu'il est petit-fils d'Henri IV qui lui aussi était un honnête homme. Cette lignée neuve de nos rois a rompu avec les mœurs dépravées des autres dynasties. Mais vous, les Grands du royaume, ne l'imitez point.

La belle bouche du frère d'Athénaïs se tordit dans une grimace.

– Le Roi peut se permettre d'être honnête, fit-il avec amertume. Pour la vertu dans son royaume, il ne fait la part belle qu'aux bourgeois... Quant à nous, peuple de courtisans à sa merci, il s'est vengé de la Fronde des Princes en nous émasculant. Nous privant de nos fiefs, de nos provinces, de notre pouvoir sur nos terres, il ne nous a laissé que les armes fatales !...

*****

Avec soulagement, elle retrouvait dehors l'or et le rose de praline de l'hiver sur la neige des toits et des rues. Elle retrouvait l'air pur et glacé et la surprise, comme sur un coup de baguette magique, d'être transportée au Canada...