Les supplications n'auraient pas suffi à décider Angélique si les immenses yeux dévorants du petit singe ne l'eussent bouleversée. Lorsqu'elle le souleva, plus impondérable qu'un rameau privé de sève, il lui jeta autour du cou ses longs bras minces et noirs tandis qu'il se blottissait contre sa poitrine, en tremblant violemment. Il lui rappela le singe Piccolo de la Cour des Miracles qui était venu l'appeler au secours le soir où une bande de grands seigneurs avait assassiné le rôtisseur Maître Bourjus, patron de l'Auberge du Masque Rouge1.

La respiration du petit animal était sifflante. Il brûlait de fièvre.

– En effet, le froid est excessif pour lui en ce pays, dit-elle, c'était légèreté que de l'amener.

– N'avais-je pas abandonné assez de ma vie derrière moi, dans cet exil ? s'écria Mme de Campvert qui se mit à pleurer. Il ne me restait que mon petit compagnon.

Malgré le feu ronflant que Mme de Campvert ne cessait d'entretenir dans sa maison, l'entreprise d'arracher à la mort le pauvre animal paraissait vouée à l'échec.

Pourtant elle le guérit. Après être venue à bout de la congestion qui l'empêchait de respirer, elle l'avait gavé d'une huile extraite du foie de morues fraîches dont elle avait rapporté plusieurs vessies d'orignal pleines, de son séjour sur la côte est. Les marins bretons en faisaient commerce, empilaient les foies de morues dans des caillebotis d'où s'écoulait l'huile fondant au soleil. Ils lui en avaient vanté la vertu précieuse, pour se défendre des maux de l'hiver. L'odeur en était fâcheuse mais les résultats surprenants, tels que Mme de Campvert la trouvait la plus exquise du monde.

À partir de là, on ne cessa d'appeler Angélique dans les cas désespérés, parfois avant le prêtre, ce qui fit froncer les sourcils aux ecclésiastiques.

Comment aurait-elle pu se dérober, lorsqu'elle avait vu accourir, grise d'inquiétude, la nourrice antillaise Perrine et qu'elle apprenait que la petite Ermeline, sa miraculée, avait été s'engloutir dans une congère de neige poudreuse au cours d'une de ses fugues.

Jusque-là les Anges Gardiens avaient fait ce qu'ils avaient pu. On ne pouvait en disconvenir car c'était certainement par leur diligence et leur ingéniosité qui faisaient flèche de tout bois, même du plus pourri, lorsqu'il s'agissait de remplir leur mission, qu'un passant, ivre à tomber, était venu s'écrouler dans ce coin et avait discerné, malgré le brouillard qui troublait sa vue, un petit soulier de tripe blanche émergeant de la vague immobile d'un amas de neige fraîchement tombée. Ce qui avait eu pour effet de la dégriser et de le précipiter au secours de l'enfant. Elle respirait encore. On l'avait ranimée. Mais, malgré les soins énergiques, la maladie s'était déclarée, et l'on sentait bien, cette fois, que les Anges Gardiens déclaraient forfait. Seule Mme de Peyrac pouvait encore sauver la frêle enfant. Seule, elle pouvait intervenir, écarter l'ombre sinistre de la camarade qui rôdait près de l'oiseau rieur, du petit bébé gourmand. Gémissante, la négresse suppliait et se tordait les mains.

Angélique la suivit à la grande maison des Mercouville. Assise près du berceau, la petit main d'Ermeline blottie dans la sienne, avec en face d'elle la négresse marmottant d'obscures incantations africaines et, sur son perchoir, à deux pas, le perroquet silencieux, dansant d'une patte sur l'autre, en roulant des yeux désemparés de père au chevet de sa femme en couches. Angélique lutta plusieurs jours.

Elle retrouvait sa place, celle qui lui été dévolue par surcroît. Cela datait de l'enfance, quand les paysans, de leurs grabats dans les masures enfumées, suppliaient qu'on la fît venir, la petite fée du château.

Elle aimait bien se trouver là, elle aimait sentir le bienfait qui, venant d'elle, apportait secours, apaisait les traits crispés par la douleur et le soulagement qu'elle pouvait lire dans les yeux d'un être, enfant ou adulte.

La petit fille retrouva son sourire, sa gourmandise. Elle était moins enthousiaste pour l'huile de foie de morue que pour les pastilles de menthe mais les unes faisaient passer l'autre.

*****

La Polak était acoquinée avec une femme de l'île d'Orléans qui faisait de la magie. Elle avait initiée par elle à la lecture du Grand et du Petit Albert. C'était aussi une guérisseuse. Un après-midi de février, la Polak fit mander Angélique en la Basse-Ville.

– Elle va venir, lui confia-t-elle, et elle veut te voir. C'est rare qu'elle se hasarde sur le « continent ». Il faut vraiment qu'elle soit curieuse de te rencontrer.

– L'hébergeras-tu pour la nuit ?

– Non. Elle ne reste jamais la nuit.

– Pourquoi ?

– Elle a peur.

La sorcière arrivait par les chemins balisés du Saint-Laurent.

Elle s'annonça dès le lointain par une aura lumineuse de poudre de neige projetée et l'haleine condensée de ses chevaux nimbant son équipage. Plus elle se rapprochait et plus parvenaient aux oreilles les cris qu'elle poussait : « Yé-hé-i ! » et les claquements de son long fouet, encourageant son attelage lancé au grand galop.

Ce jour-là, tout était blanc et bleu, comme ciselé par le froid. Chaque son renvoyait de multiples échos.

La foule de la place, qui baguenaudait d'une boutique à l'autre, se rapprocha de la rive d'un mouvement insensible.

Lorsque le traîneau surgit entre les coques de barques et de navires pris dans les glaces qui encombraient l'anse du Cul-de-Sac, les gens s'écartèrent et les deux chevaux, attelés en flèche, bondirent et passèrent d'un seul élan du fleuve à la rive dans un bruit de sabots martelant et dérapant sur la glace et de grincements des patins du traîneau mordant la neige. Ils firent halte devant l'auberge du Navire de France sur le seuil de laquelle se tenaient Angélique et la Polak.

Une dernière fois, la longue mèche du fouet claqua comme une salve de mousquet. Plusieurs hommes et jeunes gens s'étaient précipités afin de retenir aux naseaux les chevaux qui haletaient, les yeux exorbités, enveloppés de vapeur. On les calmait, on jetait sur leurs échines en sueur des couvertures.

Une grande femme, debout, à l'avant du traîneau, lança les rênes à un garçon et sauta à terre.

Elle marcha vers l'auberge à grands pas d'homme, toujours son fouet en main et commençant d'enlever les écharpes de fourrure dont elle s'enveloppait.

– Viens par là, lui dit la Polak. Nous allons nous asseoir dans un coin de la galerie. De là, tu pourras voir ton île et de l'autre côté, la place, des fois que s'amènerait la maréchaussée.

Les trois femmes traversèrent la grande salle, entre les tables des buveurs et des joueurs qui se turent, mais aucun ne leva les yeux sur la sorcière.

Dans le coin isolé où elles s'installèrent, la femme acheva de se dépouiller de ses châles et étoles de laine tissée et de fourrure.

Elle arracha son bonnet et passa dans ses cheveux courts et très blancs, ses longs doigts effilés.

Parce qu'on avait annoncé une sorcière, Angélique se l'était imaginée bossue, rabougrie, sale et édentée, à l'image de la Mélusine des forêts de son enfance.

La femme qu'elle avait devant elle était âgée, certes, mais droite et grande avec une denture admirable. Sa peau parcheminée était à peine ridée. Elle avait d'extraordinaires yeux bleus, très clairs et rieurs, et elle était vêtue confortablement et avec recherche. Sa deuxième jupe de drap de laine marron gansée de noir se relevait à demi sur des bottes du pays, mi-cavalières, mi-sauvages, fourrées, brodées d'ornements à l'indienne, mais façonnées dans un cuir fin. Elle rappela à Angélique Mistress Williams, cette vieille dame de la Nouvelle-Angleterre, qu'une flèche abénakise avait tuée devant elle2 et qui, vers la fin de son existence, s'accordait le luxe de belles coiffes de dentelle.

Pour la sorcière de l'île d'Orléans, son luxe c'étaient ses vêtements, ses bottes, son fouet. Sa coiffure la préoccupait moins mais cette auréole de cheveux blancs ébouriffés lui allait très bien. Elle se présenta sans ambages.

– Je suis Guillemette de Montsarrat-Béhars, seigneuresse du fief de La Givanderie en l'île d'Orléans.

Elle s'appuyait des deux coudes sur la table et la Polak s'empressait de mettre devant elle un gobelet et un cruchon d'eau-de-vie.

– Alors, où en est-on dans cette ville de fourbes ? demanda Guillemette.

Elle prit sa pipe à sa ceinture et commença de la bourrer de tabac qu'elle puisait dans une blague en vessie d'orignal.

Elle examinait Angélique assise en face d'elle. Il y avait dans ses yeux une lueur douce de bienveillance et d'intérêt. Après quelques bouffées tirées en silence, elle glissa sa main ouverte en travers de la table. D'un geste du menton, elle intimait à Angélique de lui livrer sa main droite afin qu'elle pût lire son destin dans les lignes de sa paume. Angélique s'exécuta.

Guillemette se pencha mais, aussitôt, elle parut contrariée. Elle abandonna sa pipe pour chercher dans les poches de ses vastes jupes une paire de bésicles qu'elle mit sur son nez afin d'examiner de plus près le dessin de la main offerte.

– Mais ça ne va pas du tout ! s'exclama-t-elle. Ça ne réussira pas.

– Quoi donc ?

– Ce que tu souhaites.

– Mais que sais-tu de ce que je souhaite ? s'écria Angélique.

Le savait-elle elle-même ?

– En tout cas, cela ne réussira pas, répéta la sorcière d'un air déçu.

– Qu'importe, puisque tu ignores de quoi il s'agit.

Angélique se demandait si ce qu'elle souhaitait secrètement ce n'était pas retourner en France et de revoir Versailles, et elle éprouva un curieux pincement au cœur.

Dans le fond, elle comprenait ce que voulait dire Guillemette. Cela la décevait et la rassurait à la fois, comme si la sorcière de ses longs doigts patriciens avait effleuré en elle des vérités qu'elle ne s'avouait pas.