« Ce qui m'est dû réussira », pensa-t-elle pour se défendre d'un sentiment de déception. « Mais peut-être échouera ce que l'on imagine que j'attends... »

Il valait mieux ne pas savoir... ou au contraire... il valait mieux savoir afin de ne pas se bercer d'illusions.

Le bras de la Polak entourait les épaules de son amie de la Cour des Miracles.

– Pourquoi lui dis-tu de mauvais présages, Guillemette ? lui reprocha-t-elle.

– Ce ne sont pas de mauvais présages, riposta Guillemette de Montsarrat.

Mais elle paraissait décontenancée.

– Et pourtant, tu es une triomphante ! fit-elle brusquement.

– Oui, acquiesça Angélique, je suis une triomphante.

Guillemette paraissait surprise et choquée de ce qu'elle découvrait dans cette main ouverte devant elle, comme si Angélique, qu'elle n'avait jamais vue, l'avait sciemment trompée sur elle-même.

– Ah ! Tu es exigeante avec tes amis, soupira-t-elle, tu es dominatrice.

Angélique ne disait rien.

Il y avait du vrai et du faux dans les paroles de Guillemette. Celle-ci avait perçu quelque chose en elle, mais ne pouvait pas l'interpréter. Elle eut un geste d'agacement.

– Les mots n'ont pas le même sens lorsqu'il s'agit de toi. Tu es exigeante, c'est vrai, mais sans rien exiger. Tu es dominatrice, mais parce que les autres se mettent sous ta domination. C'est parce que tes amants ne peuvent pas t'oublier que tu les oppresses...

– Ainsi, tu ne me tiens pas pour responsable de leurs malheurs ? demanda Angélique en riant.

– Non... Mais tu ne fais rien pour leur éviter de tomber dans tes pièges... Et, après tout, tu as raison...

Elle cligna de l'œil d'un air entendu. Lorsqu'elle redevenait gaie, on devinait sa générosité profonde.

– Pardonne-moi, dit-elle. Je t'ai inquiétée.

– Ce n'est pas grave.

– En effet, ce n'est pas grave... Tu es très forte. Tu triompheras.

Mais elle ne paraissait pas heureuse et fumait avec humeur. Elle jeta un regard soupçonneux sur les deux femmes en face d'elle.

– Qu'est-ce qu'il y a entre vous ? Ça ne te va guère, Janine de faire amitié avec une grande dame. Qu'est-ce donc qui vous lie ?

– Ceci, dit la Polak en croisant les doigts d'une certaine façon.

– La matterie !

Derrière la sorcière, un garçon à l'air chafouin et moqueur croisait lui aussi les doigts en signe de reconnaissance,

– C'est le commis de Monsieur Basile, chuchota La Polak à l'oreille d'Angélique, il est de chez nous...

« Chez nous », c'était, pour Janine Gonfarel, la Cour des Miracles de Paris. Paul-le-Follet eut, en effet, un tour de main bien de « chez nous » pour faire glisser dans celle de la sorcière une bourse alourdie de quelques écus en échange d'un petit sac de toile qu'elle tira de sa ceinture.

Au cours de l'après-midi, un certain nombre de personnes s'approchèrent du coin où devisaient les trois femmes. À chacun la sorcière remettait un petit paquet qu'elle accompagnait de quelques recommandations.

L'homme qu'on surnommait le « Bougre Rouge », parce qu'on le disait lui aussi devin et sorcier, se montra mais n'approcha pas. Il craignait Angélique. Elle le soupçonnait d'avoir jeté une pierre à son chat, le jour de l'arrivée. C'est lui, disait-on, qui avait vu passer dans les airs les canots en feu de la « chasse-galerie » alors que la flotte du comte de Peyrac approchait de Québec. Depuis, ses dons de voyance s'étaient accentués. On le consultait beaucoup, et ses clients se hissaient, au péril de leur vie, jusqu'à sa masure qui était perchée par-dessus quelques autres au flanc de la falaise, sous le fort. D'escaliers en échelles on parvenait dans son antre à demi enseveli sous de longs stalactites de glace. Il vivait là avec son Indien eskimo et environné de livres et de grimoires pour lesquels la sorcière Guillemette avait aussi le plus profond respect.

– D'où les a-t-il sortis ces livres ? Il n'a pu les faire surgir de terre que par la grâce de Satan... ou les voler.

– Il a le Grand Albert et le Petit Albert.

– Et une copie du Livre de Toth.

– Ce qui est étonnant, c'est qu'avec de tels livres, le quartier n'a pas encore flambé, disait la Polak en regardant avec révérence vers les hauteurs caparaçonnées de glace où gîtait le sorcier. S'il savait cela, le procureur Tardieu ferait jeter à bas toutes les maisons. Il a déjà interdit que l'on construise sous la falaise à cause des éboulements.

Elles burent de l'eau-de-vie, ce qui les faisait parler légèrement de choses graves.

– « Ils » nous tueront toutes ! Ils nous tueront toutes ! disait Guillemette.

De qui parlait-elle ?

– Va ! Parle ! Dis ce qui te tourmente, la pria la Polak avec solennité. Après, on pourra deviser de meilleur cœur...

Mais la femme restait immobile, la tête un peu inclinée, comme enfermée en elle-même avec une vision déchirante. Enfin, elle s'ébroua, se remit à fumer. Et Angélique éprouvait sans savoir pourquoi de la pitié et du remords.

La sorcière se passa encore la main dans sa tignasse blanche. D'un geste inconscient, elle arrangeait des mèches sur son front, en frange, au bord de ses yeux bleus, d'un azur déconcertant.

– Bast ! fit-elle, ce qui se passait en Place de Grève, dans votre Paris, ce n'était rien... Mais dans les bourgs, les campagnes, ce fut pis...

– Pis ! Faudrait voir ! protesta Janine Gonfarel atteinte dans son attachement à la capitale du Royaume de France.

Elle tenait à ce que Paris fût excessif en tout, en bien comme en mal.

À mots couverts, à petites phrases qu'elle avait longuement retournées dans sa tête, elle évoquait la croisade de terreur, acharnée, depuis trois cents ans, à éliminer de la société les cueilleuses de « simples », dangereuses de posséder une science qu'on ne leur avait pas enseignée et que l’Église ne les avait pas encouragées à acquérir3...

– Ma mère était femme sage dans un gros bourg des marches de Lorraine, raconta-t-elle... Elle visitait aussi les campagnes... « Ils » l'ont conduite au bûcher. Et tandis que le feu craquait et la consumait, « ils » me tiraient les cheveux pour m'obliger à relever la tête et me criaient aux oreilles :

– Regarde ! Regarde ta mère qui brûle, petite sorcière !

Elle porta son gobelet d'étain à sa bouche, but et parut revenue à elle.

– ... Tu comprends, reprit-elle, « ils » ne voulaient rien nous laisser, même pas ce pouvoir-là. « Ils » ne peuvent supporter que nous soyons plus fortes qu'« eux ».

– Qui ça « ils » ? demanda Angélique.

– Les hommes !

Guillemette jeta le mot avec hargne. Comment pouvaient-ils supporter que les femmes, des femmes ignorantes, qui n'étaient pas passées par leurs universités et leurs examens de théologie, possédassent un tel pouvoir sur la vie et la mort, sur l'amour et la naissance ? Un pouvoir trop grand pour qu'on ne cherchât pas à le leur arracher.

– C'est pourquoi on les a brûlées et brûlées sans cesse, les sorcières, même et surtout celles qui faisaient le bien, qui guérissaient, qui soulageaient, mais qui osaient le faire « en dehors » de la puissance des hommes et de l’Église.

Derrière sa hargne, on sentait une douleur inhumaine et rongeante qui la ramenait sans cesse à vilipender contre ce mal devenu familier à force d'être commun : les bûchers des sorcières.

Pour elle, toutes étaient victimes.

– Mais il y a des sorcières qui empoisonnent, dit Angélique qui pensait à la Voisin.

– Certainement. On ne nous a laissé que le poison. On nous a interdit la bienfaisance. Sais-tu ce qu'il y a écrit dans le Livre des Inquisiteurs ?

Elle récita en appuyant sur les mots :

– « ... Nous devons rappeler que par sorcières nous n'entendons pas seulement celles qui tourmentent et tuent, mais bien tout devin, charmeur, jongleur et magicien, communément appelés hommes et femmes sages... ceux, celles que l'on considère comme bons et bonnes sorcières, qui ne font aucun mal... » Entends-tu, qui ne font aucun mal ! « ... qui ne souillent ni ne détruisent, mais qui sauvent et délivrent du mal... Il vaudrait mieux pour nous tous que la terre soit débarrassée de toutes ces sorcières et particulièrement de celles qui sont bienfaisantes... »

– On laisse pourtant nos religieuses soigner les malades...

– Parce qu'elles sont religieuses et sous l'égide de médecins imbéciles, plus ignares qu'elles, mais qui se sont adjugé le pouvoir.

– Calme-toi, dit la Polak, sinon tu vas finir par y avoir droit à tes trois cents fagots.

Le tuyau de sa pipe coincé entre ses dents, elle soufflait la fumée à petits jets, du coin des lèvres. Elle poursuivait rêveusement :

– Où était le-mal ?... dis-le-moi ? Les femmes ont toujours été des guérisseuses... Parce qu'elles ont le sens de la terre, des secrets et des mystères de la terre. Parce qu'elles donnent la vie. Elles ont souci de préserver ce corps, elles sentent en lui autre chose qu'un gibier pour la mort et l'enfer... Pas comme « eux ». Ils laissent périr les pauvres gens dans leur douleur. « Vous irez au ciel », disent-ils... Ils ne veulent pas qu'on leur échappe... Les femmes guérissent, soignent, soulagent... C'est pourquoi ils ont juré notre perte...

Son regard tombait sur les mains d'Angélique.

– ... Toi aussi, tu as des mains de guérisseuse... Mais tu es plus rusée et plus habile que moi... Tu leur échapperas...

Elle se leva et fit quelques pas à travers la salle. Elle se retourna brusquement. Son visage s'était adouci et ses yeux bleus à nouveau brillaient, gais et allègres.

– ... Viendras-tu avec moi dans l'île, ma belle petite ?

La lueur pourprée du ciel se glissait par la fenêtre et l'illuminait.