– ... J'ai parlé ainsi parce que... peut-être parce que je sens que l'Acadie n'est pas encore sauvée...
Angélique se reprocha son impulsivité toujours à fleur de peau lorsqu'on touchait à cette maléfique histoire. Or, la réflexion de la Mère Madeleine était pertinente. Même Ambroisine morte, l'Acadie n'était pas pour autant sauvée. Même le Père d'Orgeval éloigné, les conséquences de leurs actes et des complots qu'ils avaient ourdis, des pièges qu'ils avaient conçus pouvaient encore se faire sentir.
Elle aurait voulu pousser la jeune visionnaire dans ses retranchements, l'obliger à définir ses intuitions, mais la moniale rappelée aux impératifs de sa tâche de doreuse lui fit signe, un doigt sur la bouche, d'avoir à ne plus parler, à peine respirer et se garder autant que possible de tout mouvement précipité entraînant un déplacement d'air. Car une petite apprentie venait de déposer devant elle le coussin ou coussinet qui servait à transporter les feuilles d'or et à les y couper avec un couteau spécial selon la forme désirée. Il s'agissait d'une petite planche de bois avec du bon coton cardé et recouverte d'une peau de veau dégraissée ou d'une peau de daim. Une feuille de parchemin bordait à demi cette planchette sur trois côtés, afin d'empêcher le vent de soulever et d'emporter les feuilles d'or. Il fallait se méfier de son propre souffle tant la matière à façonner était impalpable et aérienne.
Avec autant de circonspection et d'adresse qu'un Indien sur le sentier de la guerre, Angélique se leva, s'écarta de l'établi et s'éloigna.
*****
Une douce neige cotonneuse descendait du ciel nocturne. L'Angélus du soir venait de sonner. Il y avait encore des passants dans les rues, dont les silhouettes se devinaient derrière les blanches draperies languissantes de la neige, ainsi que des attelages cahotants. Sur la Place d'Armes, une escouade de soldats sortant du fort, la bêche à l'épaule, commençait de déblayer les abords du château Saint-Louis, avant que ceux-ci ne deviennent inaccessibles, tâche hivernale qui s'apparentait à celle de vider le tonneau des Danaïdes inépuisable. Et les remblais de neige s'accumuleraient, les boyaux de passage deviendraient de plus en plus étroits, labyrinthes sinuants parmi les murs dressés d'une cité de glace enrobant l'autre.
Tout en marchant, isolée, enveloppée de neige et de silence ouaté, Angélique, les mains dans son manchon, essayait de dissiper en elle une nouvelle appréhension sans objet. Mais, en employant le futur lorsqu'elle avait dit « ... Quel sera l'Archange qui viendra... » la Mère Madeleine l'avait désagréablement impressionnée. Voilà qu'elle recommençait à ratiociner. Et si Ambroisine n'était pas morte et si elle allait de nouveau surgir devant elle, là, dans Québec ? Avec son sourire cachant de fielleuses horreurs ! Un esprit succube n'est-il pas capable de tout ? Mais non ! Elle était morte ! Son corps ravissant avait été retrouvé déchiqueté, « un horrible mélange d'os et de chair meurtrie et traîné dans la fange... », comme on leur faisait déclamer autrefois dans les tragédies de Monsieur Jean Racine.
Pour revenir les tourmenter, Ambroisine devrait se trouver un autre corps... Impossible... Avec la disparition de ce corps cesserait le maléfice, elle le savait...
« Je délire... Elle est morte et bien morte... »
Le son d'un orgue lui parvint, étouffé, incertain. L'ogive d'un vitrail se découpait, floue, dans la haute falaise d'un mur dressé. Elle se trouvait derrière la cathédrale. Un bâtiment reliant celle-ci au Séminaire, servant parfois de sacristie, abritait dans sa tour-clocher un orgue où les élèves venaient étudier. Elle devina qui jouait à cette heure : Cantor.
De même que pour trouver Joffrey de Peyrac il fallait commencer par se rendre au couvent des jésuites, de même c'était au Séminaire qu'on avait le plus de chances de dénicher Cantor.
Angélique souleva le loquet d'une petite porte de bois au pied de la tour et après avoir traversé la sacristie monta un raide escalier jusqu'à un étage sous les combles, aménagé en pièce d'étude pour les musiciens. Un orgue plus modeste que celui qui trônait dans les tribunes de la cathédrale, mais de beau son, permettait aux élèves de faire leurs gammes.
Cantor était là, éclairé par deux torches plantées dans le mur à des anneaux de fer, fixés là pour cet usage. La fumée fuligineuse trouvait à s'échapper par les interstices de la toiture. L'inconfort glacial de l'endroit ne semblait pas troubler le jeune musicien. Il jouait avec fougue et, par instants, avec majesté. La chaleur de son sang animé par sa joie intérieure et la vigueur qu'il devait déployer pour venir à bout des difficiles exercices rosissaient son visage. Par instants, lorsqu'il abaissait ses mains sur les claviers et y plantait ses doigts avec une décision vibrante, on aurait dit qu'il les enfonçait dans une matière malléable comme la glaise pour en faire sortir un son puissant, souterrain, enfoui dans cet amalgame inerte de bois, d'ivoire, d'ébène, de cuir et de métaux travaillés, traversé par l'air pour en faire sortir ce cri de l'âme inexprimable, que la terre et les cieux, et les eaux et les arbres ont emprisonnés dans le chaos de la Création, à tout jamais dans toutes leurs fibres, dans tous leurs pores, et que, parmi d'autres miracles, celui de l'Art, libère.
Le regard de Cantor la vit, debout près de l'orgue. Il continua à jouer. Il était parti ailleurs... Courant dans le déferlement des notes et des sons, comme il courait sous les arbres du Nouveau Monde, à la vitesse de l'Indien, comme il se laissait aller au déferlement des vagues dans les grottes des rivages du Maine.
Florimond l'avait vu en songe au sommet des crêtes écumantes et l'appelant : « Viens ! Viens ! Florimond !... Viens faire cela avec moi !... »
Par instants, son regard d'eau claire revenait vers elle. Elle sentait qu'à discerner son visage dans l'ombre, un regain d'exaltation était venu ajouter à son transport.
« Quelle force et quelle virtuosité le possèdent ? »
Elle en était saisie, empoignée, suffoquée, comme par un choc, un coup reçu en pleine poitrine, et qui lui faisait perdre son souffle, alors que l'ampleur des sons, la musique planant, immense et comme énorme et qui semblait venir d'ailleurs, les recouvraient tous deux, les écrasait presque. Mais l'Archange s'envolait. Il planait à son tour au milieu de cette tempête qu'il avait déchaînée et dont il demeurait le maître. Il souriait. Un sourire de lumière, intérieur. La roseur de ses joues, la clarté de ses yeux verts, le reflets d'or de ses boucles irradiaient cette lumière intérieure, comme en un phénomène de transfiguration.
Il la regardait avec l'expression d'un enfant ravi de sa puissance, lui offrant ce qu'il pouvait offrir de plus beau, déjà œuvre de ses mains.
La petite main carrée et vigoureuse de Cantor dans la sienne lorsqu'il trottait à ses côtés dans les rues de Paris... Toujours les mains de ses petits dans les siennes, toujours marcher, courir, les traîner, les entraîner vers la vie...
Tendu vers elle, tandis que les sons du dernier accord s'éloignaient dans un grondement majestueux, il lui offrait son visage rayonnant.
Elle pensa : « Comme il est jeune ! Comme il est innocent ! »
Il semblait attendre quelque chose d'elle, un mot, un geste, mais, en réalité, il ne la voyait encore que dans un rêve. Son âme lentement reprenait pied. Tous les mots seraient pauvres. Elle lui donnait sa présence, cette émotion qui lui serrait la gorge.
Les sons décroissaient, mouraient. On entendit grésiller les torches de résine. Cantor releva ses mains. Lorsqu'il parla, sa voix parut presque grêle après ce tonnerre déferlant.
Une voix grave et douce de jeune homme.
– Vous êtes venue, ma mère...
Elle lui dit que, passant par les rues, elle avait capté les accents de l'orgue et avait su qu'il se trouvait là.
– Vous avez entendu ? Vous avez entendu le passage des esprits infernaux ?
Il reportait son regard sur la partition musicale.
– Il y a là un passage où l'auteur a voulu évoquer les démons rôdant sur la Terre parmi les hommes... En jouant, je ne pouvais m'empêcher d'évoquer l'horrible créature qui avait voulu notre destruction cet été, sur la côte est, le feu des regards de cette femme...
« ... Quel soulagement quand arrivent, au son des trompettes, les phalanges du ciel, s'élançant au secours des humains...
Il murmura après un silence.
– Elle est morte ! Elle est morte !
Angélique s'étonnait à peine de l'entendre répondre à ses pensées. Elle l'interrogea à mi-voix.
– C'est toi, Cantor, qui, le premier l'as trouvée morte ?
– Oui.
– Wolverines t'accompagnait-il ?
– Oui.
Il leva sur elle son tranquille regard vert.
– Mais ce n'est pas lui qui l'a tuée... Ses plaies n'étaient pas fraîches... Un nuage de mouches a jailli de sa face défigurée, alors que je m'approchais...
– Tu ne l'as trouvée qu'à l'aube... Le glouton n'aurait-il pu la tuer durant la nuit, courant sur sa piste après qu'elle s'était enfuie ?
Il fit signe que non.
– En ce cas, il lui aurait détaché la tête du tronc... Sa tête, il aurait fallu la rechercher jusque dans les arbres. C'est dans la coutume des gloutons d'agir ainsi.
Ils chuchotaient car l'écho répercutait le moindre bruit sous les voûtes.
– On ne peut imaginer la force d'un glouton saisi de fureur meurtrière. Il parvient à transporter au sommet d'un érable ou d'un orme, une tête d'élan avec tous ses bois... Et Wolverines haïssait Madame de Maudribourg...
– Serait-ce l'œuvre des loups ?
– Je ne sais...
Cantor rapprocha son visage de celui de sa mère afin de parler plus bas encore.
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