Cette lettre au Roi était partie depuis novembre et l'on ne voyait vraiment pas comment on pourrait la rattraper et en rectifier les propos avant la fonte des glaces et le retour des navires. Et peut-être Louis XIV apprendrait bientôt qu'il ne s'était pas trompé dans son intuition, par Desgrez qui, lui, aurait reçu sa lettre à elle, envoyée aussi de Tadoussac par le Maribelle. En lui écrivant, elle avait voulu mettre entre les mains du policier une arme qu'elle savait qu'il utiliserait au mieux.
Elle l'imaginait assez bien se présentant à Versailles, s'inclinant très respectueux, et disant d'une voix neutre : « Sire, c'en est fait. Nous avons retrouvé la trace de Madame du Plessis-Bellière... Elle est au Canada... »
Afin de s'absoudre personnellement de garder un silence qui se révélerait un jour coupable envers un ami, somme toute dévoué, Angélique sourit à Nicolas de Bardagne avec une grande gentillesse. Les sourires d'Angélique, même les plus indifférents, avaient toujours le don de combler d'aise ceux qui les recevaient. Quand elle y mettait de l'intention, il était difficile au bénéficiaire de ne pas céder à un sentiment d'euphorie qui pouvait se prolonger plusieurs heures, voire toute une journée et plus, accompagné parfois des rêves les plus fous.
Bardagne était sans défense devant un don si spontané. Rien ne lui parut plus merveilleux, plus enivrant que ce visage de femme d'une beauté harmonieuse et touchante, émergeant devant lui comme un songe, nimbé d'un halo vacillant par la clarté des lampes à huile perçant tant bien que mal le brouillard dense de la salle surchauffée.
Dans cette auberge du bord du fleuve, le silence opaque du Saint-Laurent était perçu de façon plus tangible encore que dans la Haute-Ville.
À quelques pas au-dehors, la rive basse caparaçonnée de glaces se soudait à la plaine neigeuse, noyée d'obscurité. Par ce silence écrasant on éprouvait la féroce étreinte du froid subjuguant terres et eaux et dont la tenaille glacée mordait le Roc. Il en résultait, pour l'instant suspendue, une qualité de solitude plus parfaite et plus indomptable qu'en tout autre lieu du monde.
À la pensée qu'il s'y trouvait enclos et que le rêve de sa vie, depuis La Rochelle, se tenait devant lui, une vague de bonheur submergea le comte de Bardagne. Il tendit le bras à travers la table et posa sa main sur celle d'Angélique, main qui lui parut dans la sienne d'une petitesse et d'une fragilité surprenantes. Il s'aperçut qu'il ne s'était jamais avisé de la joliesse des doigts d'Angélique et cet oubli l'effraya, de sa part, comme une aberration. Il ne la connaissait donc point en tout, lui qui ne cessait de la détailler des yeux avec avidité ? Que de choses n'avait-il pas encore à découvrir en elle : ses pieds, ses genoux, la pointe de ses seins, son sexe mystérieux, adorable...
Son trouble le fit trembler.
Il murmura :
– Je suis heureux.
*****
Le duc de Vivonne prenait ombrage de l'empressement de Bardagne. Il voyait rarement Angélique.
Il buvait. Il s'ennuyait. Âcrement, il se faisait la réflexion que la société de M. et Mme de Peyrac était très recherchée alors qu'on le boudait lui, homme de cour brillant, et qui n'avait jamais connu que des succès dans le monde. Il avait quelques aventures avec ces femmes de fonctionnaires qui s'ennuient et qui s'imaginent qu'en menant une vie un peu canaille elles persuaderont les gens qu'elles ont vécu à la Cour.
Il se disait qu'il ne l'obtiendrait jamais. Il réalisa que lui la voyait. Elle était là et jamais elle ne lui avait paru aussi inaccessible.
Elle était inaccessible car elle pensait à autre chose et c'était cela qui le rendait fou. Parce qu'on ne savait pas QUI elle était, parce qu'on ne savait pas comment la retenir, la séduire. C'était un mystère odieux.
Et le Roi s'y était brisé le cœur comme un vulgaire manant.
Il lui fallait souligner devant Sainte-Edme et Bessart le moindre détail qui lui permettait de l'évoquer.
– N'avez-vous point remarqué le manège du Roi quand il se promène en ses jardins. Il s'arrête parfois au sommet du bassin de Latone. Et ma sœur est furieuse car elle sait qu'il pense à ELLE...
Vivonne s'interrompait, frappé par les sinistres figures de ses compagnons. Il se détournait, furieux. C'était donner des perles aux pourceaux que de parler devant ces faces de Carême !
Les autres échangeaient un regard entendu. On avait le temps devant soi mais il faudrait veiller dès maintenant à ce que le crédit d'une rivale aussi redoutable pour Mme de Montespan ne fût pas alimenté.
Il serait désastreux qu'elle pût revenir à la Cour et même en France. Il ne fallait pas qu'elle eût jamais l'occasion de revoir ce Desgrez, l'âme damnée de ce La Reynie, lieutenant de police du Royaume. Ils discutaient de La Reynie. Un honnête homme, très habile, et qui change tout le système. Il a mis partout des lumières dans les rues. Dispersée la Cour des miracles, renfermés les pauvres. Le Roi veut le crime châtié. Paris et Versailles vont devenir très ennuyeux.
En parlant, ils excitaient Martin d'Argenteuil, lui rappelant que Mme de Peyrac avait été l'amante du policier François Desgrez, qui avait si vilainement trahi Mme de Brinvilliers et l'avait conduite à l'échafaud, si bien, que dans son cerveau fumeux le maître paumier n'était pas loin de l'accuser d'avoir dénoncé la marquise et d'être responsable de leurs ennuis présents qui avaient contraint M. de Vivonne à prendre le large, ce qui, à quelques mois près, aurait pu être la vérité.
Avec cette prescience aiguisée des êtres sur le bord de la démence, Martin d'Argenteuil disait qu'il sentait l'ombre du policier derrière Angélique et si elle l'avait su elle n'aurait pas manqué d'être impressionnée car elle pensait souvent à Desgrez. Quel usage ferait-il des renseignements qu'elle lui avait donnés ? Parlerait-il pour eux ?
Le comte de Saint-Edme, malgré ses forces de magicien, se reprochait de ne pouvoir jamais prononcer le nom de Mme de Peyrac. Martin d'Argenteuil, dans ses mauvais jours, se souvenait que le Bougre Rouge l'avait vue à bord d'un des canots de la chasse-galerie et cela ne lui signifiait rien de bon.
Les gants rouges de Martin d'Argenteuil et ses mains qu'il ouvrait et refermait avec une vaniteuse satisfaction pour faire jouer ses muscles inspiraient aussi la méfiance. Une adolescente de douze ans ayant été trouvée étranglée et violée dans la Basse-Ville, on en accusa spontanément « l'homme aux gants rouges ». La fille appartenait à ce fonds de « pauvres » et de miséreux qui peuplait le quartier Sous-le-Fort, anonymes, composés d'immigrants mal lotis, de malchanceux, de paresseux. La mère était soupçonnée de hanter pour galanterie les appartements cachés du Navire de France. Les bruits qui accusaient Martin d'Argenteuil du crime ne circulèrent que « sous le manteau ».
Martin d'Argenteuil, avec quelques jeunes gens, avait organisé un jeu de paume dans un vieil entrepôt de la Basse-Ville. On y allait comme au spectacle car c'était merveille de le voir jouer avec ses mains gantées de rouge, la paume musclée ouverte pour recevoir le choc de la pelote de cuir, fusant comme un boulet et qu'il relançait aussitôt avec un mouvement du poignet et du bras d'une vigueur impressionnante.
– Je n'aimerais pas être lapidée par vous, dit Mme Le Bachoys avec un frisson.
– Vous n'avez rien à craindre, chère Madame, répondit-il avec ce mélange de flagornerie et de goujaterie qui venait de sa bêtise, vous n'êtes pas la femme adultère.
Mme Le Bachoys fut la seule à beaucoup rire de la réplique qu'il s'imaginait galante.
On le trouva idiot et maladroit. Il n'était au courant de rien.
Chapitre 47
Un matin, l'un des mousses du Gouldsboro arriva essoufflé du manoir de Montigny pour avertir Mme de Peyrac que « Ventre-Ouvert » c'est-à-dire Aristide Beau-marchand, saisi de terribles douleurs d'entrailles, avait été transporté d'urgence à l'Hôtel-Dieu.
Angélique ne prit que le temps de jeter son manteau sur ses épaules et de chausser ses bottes pour courir vers le couvent des sœurs hospitalières où elle se trouva à pénétrer pour la première fois, bien qu'elle ait pu détailler souvent de ses fenêtres la haute et vaste bâtisse édifiée à mi-pente de la côte Sainte-Geneviève.
Angélique, après avoir été dirigée vers la salle des hommes où, ayant cherché en vain son Aristide, elle avait commencé à craindre qu'il ne fût déjà mort, le découvrit dans la salle réservée aux officiers ou personnes de « qualité » où il s'était fait admettre dès son arrivée en se recommandant de ses hautes relations avec M. et Mme de Peyrac. Ce qui prouvait qu'il n'était tout de même pas dans un état désespéré quand on l'avait amené.
Les lits de cette salle étaient garnis de courtines de serge verte que l'on relevait des deux côtés pendant la journée et elle aperçut la tête du malingre pirate aux yeux chassieux et aux cheveux gras aussi emmêlés qu'une pelote de ficelle, émergeant d'un drap tiré bien blanc et reposant sur un coussin de crin, également enveloppé de toile blanche. Assise à son chevet, une petite sœur, jolie comme un cœur, lui faisait patiemment avaler à la cuillère un bol de bouillon.
– Il s'est empoisonné, l'avertit la petite religieuse.
Ayant fait ingurgiter à son patient une dernière cuillerée de bouillon, elle se leva afin de céder sa place à Angélique. Elle se nommait, dit-elle, Mère Françoise Marcot de Charles Borromée.
Les religieuses en Canada étaient souvent désignées par leur nom de famille suivi de leur patronyme en religion.
Sévèrement interrogé par Angélique, Aristide se laissa arracher sa confession. C'était à cause du « lessi de bois », expliqua-t-il, dont lui avaient parlé Eloi Macollet et Nicolas Heurtebise quand il avait été question pour lui de fabriquer une « bonne boisson » à porter aux sauvages pour la traite et dont l'adjuvant de quelques gouttes au plus minable alcool allongé d'eau transformait celui-ci en une eau-de-feu à faire bondir jusqu'aux étoiles tous les jongleurs sagamores et guerriers des forêts américaines, depuis les Papanichois du Nord jusqu'aux Illinois du Midi.
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