Mme de Castel-Morgeat parlait dans un rêve ramenée a ces jours anciens de bonheur dont le souvenir avait alimenté les songeries de son existence morne.
Elle-même, Angélique, ne se sentit pas en état de l'interrompre. Elle recommença d'avoir très mal à la tête et éprouva de la peine à rassembler trois pensées cohérentes.
– Quel coup de tonnerre dans un ciel si bleu, reprit son interlocutrice, lorsqu'on apprit que le Magicien qui ne comptait plus ses succès féminins avait décidé de se marier. Lui ! Lui ! Lui qui ne redoutait pas de laisser entendre qu'il appartenait à toutes et que toutes lui appartenaient. On parla au début d'une alliance avec une famille de haut lignage et d'une très jeune fille, et je me persuadais qu'il s'agissait de moi car je savais qu'il m'avait remarquée et me considérait avec intérêt. Je me taisais devant ma tante qui, vous le devinez, était dans une inquiétude mortelle. Il ne s'était pas préoccupé de lui donner les raisons de son geste. Elle craignait de voir la fin de son règne. Pour ma part, je vécus quelques jours de folle espérance. Puis le couperet tomba. Ce fut la certitude qu'il s'agissait d'une étrangère. Elle venait du Poitou. Il ne l'avait même pas choisie parmi les jeunes filles de sa province... Et nous allâmes en cortège au-devant de vous...
Angélique regardait Kouassi-Bâ debout devant elle avec son turban à aigrettes et son costume oriental. Il lui présentait une tasse de café sur un plateau d'argent.
À sa vue troublée, il était le même que le grand esclave qu'elle avait connu pour la première fois à Toulouse, et que les paroles de Sabine venaient d'évoquer.
– ... Vous pouvez sourire, fit remarquer Sabine, amère, que de cœurs ont perdu tout espoir en vous apercevant... Pour ma part, j'ai tout de suite compris qu'il allait se passionner pour vous. Vous étiez si jolie... Si jolie ! Et, en effet, tout a changé à partir de votre arrivée... J'assistais aux colères impuissantes de ma tante dépossédée. Elle était folle de rage... Si elle-même avait perdu ses chances, alors que pouvais-je espérer, moi ?... Qu'il vous ait épousée, ce n'était rien. Mais il apparut bientôt aux yeux de tous qu'il s'était mis à vous aimer...
Elle baissa la tête d'un air accablé.
Kouassi-Bâ était revenu vers elles avec un petit trépied de bois de fer chinois sur lequel il vint déposer à nouveau son plateau et sa cafetière de Damas, accompagnés cette fois d'une seconde tasse pour Mme de Castel-Morgeat. Mais celle-ci repoussa l'offre.
– Non ! Cela me rappellerait de trop cruels et délicieux souvenirs.
Angélique, sans insister, but sa seconde tasse de café et se sentit revivre. Kouassi-Bâ avait préparé le breuvage comme elle l'aimait, l'avait bien sucré et y avait ajouté quelques grains de coriandre.
– Kouassi-Bâ, merci à toi, mon ami ! Tu m'as ressuscitée.
– Le maître s'inquiétait, dit le serviteur. Il m'a envoyé te porter du café.
Levant les yeux, Angélique aperçut de loin Joffrey de Peyrac qui regardait dans leur direction. Dans son habit rouge sombre aux reflets de braise qui brillait à chacun de ses mouvements, il était grand, peut-être moins méphistophélique, comme disait Sabine de Castel-Morgeat, mais toujours attirant et un peu inquiétant, même s'il cherchait moins qu'autrefois à provoquer, contraint à plus de ruse et de prudence.
« Il n'a pas changé... »
– Il n'a pas changé, murmura en écho la voix de Sabine de Castel-Morgeat. Il est toujours le même, surtout quand il s'agit de retenir une femme, de la séduire... Et cette femme, c'est vous. De vous rien ne lui échappe, il devine tout... Voyez... Nous parlions... Mais de loin il a remarqué que vous étiez émue, peut-être mal à l'aise... Et il a envoyé Kouassi-Bâ vous porter du café. Où qu'il aille, si vous êtes présente, il vous regarde sans cesse... Personne ne s'en avise... Même pas vous. Mais moi, je le vois... Et ce qu'il a dans ses yeux quand il vous regarde me transperce le cœur. Après tant d'années ! J'aurais espéré, au moins, que le temps me vengerait... Mais il n'en est rien !... Vous avez toujours eu de la chance.
– De la chance, c'est selon.
La porte du passé se referma avec un bruit sourd et elles se retrouvèrent au Canada.
– Vous êtes-vous fait reconnaître de lui ? s'informa Angélique, car Joffrey ne lui avait parlé de rien.
Mme de Castel-Morgeat eut un rire qui ressemblait à un hennissement désenchanté.
– Cela jamais... Je n'ai rien dit et lui ne pouvait pas me reconnaître. Qu'il m'ait remarquée autrefois, cela est certain. J'étais grande et belle. Mais maintenant, je suis vieille et déchue. Tandis que lui est resté le même : magnifique. Et vous aussi. Votre entrée à Québec valait bien celle de Toulouse.
– Sauf que nous avons, comme vous, quelque vingt ans de plus.
– Pas vous ! Vous, vous êtes une créature de vie et de bonheur. Tandis que moi je suis devenue cette femme sans séduction...
– Ah ! Ne recommencez pas, Sabine ! Je vous en prie...
À ce moment le duc de Vivonne sortant de la foule se dirigea vers elles. C'en était trop.
– Savez-vous ce que vous allez faire, Sabine ? fit-elle en se tournant vers Mme de Castel-Morgeat d'un air inspiré. Vous allez avoir l'occasion, ce soir, de vous venger de moi, de m'écarter, de m'effacer, de me rejeter à mon tour dans l'ombre, au point qu'on m'oubliera et qu'on ne verra plus que vous... Je ne serai pas brillante ce soir. Vous connaissez les raisons de ma défaillance et ce ne sont pas les révélations que vous venez de me faire qui contribueront à me remettre d'aplomb. Alors, saisissez l'occasion et rendez-moi service en même temps. Délivrez-moi de ce duc de La Ferté qui m'obsède. J'ai mes raisons de ne pas l'aimer. Écartez-le. Retenez son attention. Une femme habile doit pouvoir y parvenir... Qui sait ? À vous découvrir une vraie femme d'Aquitaine, mon mari vous reconnaîtra peut-être.
– Vous êtes étonnante ! fit Sabine.
Mais elle était piquée au vif et elle se leva subjuguée, tandis qu'une nuance rose montait à ses pommettes. Elle jeta à Angélique un dernier regard indécis.
– Surprenez-le ! s'écria celle-ci. Surprenez-les tous.
Mme de Castel-Morgeat marcha au-devant de M. de La Ferté et du comte de Saint-Edme avec audace. Elle les entraîna aussitôt vers les buffets et ils ne purent résister à son empressement sans risquer de se montrer grossiers.
Angélique soupira d'aise.
Bardagne vint s'asseoir auprès d'elle. Presque tout le monde était arrivé et l'on commençait à s'étonner de ne pas la voir dans les salons.
– Le traité que je viens de passer avec Madame de Castel-Morgeat méritait une éclipse, expliqua-t-elle. Les hommes sont accoutumés à prendre plus de temps dans ce genre de travaux pour moins de résultats. Nous autres femmes nous avons nos méthodes. La vie est amusante, ne trouvez-vous pas ?
– Qu'a-t-elle d'amusant ?
– Eh bien ! Je suis là, vous êtes là ! Le passé et le présent se mêlent.
Elle se leva, posa la main sur le poignet qu'il lui tendait, et ils revinrent tous deux vers les salons. Bardagne ne regrettait plus d'être à Québec. Le monde, sa vie s'arrêtaient là.
La soudaine exubérance de Mme de Castel-Morgeat avait donné un regain d'ardeur à l'entrain général. Et des plus jeunes aux plus âgés, tout le monde parlait, se présentait, s'exclamait, et l'on commençait de danser.
*****
Cette veuve au beau visage qu'on appelait la Dentellière et que courtisait le baron de Vauvenart était venue, se joignant à quelques dames comme elle appartenant aux premières familles de la colonie. Celles qui avaient partagé entre elles le premier pain du premier blé. Ces grandes familles, la plupart très riches aujourd'hui, composaient une aristocratie qui ne frayait guère avec les nouvelles couches d'immigrants.
Vauvenart, sanglé dans un habit de velours prune, le manteau à collet sur l'épaule et l'épée au côté, put lui faire une cour empressée. Il éclatait de satisfaction.
Au cours de la fête, chacun ayant beaucoup bu de part et d'autre, le marquis de Ville d'Avray dit à Vauvenart, avec une moue :
– La Dentellière ! Vous auriez pu mieux choisir.
Le seigneur acadien faillit avoir une attaque.
– Qu'est-ce que vous dites ? balbutia-t-il, cette femme est admirable !
– Mais elle est la mère de Nicolas Carbonnel, le greffier. Ne le saviez-vous pas ?
En effet, ce fut une surprise pour beaucoup. On n'imaginait pas le greffier du Conseil Souverain ayant une mère et surtout une mère faisant de la dentelle.
Mais Carbonnel était là également avec sa femme – car il avait aussi une épouse – et, en dehors de ses fonctions, il se révélait fort disert, contant de bonnes histoires, et vers la fin de la soirée on avait oublié qu'il était le greffier hargneux, distribuant des amendes.
Après la Dentellière était arrivée Mme Le Bachoys.
La Polak disait que Mme Le Bachoys était une « drôle ». Elle n'en disait pas plus d'ailleurs car Mme Le Bachoys avait le talent d'inspirer de l'estime et même une affection indulgente à tous. On l'appelait « la consolation des affligés... » ou « l'auberge accueillante ».
Les plaisanteries n'allaient pas plus loin.
Elle s'habillait en dépit du bon sens. Elle disait que, dans les affaires galantes, les vêtements étant faits pour être ôtés, elle ne voyait pas pourquoi il fallait leur accorder tant d'importance auparavant.
Elle faisait refaire les toilettes qu'on lui apportait de France. On aurait dit qu'il fallait absolument qu'elle se rapprochât le plus possible des nippes à la mode d'Henri IV que sa grand-mère qui l'avait élevée lui avait fait endosser en sa jeunesse et dont elle déclarait qu'elle s'était trouvée fort bien. Ayant eu dès l'âge de seize ans plus qu'il ne fallait de soupirants, elle ne voyait aucune nécessité à abandonner une mode qui lui avait si bien réussi.
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