Angélique poussa une exclamation.
– Qui ?... Qui a pu vous dire cela ?
Sa pâleur et sa colère pouvaient être mises sur le compte d'une émotion indignée.
– Le comte de Saint-Edme.
– Le comte de Saint-Edme ! Mais comment...
Elle avait été sur le point de laisser échapper : « Comment l'a-t-il su ? »
Une fois encore, elle se rattrapa.
– ... Le comte de Saint-Edme ! mais qui est-ce ? Ah, oui ! Ce vieillard qui accompagne Monsieur de La Ferté. Quelle mouche le pique pour répandre des bruits aussi calomniateurs ? Je le connais à peine. Nous n'avons pas échangé trois mots. Il perd la raison...
Garreau la contemplait d'un œil sans expression.
« Tous les mêmes, songeait-elle avec rage, ces grimauds de malheur ! »
Elle retrouva son sang-froid, se disant que la force de Joffrey était inébranlable. Ses fidèles étaient autour de lui comme un rempart et se tairaient. Chacun jouait sa partie pour tous. Malgré son habileté, Garreau d'Entremont ne pourrait rien prouver. Il battait du vent... Ne venait-il pas de le comprendre ? Tout à coup il la remerciait de lui avoir accordé de son temps et la priait encore de l'excuser de l'avoir retenue et pour de si tristes discours. Il répétait que tout était bizarre dans cette affaire.
– Monsieur de Saint-Edme vous a-t-il confié d'où il tenait ces renseignements étranges ?
Le Lieutenant avoua que non. Il la pria encore de l'excuser. Angélique ne se fiait pas à ses protestations. Le visage rougeaud et malgracieux semblait peu disposé aux subtilités de l'esprit. Mais elle avait appris à se méfier des apparences. Les regards atones, les lenteurs de raisonnement, les soudaines démissions ne la rassuraient pas. Comme un sanglier M. Garreau d'Entremont suivait la piste que son flair lui indiquait.
Cependant ils firent effort pour rompre une tension qui, en principe, n'avait plus d'objet.
Sur le point de prendre congé, Angélique ne put empêcher son regard de revenir aux deux gros volumes traitant de démonologie, posés sur le bureau. Il n'y avait fait aucune allusion.
– Est-ce vous, Monsieur d'Entremont, qui vous intéressez à la magie au point que vous consacriez votre temps à la lecture de tels ouvrages ?
Le Lieutenant de Police, qui venait de contourner son bureau dans l'intention de la raccompagner, regarda avec étonnement ce qu'elle lui désignait et parut embarrassé.
– À vrai dire non ! Je suis peu versé dans ce genre de sciences. Mais je vais être obligé de m'y mettre ; car on m'a fait mander de Paris que les crimes de sorcellerie, de sacrilèges, de sortilèges, se multipliaient, qu'il fallait que j'y porte attention aussi en Nouvelle-France. Monsieur de La Reynie m'a fait envoyer ces livres afin que je me mette au courant et puisse juger plus nettement des cas qui me seront soumis. J'aurais préféré, je vous l'avoue, que pour des délits de cette sorte on continue à s'en référer à l'évêque et au Saint-Office, mais il paraît que les tribunaux ecclésiastiques ne sont plus habilités. L'Inquisition a commis trop d'abus et les nouvelles dispositions de justice estiment que le grand nombre d'assassinats et d'empoisonnements qu'entraînent ces pratique les font relever du bras séculier.
Il prit sur le bureau une feuille couverte de chiffres et d'écriture.
– ... Voyez ! J'ai là un rapport qui m'est parvenu avec les navires de l'été. Il paraît qu'on soupçonne dans Paris plus de trois cents officines de magiciens et de magiciennes dont le commerce entraîne la mort. Toutes sortes de personnes s'y rendent pour obtenir leur aide criminelle parmi les plus élevées dans le rang. On empoisonne, on égorge, on immole, c'en est une folie...
« Et justement, sur le mystère de la disparition de Monsieur de Varange vient se greffer une vilaine affaire d'opération magique qui n'a pas, hélas, la simplicité des accusations de noueurs d'aiguillettes ou de jeteurs de sorts au bétail qui nous arrivent des campagnes de temps à autre. C'est plus grave. Vous ayant déjà beaucoup importunée, je ne voulais pas entrer dans le détail, mais puisque vous m'en parlez la première vous allez comprendre pourquoi je vous ai dit que tout dans cette histoire était bizarre. Plus je tire le fil et plus j'amène au jour des révélations effarantes. Il semble que le comte de Varange pratiquait la magie noire. Un peu avant son départ pour Tadoussac, il se serait livré dans sa maison de la Grande Allée, là, à deux pas de la Prévôté, à une horrible représentation destinée à obtenir l'aide des démons.
« On ne peut guère tirer d'indications des petits Savoyards qui baragouinent à peine quelques mots de français et me paraissent tout à fait débiles. Mais le cocher en fuite et qui s'est réfugié chez les sauvages aurait dit en passant à un habitant de la paroisse de Saint-André qu'il partait parce qu'il avait peur. Il a raconté que le comte, certaine nuit, voulut faire parler un miroir magique et lorsqu'il fut parvenu à l'ensorceler, il s'y entretint avec une prêtresse du diable qu'il attendait à Québec pour l'automne et qui ne venait pas. Il voulait savoir où elle se trouvait, être renseigné sur des projets qu'il avait en train avec elle. Pour la réussite de l'opération magique, un chien noir fut immolé, crucifié vivant, dont on ouvrit le ventre, prit le fiel et dont...
Garreau vérifia d'un coup d'œil sur un papier.
– ... dont le sang devait couler sur un crucifix, placé au-dessous. Voilà ! J'ai pu mettre la main sur le garçon qui avait fourni le chien. Des voisins s'étaient plaints du remue-ménage et d'avoir entendu des hurlements... Cependant, comme la demeure est assez isolée...
– Mais c'est horrible, dit Angélique.
Elle s'interrogeait :
« Est-ce Ambroisine qu'il a vue dans le miroir magique ? Ambroisine qui devait le rejoindre à Québec après nous avoir achevés. »
– Qu'a-t-il vu d'autre dans ce miroir qui l'a poussé à s'embarquer aussitôt pour Tadoussac ? continuait le Lieutenant de Police.
C'était surtout pour éclaircir ce point qu'il avait souhaité parler avec Mme de Peyrac car, répéta-t-il, « elle aurait pu à Tadoussac avoir vu, ou entendu parler de quelque chose ».
Ce « quelque chose » et sa façon de le prononcer hérissaient Angélique de la tête aux pieds.
– Dieu me préserve d'avoir eu jamais affaire à un aussi ignoble individu, jeta-t-elle avec feu. Je ne comprends pas pourquoi vous vous désolez tant de sa disparition ? Vous devriez, au contraire, vous féliciter qu'il se soit volatilisé définitivement comme les vapeurs délétères de ses maléfices.
– Je ne me désole point...
Garreau d'Entremont affecta un air rogue.
– Je ne me désole point, Madame, mais je suis le Lieutenant de Police. Cet homme a disparu. Je dois savoir ce qu'il est devenu, car mon rôle est de veiller à ce que les crimes qui se commettent sur le territoire de la Nouvelle-France soient dénoncés et ne demeurent pas impunis. Or, la disparition de Monsieur de Varange est suspecte. Tout suppôt du diable qu'il est, s'il a été assassiné, je dois trouver ses assassins...
Il asséna ces derniers mots avec force et fermeté. Angélique se souvint de la réflexion de la Polak :
« Pas mauvais bougre, le Ronchon ! Mais c'est un homme à principes... Les plus dangereux. »
Malgré cette suprême escarmouche, ils se quittèrent sans acrimonie. Presque bons amis.
Chapitre 52
L'esclave noir, Kouassi-Bâ, attendait assis sur les marches de la Prévôté. Il leva vers elle sa face emmitouflée. Elle le recueillit dans ses yeux, avec le déroulement lointain des montagnes embuées de lumière et reprit possession de toute sa richesse présente : le Nouveau Monde, la liberté...
Elle soupira.
– Rien de grave, fit-elle, répondant à l'interrogation muette du fidèle ami. Mais je désire rentrer en me promenant un peu. Retourne à Montigny où le comte t'attend.
Le grand Noir la quitta rassuré. Angélique prit, à l'angle de la maison de Mme de La Peltrie, la rue des Parloirs, et après avoir dépassé le portail des ursulines continua par une piste qui faisait le tour du parc du monastère.
Elle allait. Les bords de sa jupe soulevaient une neige duveteuse dont les paillettes demeuraient longtemps suspendues, ne retombant que lentement. Tout brillait. Les arbustes et les taillis au bord du chemin paraissaient filés dans le verre. Au loin l'Angélus de midi carillonnait.
La neige durcie du chemin couinait sous ses pas. Par instants, elle s'arrêtait.
De cette histoire sinistre, et plus encore que la crainte de voir Garreau découvrir la vérité – il ne pourrait rien prouver – lui restaient les visions des petits Savoyards, domestiques de cet affreux comte de Varange. C'était une vision familière pour elle, qui avait connu les bas-fonds de Paris. Les petits ramoneurs savoyards avec leurs brosses et leurs échelles arrivaient en automne dans la capitale fuyant l'hiver de leur Savoie déshéritée.
Vêtus de noir, coiffés de noir, barbouillés de suie, amenant avec eux un petit animal des hauteurs, une marmotte qu'ils faisaient danser pour distraire les passants, ils parcouraient les rues de Paris, criaient dans leur patois inspiré d'italien :
– Ramonia ! Ramonia la chemina...
Il arrivait qu'endormis, engourdis par le froid dans une encoignure de porte, ils étaient victimes des marchands d'enfants qui les enlevaient et les revendaient à de grands seigneurs pour leurs plaisirs. N'était-ce pas pour eux préférable, disait Jean-Pourri, que de mourir de froid, par une nuit de gel, avec leur marmotte ? Telle avait dû être, à peu de chose près, la destinée des petits laquais du comte de Varange qui, suivant leur maître, s'étaient retrouvés au Canada.
Les navires apportaient marchandises et bienfaits du Vieux Monde et aussi perversion. Un homme déchu, suivi d'un valet à mine patibulaire et de deux petits laquais, débarque, un jour, à Québec, et personne ne sait que le Mal vient d'entrer dans la ville.
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