– ... Non... Tu viendras plus tard... à la saison des sucres... Quand la sève de l'érable coule... Tu verras, l'île est toute parfumée.

Elle reprenait ses fourrures jetées sur un banc et recommençait à s'en envelopper. Elle regardait au loin.

– ... Toute parfumée à l'extérieur et un peu acre et violente à l'intérieur comme une belle femme en sa nature... Le parfum, c'est l'encens des sucres que l'on cuit dans les érablières, et le puant, c'est l'odeur des fromages que l'on commence à fabriquer dans les entrailles de l'île. Sous les voûtes des fermes au printemps. Tu viendras ! Je te parlerai. Il faudra que je te dise beaucoup de choses que tu ne sais pas et pour lesquelles, pourtant, tu as été persécutée. Il faudra que tu saches le complot des hommes contre les femmes et tout ce qu'ils ont fait pour leur arracher le pouvoir qu'elles avaient reçu de Dieu : celui de guérir.

« Ah ! Ils en ont brûlé et brûlé des femmes sages et aussi des hommes sages qu'elles avaient initiés à leur science. Ah ! Tu vois, ce n'est pas fini... que de bûchers encore ! Que de bûchers !... Mon Dieu !

Une expression d'intense douleur crispa ses traits.

– Mais ne pense donc pas ! l'adjura la Polak... Ne pense donc pas ainsi et pars vite. Le soleil va disparaître.

Avant de lancer son attelage à travers le Saint-Laurent, Guillemette de Montsarrat se retournait encore vers Angélique.

– Tu me plais. Je vais préparer un « charme » de protection pour toi. Si un danger te menace, je viendrai t'avertir.

Au loin l'île d'Orléans s'enfonçait parmi des nuages lilas et roses s'étageant au-dessus de sa croupe boisée reflétant le soleil qui se couchait derrière les plaines d'Abraham.

*****

La Polak réprouvait la violence de la grande femme de l'île.

« Ce sont ses malheurs qui lui ont tourné la tête. Mais si elle continue à jaser ainsi, ils finiront par la brûler ou la pendre. »

À son avis, Guillemette dénonçait avec trop de hardiesse la malice humaine, ne cherchait pas à rassurer sur son compte.

Elle vivait en son manoir qui dominait la crique de Sainte-Pétronille et d'où elle apercevait au loin Québec, entourée de gens, de bêtes, d'Indiens, d'enfants, rassemblant le voisinage en des fêtes et des beuveries dont on exagérait la licence, fraternellement liée avec l'ardente Éléonore d'Aquitaine, sa voisine.

Ah ! Il s'en passait dans l'île avec cette sorcière pour y régner...

On ne la savait ni veuve ni mariée. Elle choisissait ses amants parmi les beaux jeunes gens, des gars qui auraient pu être ses fils, qui étaient peut-être ses fils après tout...

On en racontait de toutes sortes sur la sorcière et du pis.

En la paroisse de Saint-Marcel, près de Lévis, un jour où l'on s'escrimait à chasser le diable d'une possédée, une fille de seize ans aux cheveux pâles qui par ses maléfices avait causé la perte de la récolte de lin, elle avait surgi brusquement sur le seuil de l'église en faisant claquer son fouet. Et personne dans l'assistance n'avait bronché, sachant qu'elle pouvait très bien s'en servir. Elle avait remonté la nef, avait tendu les bras à la pauvre possédée et lui avait dit avec une douceur étrange :

– Viens ! Viens, mon enfant.

Calmée, l'autre, qui hurlait et se débattait, s'était relevée, avait suivi, ruisselante de l'eau qu'on lui avait jetée et du sang des piqûres d'épingles qu'on lui avait portées pour découvrir les « points du diable ».

Cinq minutes plus tard, le traîneau de la sorcière galopait à travers le Saint-Laurent emmenant la jeune fille.

« Elle est venue reprendre sa proie, la maudite », commentèrent les bonnes gens.

On disait maintenant qu'elle la soignait dans l'île avec des potions calmantes. Mais beaucoup parlaient plutôt de sabbat.

Revenue chez elle, Angélique posa ses mains sur les fleurs séchées, qu'elle triait au fur et à mesure que l'on venait lui demander des remèdes. Elle avait tout fait cependant pour éviter d'être sollicitée.

Plus renseignée que la Polak, elle était moins tentée de taxer Guillemette d'exagération. Car la science des plantes avait conduit des centaines de milliers de femmes au bûcher.

« Tant de folie, pourquoi ? » se dit-elle en refermant doucement le coffre aux médecines. Saint Cosme et saint Damien veillaient. Ils étaient bien la preuve que tout se rejoignait sur Terre, et que même la folie avait sa contrepartie de bon sens.

Devant ses sachets de plantes et de fioles, elle se sentait proche de Joffrey qui, au milieu de ses cornues, avait lui aussi inspiré la méfiance et donné prise à la persécution. C'est pourquoi ils se ressemblaient tous deux et qu'avait pu naître entre eux un merveilleux amour.

Dans le crépuscule glacé, d'un bleu d'eau profonde, les lumières des fermes lointaines, au long de la côte de Beaupré, brillaient comme des yeux de loup.

Un feu parfois tressautait, fleur rouge, au bord d'un rivage ou à l'orée d'un bois.

Une lumière se déplaçait telle une luciole dans l'immensité bleue noyée d'ombre du fleuve gelé et Angélique devina que Guillemette, la sorcière, faisait galoper son traîneau et ses deux cavales favorites. Elle regagnait son repaire, son manoir plein de vie, hors des lois communes.

Angélique sut qu'un jour elle aimerait s'asseoir en la grande salle du manoir de Guillemette de Montsarrat-Béhars, et celle-ci lui dirait son secret.

Elle irait la visiter en l'île d'Orléans lorsque viendrait la saison qui précède le printemps et qu'on appelait au Canada « le temps des sucres ».

Chapitre 49


Angélique avait cherché différents prétextes pour revoir la Mère Madeleine comme celle-ci l'en avait priée.

Un peu après l’Épiphanie, elle lui apporta à dorer deux chandeliers de bois à motifs religieux qu'elle avait fait tourner par M. Le Basseur avec l'intention de les offrir à la Polak pour son oratoire.

Mère Madeleine qui était chef des ateliers prit personnellement sa commande en main.

L'application et le plaisir évident avec lesquels les religieuses se livraient à leurs travaux apportaient à Angélique un bain de sérénité. Lorsqu'elle venait et s'asseyait dans leur atelier pour visiter la Mère Madeleine, elle avait peine à se souvenir qu'une sombre histoire démoniaque avait présidé à leur rencontre.

Deux autres ursulines et leurs apprenties travaillaient dans l'atelier, chacune absorbée par sa besogne précise. L'on pouvait échanger quelques mots.

À brûle-pourpoint, Angélique posa à Mère Madeleine la question qui la préoccupait depuis longtemps.

– Dites-moi, ma Mère, quel visage avait l'Archange ?

La religieuse lui jeta un rapide regard de côté, mais ne fit pas mine de ne pas comprendre.

Après avoir manié encore avec énergie son chiffon de laine, Mère Madeleine le reposa près d'elle. D'un geste du poignet à défaut de ses doigts tachetés de mille produits, elle écarta sur son front une mèche qui s'était échappée de sa coiffe.

– Il vous ressemblait, dit-elle enfin. Oui, c'est ainsi que je le vois... surtout depuis que je vous connais. Ce n'était auparavant qu'une silhouette de lumière, à l'épée flamboyante. Très jeune, mais très fière silhouette. Très pure mais très... implacable aussi... L'Archange vengeur. Il avait les yeux clairs comme les vôtres, Madame, et dans ses traits quelque chose de votre beauté... Mais ce n'était pas vous... Aucune confusion possible... Ce n'était même pas un reflet de vous... Puis-je dire que cet aspect viril que l'on prête aux anges qui sont chargés de garder le Trône de Dieu transparaissait en toute sa personne, bien que sa jeunesse le parât d'une grâce féminine ? Il avait de longs cheveux bouclés... dorés... Il était... merveilleux, soupira-t-elle. C'était un Archange, conclut-elle avec son joli sourire désarmant.

– Et le monstre ? Cet animal velu qui s'est jeté sur la Démone pour la dépecer de ses dents aiguës, de ses griffes ?

– Je le vois aussi, affirma-t-elle en frissonnant. C'était une bête effrayante... Ses prunelles brillaient d'un feu féroce. Ses dents aux canines aiguës de vampire se découvraient dans un rictus cruel... Ses griffes me parurent aiguisées comme autant de poignards effilés...

Elle jeta de nouveau vers Angélique un regard scrutateur, puis un demi-sourire releva les coins de sa bouche, tandis qu'un éclair malicieux faisait étinceler les verres de ses lunettes.

– Pourquoi me posez-vous toutes ces questions, chère dame ? Qu'espérez-vous apprendre encore de ma piteuse clairvoyance ? Quel sera l'Archange qui se dressera un jour et intimera à la bête immonde de détruire la Démone ? En vérité, peut-être le savez-vous déjà mieux que moi ?

– Oui... Peut-être... en effet, murmura Angélique.

La vision de Cantor et de son glouton s'imposait à elle, sauf que le cher Wolverines n'était pas une « bête immonde », loin de là...

Puis, tout à coup, elle se sentit blêmir. Pourquoi la Mère Madeleine avait-elle parlé au futur ? « L'Archange qui se dressera... »

– Mais... Mais elle est morte !... s'écria-t-elle.

Les travailleuses qui s'activaient dans un silence feutré relevèrent la tête et regardèrent dans leur direction. Angélique se contraignit au calme.

– Pourquoi vous exprimez-vous ainsi ? demanda-t-elle tout bas à la Mère Madeleine. Vous parlez comme si ces événements étaient encore à venir ? Or, ce n'est pas vrai ! L'Archange a déjà frappé ! La bête a déjà tué ! Pourquoi vous exprimez-vous comme si la Démone rôdait encore sur cette Terre et n'avait pas terminé parmi nous sa mission infernale ?

– Je... je ne sais pas, balbutia la petite ursuline d'un air malheureux.

La visible émotion d'Angélique la déconcertait.