Sur le point de revêtir la robe de velours rouge, elle n'avait pas les épingles à tête de diamants qui fixaient le corsage. Leur absence ôterait à la toilette de sa magnificence. La robe rouge avait quelque chose d'un peu espagnol qui ne lui seyait pas, surtout ce soir-là où elle se trouvait les traits tirés, les yeux battus. Puis, elle apprit que Joffrey revêtirait son costume rouge dans lequel, avec sa chevelure et ses yeux sombres, il avait l'air d'un Méphisto et cela la décida à rejeter pour elle, sans appel, un ensemble qui était d'un rouge différent, plus franc, le rouge des blondes, et dont le rapprochement nuirait à la présentation de leur couple.
Tant pis ! N'ayant plus le temps d'atermoyer, elle s'était décidée pour la robe bleu pâle, qu'elle avait portée le jour de l'arrivée. On l'avait trouvée belle, et ainsi, elle n'éclipserait personne, laissant aux autres femmes, cette fois, le plaisir d'exposer des toilettes nouvelles. Elle pesta une fois de plus contre les difficultés de s'habiller avec la seule aide de Yolande, maudit une fois de plus le Roi de France, responsable de la cicatrice qui l'empêchait de dévoiler aux lumières un dos qu'elle savait, pour l'examiner dans le miroir, plus que jamais exemplaire et fait pour attirer l'œil illuminé, voire troublé de ses admirateurs et de ses amoureux. Enfin elle partit le front étreint d'une migraine.
Pour s'encourager elle pensa à ceux et celles qui allaient l'accueillir tout à l'heure, et bien sûr, les plus dévoués, Loménie, Ville d'Avray, Carlon, Frontenac... et l'évêque lui-même qui n'était pas mécontent d'échanger quelques réflexions avec elle.
Et Joffrey serait là ! Serait-elle jamais sevrée de le voir, de l'apercevoir où qu'il fût, comme si c'était le premier jour, dominant les autres plus encore par le rayonnement de son être que par sa forte stature et son élégance ? Tout cela mêlé d'un peu d'agacement de sa part devant le succès qu'il recueillait près des dames, lesquelles n'essayaient pas toujours de ménager l'épouse légitime. Y avait-il quelque chose en lui qui le laissait pressentir accessible ? Il avait toujours gardé le goût de séduire du grand seigneur toulousain.
Elle se piqua avec une épingle et pensa que sa nervosité était due à un mauvais pressentiment. Quelque chose allait se passer à ce bal.
M. de Bardagne provoquerait en duel M. de La Ferté, ou bien Bérengère-Aimée coquetterait de façon si éhontée avec le comte de Peyrac qu'Angélique serait obligée de la remettre à sa place et passerait pour une duègne jalouse et acariâtre, considérant d'un œil amer le triomphe d'une rivale plus jeune qu'elle... C'était accablant.
Là-dessus il y eut un quiproquo comme il en arrive quand tout s'agence mal. Le traîneau qui devait venir la prendre et la conduire au château de Montigny ayant versé dans le petit ruisseau comblé de neige de la Grand-Place, elle l'attendit en vain, comprit qu'elle serait en retard. On lui envoya une chaise et un message. Joffrey de Peyrac s'était rendu seul au château Saint-Louis avec son escorte, croyant qu'elle y était allée de son côté. Cela acheva de l'irriter. Elle trouvait que ses bijoux ne lui allaient pas. Elle remonta chez elle et les changea devant le miroir, tout en se répétant qu'elle aurait préféré rester à la maison et, cette fois, elle ne se trompait pas, c'était une prémonition, il allait arriver quelque chose, soit une de ces catastrophes désastreuses ou des cataclysmes naturels comme ce pays instable en était coutumier : tremblement de terre, tempête démente, apparition de canots en feu dans le ciel, soient provoquées : incendie dévastateur de la ville, une attaque des Iroquois bien capables de vouloir venir ensanglanter les fêtes chrétiennes ou un crime...
Elle arriva en chaise aux abords illuminés de la résidence du gouverneur.
En traversant la cour d'entrée entre la haie des soldats présentant les armes malgré le froid, elle réagit et se souvint qu'à Versailles l'endurance mondaine faisait partie des vertus exigées pour garder les faveurs du Roi. Ses maîtresses, une heure après leurs accouchements, se faisaient un devoir de paraître devant lui le sourire aux lèvres.
Angélique battit l'arrière-ban de ses souvenirs glorieux, redressa les épaules sous le poids de son magnifique manteau de fourrure blanche, pointa un peu du menton afin de ne pas avoir l'air de dérober aux regards un visage dont elle n'était pas ce soir enchantée – mais paraître en avoir conscience serait pis – et réussit à franchir les portes du grand salon, rayonnante.
Frontenac vint au-devant d'elle. Les musiciens sur une petite estrade haussèrent d'un ton les accords comme pour amener l'attention sur son entrée.
Angélique souriait et répondait avec brio aux saluts et compliments de ceux et celles qui, aussitôt, très nombreux l'entouraient.
Elle n'apercevait pas le comte de Peyrac. Il y avait déjà foule. Les dames de la Sainte-Famille étaient occupées à présenter quelques-unes des jeunes filles à des officiers et sous-officiers en uniforme, ainsi qu'à trois ou quatre jeunes gens bien mis et avantageux malgré la peau hâlée de leurs visages contrastant avec leurs perruques et leurs jabots de dentelles qu'ils arboraient pour la circonstance.
Angélique voulut aller dans leur direction, mais le cercle de fer de la migraine qui lui serrait les tempes parut se faire plus étroit encore et se compliqua de vertiges et de nausées. Elle dut s'arrêter, ses jambes ne la portant plus. Un sourire figé sur les lèvres, elle se demandait comment elle allait faire face à la situation. Pensant à Versailles elle eut peur. « Et si j'étais empoisonnée ! »
Sur ces entrefaites, la cause très simple et ordinaire de ses malaises lui fut révélée par quelques phénomènes intimes et elle comprit pourquoi elle avait été tellement sur les nerfs depuis quelques heures. C'était le mauvais jour.
Angélique maudit de tout son cœur, et la faute première de notre mère Ève, et les conséquences qui en avaient suivi jusqu'à la fin des temps pour les êtres de son sexe, et sa propre négligence qui lui avait fait oublier au milieu des occupations et des préparatifs des festivités un rappel toujours possible ou prématuré du péché originel.
Pour une catastrophe naturelle et désastreuse, c'en était une en effet et telle que les femmes sont accoutumées à en supporter nombreuses au cours de leur existence et dont elles mettent à dissimuler les inconvénients un héroïsme qui ne se dément jamais.
Prise au piège de la foule, de son rôle qui en faisait la reine de la fête et de sa robe fragile et bleu pâle, Angélique élabora de rapides plans stratégiques qui pourraient la sortir de cette situation épineuse sans trop attirer l'attention.
Après avoir jeté un regard autour d'elle, ne voyant que des valets, ne pouvant même pas découvrir le bonnet d'une camériste à laquelle se confier, elle avisa à quelques pas Mme de Castel-Morgeat qui lui parut en cet instant comme l'image même du salut. Elle se dit que Mme de Castel-Morgeat logeant au château Saint-Louis, celle-ci pourrait lui apporter aide discrètement.
La voyant se faufiler entre les groupes pour la rejoindre, Sabine de Castel-Morgeat se détourna et voulut s'écarter mais Angélique put la rejoindre et lui posa la main sur le bras.
– Madame, glissa-t-elle à mi-voix, puis-je vous dire deux mots ?
– Non ! fit l'autre en retirant son bras avec violence.
Elle était outrée. Jusqu'alors elle avait toujours réussi à éviter Angélique et cette attaque brusque la prenait de court.
Elle en tremblait, car elle était fort émotive.
– Comment osez-vous m'aborder ?
– Sabine, vous seule pouvez me secourir. Je suis dans le plus grand embarras. Je ne vois que vous pour me tirer d'affaire.
Mme de Castel-Morgeat fut encore plus indignée de voir Angélique essayer la douceur.
– Cherchez-vous à me circonvenir avec votre familiarité ? Ne comptez pas là-dessus. Vous n'êtes pas de mes amies et je ne vous autorise pas à user de mon prénom.
– Ne vous montrez pas méchante, Sabine. Je vous le répète, vous seule pouvez m'aider.
– Voudriez-vous me faire croire que vous manquez d'amis ? Adressez-vous donc à l'un de ces messieurs qui sont tous amoureux de vous ou même à l'évêque puisqu'il paraît qu'il vous a prise en amitié malgré votre impiété.
Angélique se mit à rire, en lui faisant signe de parler moins haut. Elle eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre de quoi il s'agissait et que seule une femme pouvait la prendre en pitié et lui apporter un prompt secours et particulièrement Mme de Castel-Morgeat qui était logée au château Saint-Louis.
– Menez-moi à l'une de vos chambrières ou indiquez-moi l'une de vos servantes...
Son interlocutrice, après avoir été sur le point de faire un esclandre, se calma. Elle rougit, pâlit et eut l'air, fort déconfite en reconnaissant sa bévue. Une fois de plus, elle s'était gendarmée à faux. Mais il est vrai qu'on ne faisait jamais appel en vain à son obligeance, si maladroite fût-elle parfois...
– Suivez-moi dans mon appartement, dit-elle. La fête n'est pas commencée. L'on passe tout juste les rafraîchissements. Vous aurez le temps de vous accommoder avant que l'on ne se mette à table.
Dans l'escalier, elle expliqua :
– Les servantes sont aux cuisines ou dans l'office, de plus elles sont stupides. Ce n'est pas la peine de faire appel à l'une d'elles. Je vais mettre à votre disposition le nécessaire.
– Merci... Ah ma chère ! Je me félicite vraiment de vous voir habiter le château Saint-Louis !
– Vos canons ont démoli ma maison ! rétorqua Sabine de Castel-Morgeat, amère.
Cependant elle ouvrait à Angélique les portes de son appartement et s'empressait avec efficacité. Son agressivité était tombée et l'animosité qui régnait entre elles s'était évaporée comme par enchantement. Leur complicité de femmes victimes de mêmes ennuis avait fait tomber les barrières.
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