– Elle est morte, ma mère... Voilà ce que je sais. Pour l'instant, elle est morte ! Elle ne peut plus rien contre vous...
Sous l'effet du froid glacial qui régnait dans la chapelle, leurs souffles, se répondant, se rejoignaient en petits nuages de vapeur. Les doigts de Cantor, maintenant immobiles, devenaient gourds. Il les porta à ses lèvres pour essayer de les réchauffer.
Tout proche, dans le clocher, un mécanisme grinça, et le timbre d'une horloge laissa tomber une note paisible, sévère, lente à s'éteindre et Angélique la ressentit comme un rappel à l'ordre. L'horloge avait raison, ces propos sinistres ne convenaient pas à ce lieu saint où venaient de retentir de si célestes harmonies.
Cantor roula ses partitions de musique comme un élève appliqué.
À Québec, il avait retrouvé le plaisir de la musique religieuse et de la manécanterie. Sa voix, ayant achevé de muer, gardait le don reçu à sa naissance. Devenue plus grave, elle demeurait juste et belle.
Au-dehors, ils se trouvèrent enfermés dans le secret d'une neige sans violence, douce comme une tombée de pétales.
Ils allèrent dans le silence des rues de Québec où Angélique n'avait pas prévu qu'elle marcherait un jour aux côtés de son fils retrouvé. C'était de l'inattendu. Aujourd'hui, il lui prenait le bras car il était plus grand qu'elle.
Demain on célébrerait la fête de la Chandeleur et elle se souvint de ce 2 février ou comme un petit Jésus de cire elle l'avait emmené dans ses bras à travers le Paris enneigé, fuyant le sordide Hôtel-Dieu où il venait de naître. C'était un rond, rond pur et blanc, blond, duvet d'or et joues de porcelaine, et elle le tenait comme un trésor sous son manteau, tiède contre la tiédeur de son giron.
– Demain c'est la Chandeleur, dit-il tout à coup. Nous ferons des crêpes et vous nous raconterez « le temps du chocolat ».
Ils passèrent au château de Montigny afin d'inviter Florimond à venir le lendemain faire sauter des crêpes selon la tradition.
Florimond logeait à demeure au manoir. On le voyait peu car il était toujours requis par mille entreprises.
Entre autres, il travaillait à rédiger cartes et rapports de son expédition du Mississippi dans le Sud, qui s'était terminée par la Baie d'Hudson dans le Nord.
Angélique fut étonnée de trouver dans le cabinet de travail où il se tenait d'habitude, Mme de Castel-Morgeat à laquelle Florimond et Anne-François faisaient un récit de leur première rencontre, sur la rivière des Miamis, alors qu'Anne-François, prisonnier des Illinois, était sur le point de connaître un sort funeste. On lui avait déjà plusieurs fois soulevé la chevelure d'un air entendu lorsque Florimond s'était interposé. Le récit de leur combat et de leur évasion comportait plusieurs épisodes. Leur amitié datait de ce jour. La présence de la femme du lieutenant-général pouvait s'expliquer par celle d'Anne-François qui ne quittait guère son compère, mais Angélique soupçonnait que Sabine cherchait toutes les occasions d'être en présence de celui qui avait été son premier amour, le comte de Peyrac.
Elle regardait Florimond comme si elle voyait en lui le fils qu'elle avait rêvé d'avoir, né de l'homme qu'elle aimait.
*****
« ... Elle doit ressembler à cette femme qui a été la mère de Joffrey », pensait Angélique lorsque, plus tard, toute la maisonnée sommeillant, elle s'attarda auprès du poêle de faïence dans le salon douillet.
Et elle s'était sentie touchée en son point faible comme si une autre femme, qui aurait eu quelques droits sur Joffrey, était venue lui demander des comptes.
Joffrey parlait rarement de sa mère. L'autre jour, évoquant les voyages au cours desquels il avait connu le Père de Maubeuge, il avait dit :
– Je naviguais. Ma mère pendant ce temps était régente de nos domaines toulousains...
Enfant, Joffrey avait été confié à une nourrice protestante des montagnes. C'était le temps des guerres de religion. Au cours d'un massacre perpétré par les catholiques dans le village huguenot, le petit garçon de trois ans avait été défenestré et blessé à la face. Un paysan l'avait ramené dans sa hotte. Il se souvenait de son arrivée à Toulouse et racontait :
– Ma mère me prit dans ses bras et me porta sur la terrasse du palais, au soleil. J'y demeurai étendu là des années. Et peu à peu je retrouvai force et santé.
Un petit garçon qui ressemblait à Florimond, allongé sur un lit de repos, au sommet d'un palais rose et, près de lui, une grande femme aux yeux noirs qui, constante par sa présence, ses mains, son regard, le ramène à la vie, avec l'aide du soleil.
Le soleil ! Le soleil !
Le gel craquait au-dehors dans la nuit très noire.
*****
À la Chandeleur, derrière laquelle se tenait la fête païenne du solstice d'hiver, les crêpes bien rondes, dorées, symbolisaient le soleil, appelant son retour, et aussi la fortune.
On les faisait sauter, un louis d'or dans la main, et si l'on pouvait en envoyer une sur le dessus de l'armoire, la famille serait riche pour l'année.
On disait aussi :
« À la Chandeleur si l'ours sort et voit son ombre, il neigera quarante jours. »
D'après le dicton, le soleil était mauvais signe, qui trompait l'ours endormi et l'attirait hors de sa tanière, croyant en un renouveau trop précoce pour se maintenir.
Au contraire, la tourmente qui soufflerait les cierges bénis apportés de l'église laissait espérer que l'hiver, ayant épuisé sa vindicte, se lasserait plus tôt.
Cette année-là, la journée posait une énigme. Le matin, le soleil brillait mais, l'après-midi, la neige se mit à tomber en abondance.
L'hiver serait-il long ou court ?
De toute façon, disaient les gens sans illusions, il n'y avait guère de différence entre un hiver long ou court. Comme d'habitude on aurait bien à patauger dans la gadoue jusqu'en mai et les navires n'arriveraient pas avant juin.
Dans la maison où à Florimond et Cantor, aux enfants « habituels », Neals, Marcellin, Timothy, se joignait le petit tambour de l'armée dont la situation orpheline avait poussé Angélique à l'inviter. Le soleil brillait encore lorsqu'ils avaient graissé la poêle. Lorsque, deux heures plus tard, ils relevèrent la tête, rouges et suant, pour contempler les piles de crêpes sur la table, ils virent que la neige silencieuse atteignait presque les rebords des fenêtres. Le niveau montait à une vitesse surprenante, comme celui d'un réservoir alimenté par un barrage débondé. Ils aperçurent un lièvre blanc venu des bois, qui se dressait sur les pattes de derrière pour ronger les écorces des troncs à la croisée des branches.
Dans les sanctuaires blancs des arbres surchargés, des oiseaux en boule, aux gorges rouge orangé, vertes ou jaunes, s'alignaient les uns près des autres, en brochettes comme des lampes de Noël. La blancheur de la neige versait à l'intérieur de la maison une clarté de fête.
Angélique parlait de la Chandeleur dans Paris, lorsque les « enfants bleus » et les « enfants rouges », les orphelins vêtus aux couleurs de la ville, vendaient tout le jour de gros beignets sucrés dans les rues.
Les souvenirs défilaient et Angélique leur raconta comment elle avait été les chercher chez la fermière de Neuilly qu'elle avait dû menacer de la pointe de son poignard égyptien pour les reprendre.
Le bébé Cantor était dans la paille à l'étable entre le bœuf et l'âne.
– Et, malgré cela, tu étais toujours tout rond, tout dodu, et tu te contentais de sucer patiemment un morceau de chiffon. Tu étais affreusement sale.
« La petite servante Javotte te nourrissait tant bien que mal d'un peu de lait volé à l'heure de la traite, mais personne ne te lavait jamais.
– Bonne affaire ! dit Cantor.
Florimond ne se souvenait pas d'avoir été caché dans la niche du chien pour se protéger des sévices de la fermière, ni de la tour de Nesle ou du Pont-Neuf. Seulement de la maison du Moulin vert. Les épreuves de sa petite enfance ne lui laissaient qu'un souvenir flou.
En revanche, lorsque quelques années plus tard il avait été introduit à la Cour il avait commencé de vivre et, à partir de là, il n'avait que de bons souvenirs, même de ses années de collège qui avaient suivi.
À la Cour, son apprentissage de page auquel s'était ajouté celui du maniement de l'épée puis, plus tard, lorsqu'il avait dû renoncer à cette existence de papillon diligent qu'il vivait à Versailles afin d'entrer dans un sombre collège, la découverte des sciences lui avait permis de ne pas en souffrir.
Dès qu'il avait dû se battre en duel, attirer l'attention des princes et du Roi et faire des expériences de chimie, une porte s'était ouverte pour lui sur un monde éblouissant qui avait fait basculer dans l'oubli les épreuves qui ne lui permettaient pas, même tout petit, de donner sa mesure. Tandis que remplir un rôle, l'accomplir au mieux près de personnes en vue, convenait à son activité infatigable et au sens qu'il avait de son importance, joints à une avidité d'apprendre et de se perfectionner le plus possible en tout, qui lui avait fait accepter sans ennui le contraste pourtant brutal de se retrouver, après la vie de la Cour, dans un collège austère.
Pour Cantor, les choses étaient différentes et semblaient s'être passées à l'inverse. Rêveur, artiste préoccupé de tranquillité et de bien-aise intérieur et extérieur, de satisfactions paisibles où la joie de manger lentement de bonnes choses tenait une grande place, la vie de la Cour lui avait profondément déplu. Certes, les grandes dames jacassantes le bourraient de bonbons qu'il n'avait même pas le temps de manger tranquillement ; certes, avec Florimond, ils avaient pu perpétrer quelques bonnes farces comme le jour où ils avaient attaché d'un pied à l'autre les rubans de souliers de M. de Ronsabel à l'instant où il allait faire sa révérence au Roi ; certes, il aimait beaucoup l'abbé de Lesdiguières, son précepteur, et aussi chanter devant la Reine, mais il fallait sans cesse se hâter, courir, soutenir des queues de manteaux surchargés de broderies qui pour un petit garçon de huit ans étaient bien lourdes et, la plupart du temps, à Versailles, on ne savait jamais où on allait dîner et où on allait dormir. Enfin M. Lulli, maître de chapelle du Roi, avait parlé à plusieurs reprises à son sujet d'une opération inquiétante destinée à lui conserver sa « voix d'ange »...
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