*****
Lorsque Angélique la rejoignit un peu plus tard dans le salon de l'appartement, Sabine de Castel-Morgeat avait perdu son expression morose et il y avait même un vague sourire qui adoucissait sa belle bouche, discrètement fardée ce soir-là.
– Vous l'avez fait exprès ! dit-elle.
– Sabine, vous savez fort bien que ce ne sont pas de ces choses que l'on peut faire entrer avec certitude dans un plan de réconciliation...
– Oui, mais le hasard est toujours avec vous. Le moindre incident tourne à votre profit. Me voici désarmée...
Angélique alla à elle spontanément, les mains tendues.
– Sabine, ne pouvons-nous être amies ?
Sabine de Castel-Morgeat haussa les épaules avec un sourire triste et résigné, mais elle se laissa prendre les mains et elles se regardèrent avec franchise.
– Je n'ai jamais éprouvé pour vous d'antipathie, malgré ce que vous avez fait contre nous à notre arrivée, dit Angélique.
La femme du gouverneur militaire rougit.
– J'étais folle, je vous haïssais... Mais je... Je ne croyais pas que le canon allait partir... Encore une maladresse de ma part...
– Heureusement qu'elle n'a pas été complète, ne put s'empêcher de dire Angélique. Mais pourquoi me haïssez-vous donc tant ? On dirait que votre haine s'adresse beaucoup plus à ma personne qu'à ce que nous représentons de possibles rivaux pour se disputer les territoires du Nouveau Monde ou, comme on le craignait avant notre venue ici, que nous soyons complices des Anglais pour nuire à la Nouvelle-France.
– C'est vous que je hais, en effet, dit Sabine de Castel-Morgeat en détournant le regard.
Mais elle se cramponnait aux mains d'Angélique comme en proie à un conflit intérieur douloureux.
– Pourquoi ? Que vous ai-je fait ?
– Vous avez toujours eu tout... Tout ce que je n'ai pas moi-même. Vous plaisez, vous inspirez l'amour... alors que moi dès que je parais, je sens qu'il y a quelque chose qui ne va pas. On se tait. Les hommes se détournent. Madame de Mercouville me l'a dit souvent... oh, dans une bonne intention, la chère âme, me recommandant de faire un effort... Mais dans quel sens cet effort ? Je suis laide...
– Mais non ! Quelle sottise !
– Je sais ce que je dis... On me l'a assez fait comprendre.
Elle arracha ses mains de celles d'Angélique et marcha de long en large avec agitation. Elle effleurait son front de ses doigts, d'un air égaré.
– Non ! Trop de choses nous séparent, Angélique ! Je ne peux pas oublier... vous avez brisé ma vie !
– Moi ? À ce point ! Sabine, vous dramatisez tout.
– Vous m'avez pris l'homme de ma vie, cria-t-elle.
Angélique ouvrit à la fois la bouche et de grands yeux. Hélas ! L'imagination tourmentée de Sabine de Castel-Morgeat recommençait à battre la campagne Voulait-elle parler du Père d'Orgeval ?
– L'homme de votre vie ? Sabine, lequel ?
– Oui, en effet ! s'exclama Mme de Castel-Morgeat en retrouvant son rire sarcastique. Existerait-il un homme pour m'aimer ? Et j'oubliais que vous avez le choix, vous ! Lequel parmi tous ceux qui, aujourd'hui, vous font la cour, aurait pu auparavant me vouer un certain sentiment qui, naturellement, serait balayé dès votre apparition ?
Elle se redressait, vibrant d'un mélange d'indignation et de souffrance qui faisait briller ses yeux noirs comme des escarboucles. Elle eut un geste impérieux vers la porte qui ouvrait sur la galerie de l'étage et le grand escalier de pierre.
– Descendons ! Je vous le montrerai.
Dans sa robe noire dont la traîne prolongeait la ligne de son bustier, raide et baleiné, elle avait l'air d'une reine de tragédie.
– Sabine, vous êtes belle ! s'écria Angélique. Si vous vous voyiez en ce moment dans le miroir, vous seriez convaincue.
Mme de Castel-Morgeat frémit comme frappée par la foudre, et la fixa, les prunelles dilatées.
– Et c'est vous qui me dites cela... Vous, ma rivale, Ah ! C'est trop fort !
Elle ployait comme sous un coup trop rude puis se redressait. La lueur dans ses yeux rappelait celle qui brillait dans ceux des guerriers qui marchent vers un combat longtemps souhaité.
– Allons ! répéta-t-elle.
Angélique la suivit, très intriguée. Le brouhaha montant du vestibule et des salons lui apportait l'écho de ces nombreuses voix masculines se saluant et s'interpellant avec cordialité.
« Lequel de ces hommes lui aurais-je donc volé ? » s'interrogeait-elle. « Quoi qu'il en soit je vais pouvoir la rassurer bien vite. Son mari ? Certes non. Frontenac ? Fort séduisant, je n'en disconviens pas, mais il se montre courtois avec toutes les dames et guère plus avec moi qu'avec les autres... L'intendant ? Il n'est pas très plaisant, mais il faut reconnaître qu'il a son charme quand on le connaît mieux et il ne manque pas de succès. Mlle d'Hourredanne en est folle et Mme d'Aubrun boit chacune de ses paroles comme un élixir. »
Elles s'arrêtèrent au seuil des grands salons, tout à fait indifférentes à l'intérêt qu'elles suscitèrent en se présentant ainsi côte à côte.
– Eh bien ! Sabine, dit Angélique, désignez-le-moi.
L'autre hésitait.
– ... Sabine, vous en avez trop dit ! Parlez maintenant. Que signifie cette accusation... Moi, briser votre vie ?... Comment l'aurais-je pu ?
Sabine devenait pâle. On sentait qu'elle était sur le point de livrer un secret terrible et qui n'avait jamais franchi ses lèvres.
– Vous me l'avez pris, gémit-elle.
– Mais qui cela ?
– Lui !
Elle prononçait ce mot avec douleur et passion.
– Lui, répéta-t-elle en étendant le bras.
Angélique suivit la direction de ce bras et n'aperçut que Joffrey de Peyrac, son mari, qui donnait la réplique à Frontenac au milieu d'une assemblée d'hommes et de femmes déjà fort gais.
Elle tourna vers Sabine de Castel-Morgeat un regard incompréhensif. Alors celle-ci parut se jeter à l'eau.
– Je suis la nièce de Carmencita, déclara-t-elle comme si cela expliquait tout.
Chapitre 44
Ayant affirmé, « Je suis la nièce de Carmencita », Sabine de Castel-Morgeat attendit, muette et immobile comme une statue de sel. Angélique aurait cru à sa folie déclarée si ce nom de Carmencita ne lui avait pas rappelé quelque chose. Derrière ce nom était la clé de l'énigme.
– Ne vous souvenez-vous pas ? insista Sabine de Castel-Morgeat. Voyons, faites un effort. Carmencita de Mordorés qui était alors la maîtresse de celui que vous veniez pour épouser à Toulouse.
– Toulouse ! répéta Angélique, cela remonte donc aussi loin...
– Pas pour moi... C'est proche. C'est hier. Voilà pourquoi votre présence m'est intolérable, j'ai trop souffert en ce temps-là.
– Allons nous asseoir, dit Angélique, et expliquez-vous.
Elles traversèrent les salons en se frayant un passage, saluant et souriant machinalement, mais personne ne songea à les arrêter tant on était stupéfait de les voir ensemble.
Elles trouvèrent un coin discret dans un boudoir attenant où déjà quelques couples s'étaient rejoints et échangeaient des confidences tout en surveillant par la porte grande ouverte l'arrivée des invités et l'ordonnance des cérémonies afin de ne pas manquer le signal de se rendre dans la salle de banquet.
– Parlez maintenant, dit Angélique. Si je comprends bien, vous vous trouviez à Toulouse lorsque j'y ai été conduite pour épouser Monsieur de Peyrac.
– Oui. J'avais vingt ans. Ma tante, Carmencita de Mordorés, m'avait emmenée comme suivante. Je quittais pour la première fois mon vieux château béarnais. Ma famille est d'origine cathare. C'est-à-dire que j'avais vécu jusque-là de façon austère. Et tout à coup, en arrivant au Palais du Gai Savoir à Toulouse, je découvrais toutes les beautés et les plaisirs du monde, un luxe inimaginable, les charmes de l'esprit, de la poésie, la riche culture intellectuelle de mon pays, une licence amoureuse que ces déploiements paraient d'une sorte de vertu, celle d'honorer la créature humaine et de répondre aux vœux de son Créateur qui la voulut heureuse. Comment ne pas être fascinée ? Et surtout par celui qui ordonnait cette fête perpétuelle : Joffrey de Peyrac de Morens d'Irristru, le grand seigneur qui régnait sur Toulouse. Il avait déjà la stature qu'on lui retrouve aujourd'hui mais plus méphistophélique un peu effrayant. Il accentuait ce côté provocant parce qu'il était né pour être le premier homme de sa province et tout le monde le sentait.
« Ma tante Carmencita était folle de lui. Elle avait trente ans et avait toujours mené une vie dissolue C'est pourquoi elle me considérait de haut. Il faut reconnaître qu'elle était intelligente et cultivée. Pourtant, je crois qu'il s'est assez vite lassé d'elle et par deux fois, elle s'était enfuie en Espagne puis était revenue. Moi, je réussissais entre-temps à demeurer à Toulouse.
– Je me souviens d'elle, maintenant. Carmencita cette folle qui, déguisée en nonne hystérique, a témoigne plus tard au procès de Joffrey, l'accusant de l'avoir envoûtée.
– Pour se venger de lui et de ses dédains. Vous comprenez maintenant pourquoi j'éprouve à votre égard tant de rancune.
– Prenez-vous donc tellement fait et cause pour votre tante ?
– Non, mais moi aussi j'étais concernée. Moi aussi j'étais amoureuse de lui..., dit Sabine avec véhémence
Elle haussa les épaules et poussa un profond soupir
– Qui ne l'était pas ?
– Comment ne serais-je pas tombée follement amoureuse de lui, poursuivait Sabine de Castel-Morgeat, moi, jeune fille de vingt ans, qui n'avais jamais rêvé et découvrais le sentiment d'aimer pour la première fois. À Toulouse, ma tante m'entretenait sans cesse de lui... Il parlait d'amour dans les assemblées Il chantait selon la tradition des troubadours. On l'appelait : le Magicien...
"Angélique à Québec 2" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique à Québec 2". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique à Québec 2" друзьям в соцсетях.